Muhammed hassan Chadli
II - Le Cheikh Salâma Hasan ar-Râdî
Rapportons tout d’abord ce que Chacornac a écrit :
« Guénon vivait au Caire discrètement, n’ayant aucune relation avec le
milieu européen : il n’était plus le Français René Guénon
mais le Cheikh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ, ayant adopté us et coutumes de sa nouvelle
patrie .
René Guénon, islamisé et parlant l’arabe sans accent,
sut incarner l’esprit de pauvreté en vivant une vie des plus modestes ; il
alla habiter pendant quelques temps à l’Hôtel Dar al Islam, situé en face de la
mosquée Sayyidnâ El-Hussein, qui renferme les tombeaux de plusieurs descendants
du Prophète .Mosquée Al-Hussein
Un matin, dans cette mosquée, il fit connaissance avec
le Cheikh Salâma Râdî qui appartenait à la branche shâdhilite, la même dont fit
parti le Cheikh Elîsh, son initiateur par personne interposée .
Guénon alla pendant un temps à ses réunions, discutant
avec lui des problèmes religieux . Le Cheikh Salâma Râdî mourut en
1940 » 26.
Ce Cheikh reste toujours assez peu connu aujourd’hui
des lecteurs s’intéressant aux doctrines traditionnelles . L’étude de Michael
Gilsenan 27, pourtant consacrée à ce Maître du Soufisme et à la tarîqa Hâmidiyya Shâdhiliyya qu’ il a
fondée, semble n’avoir été lue que dans les milieux universitaires . Nous nous
proposons de rassembler ici quelques données biographiques et documentaires
concernant ce Cheikh qui a entretenu avec René Guénon des relations discrètes
bien mystérieuses . Dans ce but, nous utiliserons les informations concernant
la vie du Cheikh Salâma Hasan ar-Râdi, contenues principalement dans le livre
de M. Gilsenan 28, en les complétant par les précisions apportées par F. De
Jong dans l’une de ses études précitées 29 .
D’origine modeste, le cheikh est né en 1867 (30) à
Bûlâq, l’un des quartiers pauvres du Caire . Ses ancêtres, qui viennent du
Hijaz 31, font remonter leur généalogie à Hussein . C’est donc un sharîf, un
descendant du Prophète . Son biographe écrit qu’il serait apparenté à Abû
Tâqiyya, riche négociant cairote (fin XVIè-début XVIIè siècles), chef de la
guilde des marchands (shâhbandâr at-tujjâr) . Son grand-père, Hamîd ar-Râdî,
est enterré à Minyâ, où il avait une mosquée . Son oncle paternel, ‘Abd
ar-Rahmân, est connu comme ascète (zâhid) . Son père priait chaque nuit cent
raka’ât 32, et il fit à pied le pèlerinage et les visites pieuses dans les
villes saintes du Hijaz .Vue du Port et de la grande mosquée de Boulaq (Gravure datant de 1809) Artiste : Charles-Louis Balzac
Âgé de six ans, il pouvait écrire le persan . Entre
sept et dix ans, il apprit par cœur le Coran, ainsi que les principes des
mathématiques . A neuf ans, il rédigea un opuscule d’éthique, toujours conservé
dans la bibliothèque de la tarîqa . Trouvant l’enseignement scolaire peu
satisfaisant, il s’orienta alors, pour sa formation intellectuelle et
spirituelle, vers les sciences ésotériques du Soufisme (‘ulûm at-Tasawwuf),
afin d’obtenir « la satisfaction de l’âme et de l’esprit »33.
C’est aussi à la même époque qu’il commença à gagner sa
vie .
Âgé de treize ans, il devint petit commis dans l’un des
organismes de l’ Administration des domaines (Maslaha al-amlâk) . Son grade
était le plus inférieur, et médiocrement payé ; il deviendra finalement
chef de service, poste qu’il occupera alors qu’il était d’autre part à la tête
de sa tarîqa 34 . Il adoptait le costume et les habitudes des lieux où il se
trouvait : à son travail, il s’habillait à l’ européenne ; le reste
du temps, il portait des vêtements traditionnels, et était coiffé d’un tarbouch
orné d’un ruban vert . L’intégralité de son salaire servait à l’entretien de
son logement et au local des réunions 35 . Très attaché à son travail, auquel
il apportait le plus grand soin, il traitait ceux qui étaient sous ses ordres
avec beaucoup d’ égards, quelle que soit la religion à laquelle ils
appartenaient . Beaucoup de chrétiens prirent ainsi l’ habitude de lui rendre visite, même durant
sa retraite professionnelle, afin de le solliciter pour qu’il les aide, ou pour
bénéficier de sa grâce spirituelle .
