Symboles de la Science sacrée, René Guénon, éd.
Gallimard, 1962, XLVI
« Rassembler ce qui est épars »1
Dans un de nos ouvrages2, à propos du Ming-tang et de
la Tien-ti-Houei, nous avons cité une formule maçonnique d’après laquelle la
tâche des Maîtres consiste à « répandre la lumière et rassembler ce qui est
épars ». En fait, le rapprochement que nous faisions alors portait seulement
sur la première partie de cette formule3 ; quant à la seconde partie, qui peut
sembler plus énigmatique, comme elle a dans le symbolisme traditionnel des
connexions très remarquables, il nous paraît intéressant de donner à ce sujet
quelques indications qui n’avaient pu trouver place en cette occasion.
Pour comprendre aussi complètement que possible ce dont
il s’agit, il convient de se reporter avant tout à la tradition védique, qui
est plus particulièrement explicite à cet égard : suivant celle-ci, en effet, «
ce qui est épars », ce sont les membres du Purusha primordial qui fut divisé au
premier sacrifice accompli par les Dêvas au commencement, et dont naquirent,
par cette division même, tous les êtres manifestés4. Il est évident que c’est
là une description symbolique du passage de l’unité à la multiplicité, sans
lequel il ne saurait effectivement y avoir aucune manifestation ; et l’on peut
déjà se rendre compte par-là que le « rassemblement de ce qui est épars », ou la
reconstitution du Purusha tel qu’il était « avant le commencement », s’il est
permis de s’exprimer ainsi, c’est-à-dire dans l’état non manifesté, n’est pas
autre chose que le retour à l’unité principielle.
[1] Publié dans É. T., oct.-nov. 1946.
[2] La Grande Triade, ch. XVI.
[3] La devise de la Tien-ti-Houei dont il
s’agissait est en effet celle-ci : « Détruire l’obscurité (tsing), restaurer la
lumière (ming). »
[4] Voir Rig-Véda, X, 90
Ce Purusha est identique à Prajâpati, le « Seigneur des
êtres produits », ceux-ci étant tous issus de lui-même et étant par conséquent
regardés en un certain sens comme sa « progéniture1 » ; il est aussi
Vishwakarma, c’est-à-dire le « Grand Architecte de l’Univers », et, en tant que
Vishwakarma, c’est lui-même qui accomplit le sacrifice en même temps qu’il en
est la victime2 ; et, si l’on dit qu’il est sacrifié par les Dêvas, cela ne
fait aucune différence en réalité, car les Dêvas ne sont en somme rien d’autre
que les « puissances » qu’il porte en lui-même3.
Nous avons déjà dit, à diverses reprises, que tout
sacrifice rituel doit être regardé comme une image de ce premier sacrifice
cosmogonique ; et, dans tout sacrifice aussi, comme l’a fait remarquer M. Coomaraswamy,
« la victime, ainsi que les Brâhmanas le montrent avec évidence, est une
représentation du sacrifiant, ou, comme l’expriment les textes, elle est le
sacrifiant lui-même ; en accord avec la loi universelle suivant laquelle
l’initiation (dîkshâ) est une mort et une renaissance, il est manifeste que l’«
initié est l’oblation » (Taittiriya Samhitâ, VI, 1, 4, 5), « la victime est
substantiellement le sacrifiant lui-même » (Aitarêya Brâhmana, II, 11)4. Ceci
nous ramène directement au symbolisme maçonnique du grade de Maître, dans
lequel l’initié s’identifie en effet à la victime ; on a d’ailleurs souvent
insisté sur les rapports de la légende d’Hiram avec le mythe d’Osiris de sorte
que, quand il est question de « rassembler ce qui est épars », on peut penser
aussitôt à Isis rassemblant les membres dispersés d’Osiris ; mais précisément,
au fond, la dispersion des membres d’Osiris est la même chose que celle des
membres de Purusha ou de Prajâpati : ce ne sont là, pourrait-on dire, que deux
versions de la description du même processus cosmogonique dans deux formes
traditionnelles différentes.
[1] Le mot sanscrit prajâ est identique au latin
progenies.