Parmi les renseignements recueillis oralement par M.
Gilsenan, nous rapporterons l’ « anecdote » suivante : le
supérieur hiérarchique du Cheikh dans l’Administration des domaines, un
Anglais, ne supportait pas que ses disciples vinssent le voir sur son lieu de
travail . Il s’en plaignit au Cheikh . Puis, tandis qu’il descendait les
escaliers, ce directeur dut se pencher pour attacher le lacet de l’une de ses
chaussures . Il fut alors dans l’incapacité de se redresser . Les médecins ne
parvinrent ni à le soulager ni à le guérir . Son épouse fit chercher le Cheikh,
qui pria pour lui . Le directeur recouvrit la santé, et aménagea bientôt un
local spécial au bureau où le Cheikh put recevoir ses disciples 36 .
Le Cheikh se maria deux fois . Sa première épouse
décéda après avoir enfanté quatre fils 37 et deux filles, qui se marièrent avec
des membres de la tarîqa . Il eut de son deuxième mariage des filles et trois
fils : Ibrâhim, l’aîné, lui succèdera à la tête de la tarîqa ; le
second décéda en bas-âge ; le benjamin qui fut dénommé Hamîd .
Il considérait
ses enfants comme ses fils et filles dans le cadre familial ; comme des
frères (ikhwân) lors des réunions (majâlis) de la tarîqa ; et comme des
disciples (murîdûn) au sein de celle-ci, lui-même étant alors dans sa fonction
de Maître spirituel dispensant son enseignement .
C’ est donc jeune adolescent que Salâma entreprend,
selon ‘Amirî, son jihâd, sa guerre sainte, « d’ordre purement intérieur et
spirituel »38, comme nous allons le voir . En effet, sous la guidance de
son Cheikh, qui dirigeait la tarîqa Fâsiyya Shâdhiliyya 39, puis sous la
maîtrise d’un autre Cheikh, al-Qâwuqajî, il s’ adonna assidûment au dhikr, à
l’invocation qui lui avait été conférée : il récita toute les nuits 12 000 fois la formule Lâ ilâha illâ Allâh,
« Nulle divinité sauf Allâh » . Pendant six ans, chaque nuit, il
répéta 30 000 fois le Nom Allâh . Toujours de nuit, pendant deux heures, il
priait sur le Prophète, qu’il vénérait profondément . Il pratiqua aussi la
khalwa, la retraite cellulaire . Il vécut dans la continence durant deux ans, évitant de plus la
promiscuité des femmes . Par son jihâd, il purifia son âme et son tempérament .
Mais cette discipline spirituelle eut sur son corps certains effets,
puisqu’elle provoqua des saignements et le rendit d’une maigreur extrême . A
une date qui n’est pas précisée, il se résolut enfin à « modérer »
ses pratiques ; il mena cependant une vie ascétique jusqu’à son décès .
L’importance d’al-Qâwuqajî (1809-1887) dans la
formation spirituelle, intellectuelle et fonctionnelle de Salâma dit être mise
en évidence 40, alors que la biographie écrite par ‘Amirî ne mentionne pas que
c’est ce Cheikh qui rattacha Salâma à la tarîqa Qâwuqajiyya Shâdhiliyya 41,
organisation initiatique dont Salâma sera l’un des khulafâ’ . Muhammad
al-Qâwuqajî fit le pacte initiatique avec Muhammad al-Bahî, khalîfa très réputé
de la tarîqa Nâsiriyya Shâdhiliyya, alors qu’il étudiait à El-Azhar dans les
années 1830 .En 1849, il entra dans d’autres turuq, notamment dans la Sammâniyya Khalwatiyya, par l’intermédiaire d’ad-Dajânî, le muftî de Jaffa, en Palestine . Dans les années 1860, il était considéré comme l’un des meilleurs représentants de la Shâdhiliyya dans tout le Moyen Orient . Chaque année, il vivait au Caire, puis à Beyrouth, et enfin à La Mekke, passant quatre mois dans chacune de ces villes . Il est connu comme Abû-l-Mahâsin, « Père des bonnes qualités » ou « des beaux mérites ». Il est aussi renommé en tant que « Pôle des arrivants et Secours des cheminants » (Qutb al-wâsilîn wa Ghawth as-sâlikîn) . Salâma Râdî le vénérait comme le plus éminent de ses Maîtres 42.
Au Cheikh al-Qâwuqajî succéda en 1887
Muhammad Abû-l-Fath . Salâma devint, vers la fin du XIXè siècle, son khalîfa
43, « lieutenant », pour le secteur de Bûlâq dans lequel il vivait .
Compte tenu de l’enseignement initiatique qu’il avait reçu et assimilé, et de
ses qualités « personnelles » exceptionnelles, il était tout à fait à
même de remplir toutes les fonctions inhérentes à son statut de khalîfa, et
« tenir lieu » effectivement de Maître spirituel .
Les détails relatifs aux premières
années de la tarîqa Hâmidiyya sont peu abondants dans la biographie d’’Amirî .
Le fait majeur à retenir réside en ce que le Cheikh a établi sa tarîqa sur
Ordre divin (Amru-Llâh), lors d’une vision authentique (ru’ya sâdiqa) 49 . Dans
cette vision unique, le Cheikh entendit un locuteur invisible (hâtif) qui lui
commanda, dans son for intérieur le plus secret, de suivre la voie des awliyâ’
et de créer une nouvelle tarîqa (au sein de la Shâdhiliyyah) . Il se rattacha à
cette voie compte tenu de son « affinité spirituelle » personnelle 50
avec Junayd (vers 830-911) 51, que les shâdhilites vénèrent plus particulièrement,
le considérant comme Shaykh at-Tâ’ifa, « Cheikh de l’Ordre
initiatique » . Sous ce rapport, ils sont les héritiers de Junayd . Mais
il est dit aussi que Junayd est devenu shâdhilite, son « type »
spirituel étant semblable à celui du Cheikh fondateur de la tarîqa, le Cheikh Abû-l-Hasan
ash-Shâdhilî (1196-1258) .
Carte postale de 1920
Lors d’une assemblée rituelle, un
incident survint entre Muhammad Abû-l-Fath et son khalîfa, et ce Cheikh exclut
de cette réunion Salâma Râdî 44 : celui-ci aurait eu une « attitude
provocante » . F. De Jong, qui rapporte ce fait, s’appuie sur des témoignages
de responsables actuels de la tarîqa Qâwuqajiyya .
Il s’abstient de mentionner ceux des
chefs de la tarîqa Hâmidiyya .
Il ne faut tout de même pas oublier que
Salâma Râdî, comme tout Maître authentique, possédait un sens exemplaire des convenances
traditionnelles (adab) . A supposer que le grief reproché soit avéré, il
faudrait, pour pouvoir l’interpréter correctement, connaître l’intention réelle
et l’ « état » (hâl) de Salâma Râdî à ce moment : certains
« écarts », chez tel Maître, ne sont pas toujours faciles à
comprendre, même par d’autres Maîtres . Nous rappellerons, par exemple,
l’ « état déplaisant » montré par Ibn ‘Arabî au Cheikh
Mahdawî et à ses compagnons : sans l’explication fournie par le Cheikh
al-Akbar lui-même, chacun aurait pu être convaincu que celui-ci avait eu alors
une attitude inadmissible, et donc condamnable .
Or, parlant de lui et du Cheikh Mahdawî, Ibn ‘Arabî
précise : « il y eut un manque d’intérêt (‘adam iltifât) à mon égard
et une répugnance (nufûr) à être en accord avec mes desseins et mes
comportements (ou : mes doctrines, madhâhibî) , à cause du défaut
(naqs) qu’il constata en eux . Mais je lui trouvai une excuse en cela, car ce
qui était apparu de mon état, et le témoignage de ce qui fut dit, l’amenèrent à
cela . En effet, je lui avais caché, et à ses fils, ce que j’étais en moi-même
en leur montrant un état déplaisant (sû’ hâlî) » 45 .
Cette exclusion, qui pouvait
n’apparaître que comme une mesure disciplinaire temporaire, incita Salâma à
cesser toute relation d’avec le Cheikh Muhammad Abû-l-Fath, et à déclarer sa
tarîqa indépendante de la tarîqa Qâwuqajiyya . Il confirma cette rupture en ne
retenant désormais que la « chaîne initiatique » (silsila) de la
tarîqa Fâsiyya dans laquelle il avait été initialement rattaché . Le fait
d’adopter cette silsila présentait en outre un double avantage : elle le
reliait à une tarîqa respectée et très célèbre, même si elle avait cessé
d’exister en tant que tarîqa légalement reconnue depuis 1895 ; de plus,
depuis le décès du Cheikh ‘Abd al-Bâqî qui dirigeait la tarîqa Fâsiyya, il n’y
avait plus de Maître à sa tête pouvant revendiquer une quelconque autorité sur
Salâma Râdî . Les membres appartenant au Conseil Soufi (Majlis as-Sûfî) - sur
lequel nous reviendrons – décidèrent de reconnaître officiellement Salâma comme
Cheikh d’une tarîqa indépendante 46 avant la fin de l’année 1906, malgré
l’opposition de Muhammad Abû-l-Fath qui continua à considérer Salâma comme l’un
de ses khulafâ’, et donc soumis à son autorité . 47
Lorsque Tawfîq El-Bakrî démissionna du
poste qu’il occupait au Conseil Soufi comme « Maître des Maîtres »48,
il fut remplacé par son neveu ‘Abd al-Hamîd El-Bakrî . En 1912, celui-ci annula
la décision prise en 1906, ce qui eut comme conséquence de soumettre à nouveau
le Cheikh Salâma à l’autorité du Cheikh dirigeant la tarîqa Qâwuqajiyya,
organisation dans laquelle il n’était que khalîfa .