[2] Dans la conception chrétienne du sacrifice, le
Christ est aussi à la fois la victime et le prêtre par excellence.
[3] En commentant le passage de l’hymne du Rig-Véda
mentionné ci-dessus dans lequel il est dit que c’est « par le sacrifice que les
Dêvas offrirent le sacrifice », Sâyana dit que les Dêvas sont les formes du
souffle (prâna-rûpa) de Prajâpati. – Cf. ce que nous avons dit au sujet des
anges dans Monothéisme et Angélologie. Il est bien entendu que, en tout ceci,
il s’agit toujours d’aspects du Verbe divin auquel s’identifie en définitive
l’« Homme universel ».
[4] Atmayajna : Self sacrifice, dans le Harvard Journal
of Asiatic Studies, numéro de février 1942.
Il est vrai que, dans le cas d’Osiris et dans celui
d’Hiram, il ne s’agit plus d’un sacrifice, du moins explicitement, mais d’un
meurtre ; mais cela même n’y change rien essentiellement, car c’est
véritablement la même chose qui est envisagée ainsi sous deux aspects
complémentaires, comme un sacrifice sous son aspect « dévique », et comme un meurtre
sous son aspect « asurique1 » ; nous
nous contentons de signaler ce point en passant, car nous ne pourrions y
insister sans entrer dans de trop longs développements, étrangers à la question
que nous avons en vue présentement.
De même encore, dans la Kabbale hébraïque, bien qu’il
ne soit plus question proprement ni de sacrifice ni de meurtre, mais plutôt
d’une sorte de « désintégration » dont les conséquences sont d’ailleurs les
mêmes, c’est de la fragmentation du corps de l’Adam Qadmon qu’a été formé
l’Univers avec tous les êtres qu’il contient, de sorte que ceux-ci sont comme
des parcelles de ce corps, et que leur « réintégration » dans l’unité apparaît
comme la reconstitution même de l’Adam Qadmon. Celui-ci est l’« Homme Universel
», et Purusha, suivant un des sens de ce mot, est aussi l’« Homme » par
excellence ; c’est donc bien toujours exactement de la même chose qu’il s’agit
en tout cela. Ajoutons à ce propos, avant d’aller plus loin, que, le grade de
Maître représentant, virtuellement tout au moins, le terme des « petits
mystères », ce qu’il faut envisager dans ce cas est proprement la réintégration
au centre de l’état humain ; mais on sait que le même symbolisme est toujours
applicable à des niveaux différents, en vertu des correspondances qui existent
entre eux2, de sorte qu’il peut être rapporté soit à un monde déterminé, soit à
tout l’ensemble de la manifestation universelle ; et la réintégration dans l’«
état primordial », qui d’ailleurs est aussi « adamique », est comme une figure
de la réintégration totale et finale, bien qu’elle ne soit encore en réalité
qu’une étape sur la voie qui mène à celle-ci.
Dans l’étude que nous avons citée plus haut, A.
Coomaraswamy dit que « l’essentiel, dans le sacrifice, est en premier lieu de
diviser, et en second lieu de réunir » ; il comporte donc les deux phases
complémentaires de « désintégration » et de « réintégration » qui constituent
le processus cosmique dans son ensemble » le Purusha, « étant un, devient
plusieurs, et étant plusieurs, il redevient un ».
[1] Cf. aussi, dans les mystères grecs, le
meurtre et le démembrement de Zagreus par les Titans ; on sait que ceux-ci sont
l’équivalent des Asura de la tradition hindoue. Il n’est peut-être pas inutile
de remarquer, d’autre part, que le langage courant lui-même applique le même
mot « victime » dans le cas du sacrifice et dans celui du meurtre.
[2] C’est de la même façon que, dans le
symbolisme alchimique, il y a correspondance entre le processus de l’« œuvre au
blanc » et celui de l’« œuvre au rouge », si bien que le second reproduit en
quelque sorte le premier à un niveau supérieur.