Ce n’est qu’au décès du dernier Maître
de cette tarîqa, en 1926, que le Cheikh Salâma sera, pour la seconde fois,
reconnu officiellement comme Maître d’une tarîqa indépendante .
Carte postale de 1898
Carte postale de 1898
Les premiers disciples du Cheikh Salâma
furent choisis par lui en fonction de critères précis : bénéficiant de son
éducation spirituelle (tarbiyya), de sa sagesse et de sa science, ils devaient
constituer une véritable élite chargée d’attirer des adhérents pour la nouvelle
tarîqa, tout en étant capables de transmettre l’enseignement du Cheikh . D’où
leur petit nombre initial, dû à une sélection particulièrement sévère . La
sincérité et véracité des intentions des aspirants à s’agréger à la nouvelle
communauté étaient prises en compte, comme leurs capacités à servir les
desseins du Cheikh qui les guidait progressivement sur le chemin menant à la
tarîqa . Les postulants devaient attendre souvent de longs mois avant d’y entrer
éventuellement . Les premiers disciples formés eurent la responsabilité de
propager l’Ordre à travers l’Egypte, établissant des zawâyâ (plur. De zâwiya)
dans tout le pays . Le Cheikh Salâma se rendait régulièrement dans les centres
nouvellement implantés, rencontrant personnellement les disciples attirés par
les responsables locaux de la tarîqa .
On a émis des réserves sur cette
intention originelle, à partir de 1906, qu’avait eue le Cheikh de s’appuyer sur
une telle élite, prétextant que, dans ses premiers écrits, il s’adressait à un
public plus large . C’est oublier que la constitution d’une telle élite est
indépendante de la diffusion plus ou moins répandue d’ouvrages . Ainsi, par
exemple, même si ses livres sont publiés et distribués dans de nombreux pays,
René Guénon a précisé que, dans tout ce qu’il expose, il a toujours entendu
s’adresser exclusivement au « petit nombre de ceux qui seront destinés à
préparer dans une mesure ou dans une autre, les germes du cycle futur » 52
. Et dans le cas du Cheikh Salâma, F. De Jong, qui fait état de ces réserves,
reconnaît, avec M. Gilsenan 53, que
« ce n’est que vers 1930 qu’il se mit à accueillir chaleureusement
comme membre de l’organisation toute personne sans condition » 54,
c’est-à-dire alors qu’il était âgé de plus de soixante ans, et après plusieurs
années suivant la seconde officialisation de la tarîqa (1926) . Un tel
changement ne s’est opéré, d’ailleurs, que suite à un nouvel Ordre divin .
La renommée de Salâma s’étendit alors
rapidement, et il devint « le point de mire de tous les
regards » : il eut bientôt de nombreux disciples, les hommes venant à
lui de toute l’Egypte, conformément à la fonction qui lui était dévolue . Selon
son biographe, Allâh « avait écarté de lui le voile des causes secondes . Il devait « descendre » en ce
monde et se fondre dans le peuple, afin d’aider les gens rencontrant des
difficultés, soigner leurs maladies, rectifier leurs déviations du
« chemin droit », les prenant par la main pour les mener au paradis
de, la perfection » 55 . La « descente en ce monde » correspond
à la réalisation descendante, l’être « missionné » « procédant
directement d’un ordre transcendant et principiel, et exprimant dans le monde
manifesté quelque chose de cet ordre même . Comme la « redescente »
présuppose la « montée » préalable, une telle « mission »
présuppose nécessairement la parfaite réalisation intérieure » 56 .
« Se fondre dans le peuple » indique que le Cheikh appartenait à la
catégorie des Malâmatiyya : « l’apparence « populaire » revêtue
par les initiés constitue à tous les degrés comme une image de la
« réalisation descendante » ; c’est pourquoi l’état des
Malâmatiyya est dit « ressembler à l’état du Prophète, lequel fut élevé
aux plus hauts degrés de la Proximité divine », mais qui, « lorsqu’il
revint vers les créatures, ne parla avec elles que des choses
extérieures », de telle sorte que, « de son entretien intime avec
Dieu, rien ne parut sur sa personne » 57 .
‘Amirî dresse un portrait (pp. 25-27)
plutôt « classique » du Cheikh Salâma, puisqu’il le compare au
thérapeute soignant le disciple de la maladie des vices et des passions, et
purifiant son cœur . Quiconque est dépourvu de Maître, poursuit-il, est semblable
à celui qui voudrait obtenir la guérison en s’adressant à quelqu’un qui n’est
pas médecin . En tant que Maître de la Voie d’Allâh, le Cheikh Salâma devait
être vénéré (ihtirâm) et servi (khidma) par ses disciples ; mais, comme
tout Maître authentique, il savait que la maîtrise spirituelle n’est pas
uniquement un privilège, mais qu’elle est aussi un service, ce qui explique son
appellation de « serviteurs des pauvres » en Allâh
(khâdimu-l-fuqarâ’), titre bien proche, d’ailleurs, de celui de
« serviteur des serviteurs de Dieu » attribué au pape depuis le VIè
siècle 58 . Le Cheikh est évidemment un père spirituel qui prend intégralement
en charge le disciple, celui-ci s’en remettant à lui en toute affaire : il
favorise ainsi l’ « arrivée » à Allâh (wusûl ilâ-Llâh) . Il lui arrivait aussi
d’agir tel un policier poursuivant un criminel qui, une fois arrêté, ne serait
pas puni, mais amené devant Allâh : au contact du Cheikh Salâma, plusieurs
voleurs cessèrent d’ailleurs leur coupable industrie (pp. 164 et 180) . C’est
pourquoi ce Guide parcourait les rues des villes et des villages : il
était chargé de rassembler tous ceux qui s’écartaient de la Loi, et les
ramenait dans le « chemin droit » (sirâta-l-mustaqîm) .
Cet aspect de sa fonction s’inscrit
dans le processus de la réalisation descendante, les saints renvoyés vers les
créatures ayant pour mission de rappeler celles-ci à Allâh .
Médecin, le Cheikh était aussi docteur,
possédant à la fois la science (‘ilm) et la connaissance (ma’rîfa) . Son
enseignement concernait les sciences de la Vérité ésotérique et les sciences de
la Loi (‘ulûm al-Haqîqa wa ‘ulûm ash-Sharî’a) .
Vis-à-vis de l’ensemble de ses
disciples, il privilégiait principalement l’interprétation des lois
religieuses, des prières et des œuvres d’adoration . En comité plus restreint,
il dégageait le sens des distinctions doctrinales constatables entre les quatre
écoles juridiques orthodoxes de l’Islam, celles d’Ibn Hanbal, d’Abû Hanîfa,
Mâlik et Shâfi’î 59 ; il s’intéressait aussi aux Traditions prophétiques
et aux commentaires coraniques . Et pour ceux capables d’entendre des
enseignements ésotériques, il traitait des questions relatives au rejet des
passions mondaines, à l’assainissement de l’âme et à la purification du cœur .
Il considérait le Soufisme comme la connaissance permettant de purifier l’âme
des ses caractères blâmables, et d’orienter le cœur dans la meilleure direction
. Il enseignait qu’il faut aimer Allâh parce qu’Il est Allâh, et non par
crainte de l’Enfer ou par désir ardent du Paradis . Il insistait sur le
caractère sans importance de ce monde , même s’il est fait d’or, et sur le fait
qu’il est préférable de se tourner vers l’autre monde, même s’il est constitué
d’argile : « ne t’attache pas au monde, et ne le néglige pas ;
prends uniquement ce qui t’est nécessaire, et abandonne le reste à quiconque le
désire » .
Il prônait l’amour (al-mahabba) dans
toutes les formes de relations, non seulement dans celle concernant les
disciples de sa tarîqa, de frère à frère 60, mais surtout dans celle que chacun
doit avoir pour Allâh, cet amour logé perpétuellement dans le cœur de l’amant
(al-muhibb) envers son Bien-Aimé (al-Mahbûb) . Cet amour porté à Allâh est
l’origine de toute œuvre en ce monde, et on dit du Cheikh Salâma qu’il rappela,
au sein de la Shâdhiliyya, l’importance de l’amour du prochain et de la piété
qui avaient décliné depuis le Cheikh Abû-L-Hasan ash-Shâdhilî . Il était aussi
rempli de dévotion pour le Prophète, et nous avons vu plus haut qu’il priait
sur lui pendant deux heures chaque nuit . Cette vénération s’accompagnait d’une
connaissance parfaite de sa « réalité » (haqîqa muhammadiyya) 61 . Il
considérait les awliyâ’, les « saints » ou « amis de
Dieu », comme appartenant à sa famille spirituelle, et célébrait, avec ses
disciples, les jours anniversaires de leurs naissances (mawâlid) .