La reconstitution du Purusha est opérée symboliquement,
en particulier, dans la construction de l’autel védique, qui comprend dans ses
différentes parties une représentation de tous les mondes1 ; et le sacrifice,
pour être correctement accompli, demande une coopération de tous les arts, ce
qui assimile le sacrifiant à Vishwakarma lui-même2. D’autre part, comme toute
action rituelle, c’est-à-dire en somme toute action vraiment normale et
conforme à l’« ordre » (rita), peut être regardée comme ayant en quelque sorte
un caractère « sacrificiel », suivant le sens étymologique de ce mot (de sacrum
facere), ce qui est vrai pour l’autel védique l’est aussi, d’une certaine façon
et à quelque degré, pour toute construction édifiée conformément aux règles
traditionnelles, celle-ci procédant toujours en réalité d’un même « modèle cosmique », ainsi que nous l’avons
expliqué en d’autres occasions3. On voit que ceci est en rapport direct avec un
symbolisme « constructif » comme celui de la maçonnerie ; et d’ailleurs, même
au sens le plus immédiat, le constructeur rassemble bien effectivement des
matériaux épars pour en former un édifice qui, s’il est vraiment ce qu’il doit
être, aura une unité « organique », comparable à celle d’un être vivant, si
l’on se place au point de vue microcosmique, ou à celle d’un monde, si l’on se
place au point de vue macrocosmique.
Il nous reste encore à parler quelque peu, pour
terminer, d’un symbolisme d’un autre genre, qui peut sembler très différent
quant aux apparences extérieures, mais qui pourtant n’en a pas moins, au fond,
une signification équivalente : il s’agit de la reconstitution d’un mot à
partir de ses éléments littéraux pris d’abord isolément4. Pour le comprendre,
il faut se souvenir que le vrai nom d’un être n’est pas autre chose, au point
de vue traditionnel, que l’expression de l’essence même de cet être ; la
reconstitution du nom est donc, symboliquement, la même chose que celle de
l’être lui-même. On sait aussi le rôle que jouent les lettres, dans un
symbolisme tel que celui de la Kabbale, en ce qui concerne la création ou la
manifestation universelle ; on pourrait dire que celle-ci est formée par les
lettres séparées, qui correspondent à la multiplicité de ses éléments, et que,
en réunissant ces lettres, on la ramène par là même à son Principe, si
toutefois cette réunion est opérée de façon à reconstituer effectivement le nom
du Principe5. À ce point de vue, « rassembler ce qui est épars » est la même
chose que « retrouver la Parole perdue », car, en réalité et dans son sens le
plus profond, cette « Parole perdue » n’est autre que le véritable nom du «
Grand Architecte de l’Univers ».
[1] Voir Janua cœli.
[2] Cf. A. K. Coomaraswamy, Hinduism and Buddhism, p.
26.
[3] Les rites de fondation d’un édifice comportent
d’ailleurs généralement un sacrifice ou une oblation au sens strict de ces mots
; en Occident même, une certaine forme d’oblation s’est maintenue jusqu’à nos
jours dans les cas où la pose de la première pierre est accomplie selon les
rites maçonniques.
[4] Ceci correspond naturellement, dans le rituel
maçonnique, au mode de communication des « mots sacrés ».
[5] Tant qu’on reste dans la multiplicité de la
manifestation, on ne peut qu’« épeler » le nom du Principe en discernant le
reflet de ses attributs dans les créatures où ils ne s’expriment que d’une
façon fragmentaire et dispersée. Le maçon qui n’est pas parvenu au grade de
Maître est encore incapable de « rassembler ce qui est épars », et c’est pourquoi
il « ne sait qu’épeler ».
Bravo pour cette mise en ligne... Et l'illustration particulièrement pertinente, si l'on songe par exemple à la sourate 42 verset 29, et si on la met en parallèle avec la formule maçonnique définissant le rôle des Maitres!
RépondreSupprimerOuverture saisissante sur la fonction de l'Homme Universel entendu dans le sens le plus général (par-delà planète terre mais toujours dans le domaine de l'état humain et selon les conditions de l'existence corporelle)...
Bien à vous,
Frank Neubert.
Bonjour Mr Neubert, merci pour votre contribution .
SupprimerEn espérant que vous trouviez encore des choses dignes d'intérêt sur ce blog . N'hésitez pas à commenter, au plaisir de vous (re) lire . Très cordialement .