Parmi les ouvrages écrits par le Cheikh
Salâma, nous allons plus particulièrement nous intéresser à celui qu’il publia
en 1345 H. (=1926), et intitula : Qânûn
(Droit « canonique », Norme, règlement) . C’est lorsque la tarîqa
Hâmidiyya fut à nouveau reconnue officiellement cette année-là que le Cheikh en
rédigea la « charte », en accord avec les principes de l’Islam et
ceux du Soufisme, et inévitablement avec les « Règlements internes des
Ordres soufis » de 1905, dont nous allons nous occuper .
A cette époque, sa tarîqa fait partie
de la trentaine de turuq environ officiellement reconnues comme ayant un statut
légal . Celui-ci était conféré par une
administration centrale réglementant l’ensemble des Ordres initiatiques de
l’Islam, le Conseil Soufi (Majlis as-Sûfî), chaque tarîqa bénéficiant ainsi
d’une autonomie relative pour sa propre organisation 62 . Compte tenu de son
importance en Egypte, pays dans lequel vivra pendant près de vingt-et-un
ans René Guénon ou, plus exactement, le Cheikh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ, et de ce
que nous rapporterons plus loin, il nous semble opportun de nous arrêter tout
d’abord sur ces aspects administratifs et juridiques, quelque peu surprenants
pour bien des lecteurs de l’œuvre de Guénon ayant naturellement tendance à
privilégier, à juste titre, les aspects initiatiques, spirituels et
intellectuels de ces Ordres . Avant de revenir en détail sur les incidences de
ce processus de « fixation », nous traiterons tout d’abord de ces
aspects institutionnels et réglementaires des organisations soufies, utilisant
des renseignements et précisions contenues dans le livre déjà cité de Frederik
De Jong : Turuq and turuq-linked
institutions in nineteenth century Egypt .
26. Michel Vâlsan a précisé que les termes « branche shâdhilite » indiquent une branche de l’organisation initiatique (tarîqa) fondée au VIIè siècle de l’Hégire par le Cheikh Abû-l-Hasan ash-Shâdhili, une des plus grandes figures spirituelles de l’Islam, qui fut aussi Pôle ésotérique de la tradition » (op. cit. , p. 30) .
27. Saint and Sufi in modern Egypt, Clarendon Press, Oxford, 1973 .
28. Elles sont elles-mêmes tirées de la biographie du Cheikh, achevée en 1956 : Sîra al-Hâmidiyya ( Histoire de la Hâmidiyya ), écrite par Sayf an-Nasr Muhammad al-‘Amirî (Le Caire, 1956), et reposent sur des renseignements recueillis oralement par l’auteur en 1964-1966 auprès du Cheikh Ibrâhîm Salâma ar-Râdî, qui succéda à son père à la direction de la tarîqa, et des membres de celle-ci . Cf. aussi, de Michael Gilsenan, Recognizing Islam, pp. 82 et suiv., et pp. 229 et suiv., I.B Tauris, London, New-York, 1993 .
29. Turuq, pp. 175 et suiv. Elles proviennent de la biographie d’al-Amirî, et aussi des écrits du Cheikh Salâma Hasan ar-Râdî, Al-Minah al-Hâmidiyya fi-l-hikam wa-l-mawâ’iz ash-shâdhiliyya wa ba’d ahâdith nabawiyya (Les faveurs de la Hâmidiyya concernant les sagesses et conseils spirituels shâdhilites, et quelques traditions prophétiques, Le Caire, 1326), et de son fils, Murshid al-murîd fi-l-fiqh wa-t-tasawwuf wa-t-tawhîd (Le Guide du disciple dans le droit, le Soufisme et la doctrine de l’Unité, Le Caire, 1962) auxquels il faut ajouter des informations obtenues oralement par F. De Jong .
30. Comme les rites anniversaires de sa naissance
commencent le 23 du mois sacré de rajab, le septième de l’année islamique, nous
pouvons en déduire qu’il est né le 20 novembre 1867 ( =23 rajab 1284).
Certains retiennent l’année 1866, ce qui ferait naître le Cheikh le 1er
décembre 1866 (=23 rajab 1283) .
31. « Barrière » montagneuse occidentale de
l’actuelle Arabie Saoudite, située le long de la Mer Rouge .
32. « La rak’a est l’unité fondamentale des
formules et des gestes dont se compose la prière légale appelée salât »
(note de Michel Vâlsan à sa traduction de La Parure des Abdâl d’Ibn ‘Arabî, p. 18, Editions de l’œuvre-Archè, Paris,
1992) .
33. Sîra al-Hâmidiyya, p. 11. Ar-ridâ’, la
satisfaction, provient de la même racine que le nom de famille du Cheikh,
ar-Râdî .
34. Il tenait à ce que chaque membre de sa tarîqa
« trouve un travail ou ait une occupation pour sa propre
subsistance », plutôt que d’être en charge pour la tarîqa (Qânun, art. 43
. Sur ce livre du Cheikh Salâma, cf . infra) .
35 . Il possédait aussi quelques hectares de terres,
mais qui ne lui rapportaient rien puisqu’il n’avait pas le temps de les entretenir
.
36. Non sans raison, M. Gilsenan classe ce qui précède
dans la rubrique concernant les miracles (karâmât) du saint (p. 24) . .
37. L’un d’ eux décédera dans sa jeunesse .
38. René Guénon, Le
Symbolisme de la Croix, chap. 8 . Il s’agit ici de « la grande guerre
sainte » (al-jihâdu-l-Akbar), qui est « la lutte de l’ homme contre
les ennemis qu’il porte en lui-même, c’ est-à-dire contre tous les éléments
qui, en lui, sont contraires à l’ ordre et à l’unité . Il ne s’ agit pas, d’
ailleurs, d’anéantir ces éléments, qui, comme tout ce qui existe, ont aussi
leur raison d’être et leur place dans l’ensemble ; il s’agit plutôt […] de
les « transformer » en les ramenant à l’unité, en les y résorbant en
quelque sorte »(Ibid.) .
39. Les responsables de cette tarîqa précisent que
c’est avec Muhammad Ahmad al-Makkâwî qu’il fit le pacte initiatique . Cette
tarîqa remonte à Muhammad al-Fâsî (décédé en 1872), Maître marocain vivant à la
Mekke, qui avait été rattaché au Soufisme par al-Madanî, un disciple direct du célèbre
Cheikh Darqâwî .
40. Cela a déjà été fait par F. De jong
(cf. Turuq, op. cit., pp. 176-177) .
41. Ce qui explique probablement que
certains membres actuels de la tarîqa Hâmidiyya refusent d’admettre ce fait .
42. Cf. Salâma Hasan ar-Râdî, Al-Minah al-Hâmidiyya, op. cit., p. 102
.
49. On rapporte les traditions prophétiques suivantes : « Les visions viennent d’Allâh et les rêves de Satan » ; « La vision d’un croyant est la quarante sixième partie de la prophétie » ; « « Le Prophète a dit : « de la prophétie, il ne reste plus maintenant que les porteuses de bonnes nouvelles » . On lui dit : « quelles sont les porteuses de bonnes nouvelles ? » Il répondit : « ce sont les visions des hommes pieux » » . On se souviendra de l’importance des « visions » pour la désignation du Cheikh al-‘Alâwî à la tête de la tarîqa dirigée précédemment par le Cheikh Bûzîdî (cf. Martin Lings, Un saint musulman du vingtième siècle, Editions Traditionnelles, pp. 75-80, Paris, 1967 ; Michel Vâlsan, op. cit., pp. 48-50) . Toutefois dans le cas du Cheikh ar-Râdî, il ne semble pas que d’autres visions confirmatives aient été mentionnées .
43. Notons qu’il est d’usage, en
Egypte, d’appeler Cheikh celui qui exerce la fonction de khalîfa .
44. De Jong, op., cit., p. 176, n. 209.
45. Futûhât al-Makkiyya, vol. I, pp. 69-70, Ed. Osman Yahya. Claude Addas analyse ce
passage dans Ibn ‘Arabî ou la quête du
Soufre Rouge, pp. 145 et suiv., Gallimard, Paris, 1989 .
46. Quand un khalîfa devient le chef
d’une tarîqa indépendante comme c’est le cas ici pour Salâma, il y remplit la
fonction de Cheikh, ce qui implique notamment pour lui la possibilité de nommer
à son tour d’autres khulafâ’ . D’autre part, la condition nécessaire pour
constituer valablement une branche d’une tarîqa est d’être le représentant
d’une chaîne initiatique (silsila) authentique, (et non pas, selon Guénon,
d’une « personnalité » quelconque) pour lui, en effet, seul compte le
Maître fondateur de chaque tarîqa . D’ailleurs, la baraka d’un tel Maître peut
fort bien, lorsqu’il n’y a pas de Cheikh présentement vivant, suffire dans
certains cas, par la seule « vertu de ce simple rattachement à la
silsila » (Initiation et réalisation
spirituelle, chap. 24) .
47. Les statuts de la tarîqa Hâmidiyya,
en dépit de leur légitimation officielle depuis plus d’un siècle, ne sont
toujours pas reconnus par les responsables et membres de la tarîqa Qâwuqajiyya
(cf. De Jong, Turuq, op. cit., p. 177, et n. 211) . On perçoit encore (cf.
Ibid., n. 212) chez les chefs et les disciples de celle-ci, voire chez des
membres d’autres turuq, et malgré tout ce temps, une certaine acrimonie envers
le Cheikh Salâma Hasan ar-Râdî …
48. Nous reparlerons plus loin de ce
Maître et de la signification « administrative » de sa fonction au
sein de ce Conseil .
49. On rapporte les traditions prophétiques suivantes : « Les visions viennent d’Allâh et les rêves de Satan » ; « La vision d’un croyant est la quarante sixième partie de la prophétie » ; « « Le Prophète a dit : « de la prophétie, il ne reste plus maintenant que les porteuses de bonnes nouvelles » . On lui dit : « quelles sont les porteuses de bonnes nouvelles ? » Il répondit : « ce sont les visions des hommes pieux » » . On se souviendra de l’importance des « visions » pour la désignation du Cheikh al-‘Alâwî à la tête de la tarîqa dirigée précédemment par le Cheikh Bûzîdî (cf. Martin Lings, Un saint musulman du vingtième siècle, Editions Traditionnelles, pp. 75-80, Paris, 1967 ; Michel Vâlsan, op. cit., pp. 48-50) . Toutefois dans le cas du Cheikh ar-Râdî, il ne semble pas que d’autres visions confirmatives aient été mentionnées .
50. La notion d’ « affinité
spirituelle » repose sur une base qui s’intègre dans le cadre plus général
de la « technique » initiatique, et ne se réduit donc pas à un simple
choix d’ordre individuel .
51. Sur ce Maître, cf. Ali Hassan
Abdel-Kader, The life, personality and
writings of al-Junayd (éd. Arabe et trad. Anglaise, Luzac, London, 1976) ;
Junayd, Enseignement spiritual (trad. française par Roger
Deladrière, Sindbad, Paris, 1983) .
52. Avant-propos du Règne de la quantité . Fondamentalement,
Guénon n’écrit que pour des « exceptions individuelles », pour
quelques « rares exceptions » . Bien sûr, « chacun se croit volontiers
destiné à être parmi les
exceptions » ! (Aperçus sur
l’ésotérisme chrétien, chap. 2) .
53. Op. cit., p. 40.
54. Sufi
orders, op. cit., p. 258 .
55. ‘Amirî, op. cit., p. 149 .
56. René Guénon, Initiation et réalisation spirituelle, chap. 32 . Il
poursuivait : « il n’est pas inutile d’y insister, surtout à une
époque où tant de gens s’imaginent trop facilement avoir des
« missions » plus ou moins extraordinaires, qui faute de cette
condition essentielle, ne peuvent être que de pures illusions » .
57. Ibid., chap. 28 ; les
citations faites par Guénon proviennent de la traduction partielle du traité Principes des Malâmatiyya reproduite
dans l’article d’ ‘Abdu-L-Hâdî (Aguéli) : « El-Malâmatiyya » (La
Gnose, mars 1911 ; Le Voile d’Isis, octobre 1933) .
58. Selon une tradition prophétique,
« le chef (ou : seigneur, sayyid) d’un groupe est leur serviteur
(khâdimu-hum) » .
59. Ce qui suggère qu’il expliquait,
dans son enseignement oral, ces distinctions, ou divergences juridiques en
fonction de son propre effort d’interprétation de la Loi (ijtihâd) . Sur cette
question, chez Ibn ‘Arabî comme fondateur d’une « école juridique
akbarienne », cf . Michel Chodkiewicz, Un
océan sans rivage, pp. 76-80, Le Seuil, Paris, 1992 .
60. Il désapprouvait grandement ceux de
ses disciples fortunés qui n’utilisaient pas leurs richesses pour le bien de
tous . La cohésion de la tarîqa se remarque notamment dans l’aide apportée par
le Cheikh, par ses délégués et, d’une façon générale, par n’importe lequel de
ses membres, à quiconque en a besoin, sur les plans spirituel et matériel,
« personnel » et familial, ect…
61. En termes hindous, nous dirions
qu’il était à la fois un bhakta, empli d’adoration pour Allâh, de vénération
pour le Prophète et les saints, d’amour pour ses disciples et envers les créatures,
« participant » effectivement de l’essence divine (pour ce dernier
point, cf. Etudes sur l’Hindouisme,
p. 228), et un authentique jnânî, un pur connaissant .
62. René Guénon suggère qu’il avait
connaissance de l’organisation de ces Ordres initiatiques, puisqu’il reproche à
Goldziher de n’en avoir pas parlé dans Le Dogme et la Loi de l’Islam (cf. compte rendu, publié dans la Revue de Philosophie, n° de sept.-oct.
1921) .
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