Amadou Hampâté Bâ - Oui, mon commandant ! Mémoires (II)
VII : Retour aux sources
Paris. Actes Sud.
Dans
la nuit du jeudi ou du vendredi, les anciens avaient coutume de
réciter des poèmes religieux. C'est ainsi que je découvris les
grandes odes mystiques de Maabal, qui était considéré comme l'un
des plus grands poètes fulɓe de l'époque. On l'appelait “le plus
ivre des élèves de Tierno”, car ivre, au cours de sa brève
existence, il l'avait été dans les deux sens du mot : au sens
matériel, d'abord, puis au sens spirituel. Son histoire
extraordinaire me fût racontée par Tierno Bokar lui-même et par
quelques anciens de la maison.
On
ne connaissait de lui que son nom personnel, Bahamma, et son surnom,
Maabal. Son nom de clan est resté ignoré. Né avant la fin du
siècle, il appartenait à la caste des tisserands et vivait à
Mopti, avec sa mère qui était potière. Il menait alors une vie
dissolue, passait ses nuits dans les bouges à chanter et à boire,
était presque toujours ivre et fréquentait les mauvais garçons.
Les gens de Mopti l'appelaient “ce voyou de Maabal”. Mais il
avait une qualité : chaque soir, avant d'aller s'enivrer avec ses
compagnons, il prenait le panier de sa mère et allait chercher pour
elle au bord du fleuve de la terre à poterie.
il
ramassait un beau paquet de terre, le malaxait comme il faut, le
mettait dans son panier et le ramenait à sa mère.
— Je
te demande la paix, et la permission de sortir, lui disait-il. Et il
partait.
Tierno
Bokar, lui, ne quittait presque jamais Bandiagara. Dans toute sa vie,
il n'a fait que deux grands voyages : l'un à Say (ville du Niger
proche de la frontière voltaïque) et l'autre à Nioro, en 1937,
pour y rencontrer le Chérif Hamallah. Mais une ou deux fois par an,
surtout avant les grandes fêtes, il se rendait à cheval à Mopti, à
environ soixante-dix kilomètres de Bandiagara, pour s'y
approvisionner. Tous les bateaux venant de Bamako et les pirogues
venant de Tombouctou s'arrêtaient en effet au port de Mopti, qui
desservait les villages environnants.
Auparavant,
Tierno avait coutume d'arriver à Mopti en plein jour; mais un grand
nombre de Toucouleurs, employés ou gérants de maisons de commerce
européennes, fermaient alors boutique pour venir le saluer, à telle
enseigne que, pour leurs patrons, l'arrivée de Tierno Bokar était
une véritable catastrophe. Depuis, pour empêcher les employés de
quitter leur travail avant l'heure de fermeture, Tierno s'arrangeait
pour arriver en ville en fin d'après-midi, et il se rendait
directement chez son logeur.
Ce
soir-là, Maabal, qui revenait du fleuve, l'aperçut. Il le suivit
jusque dans la cour de son logeur, l'aida à descendre de cheval,
dessella l'animal et le prit pour aller le laver au bord du Niger.
Après l'avoir bouchonné et pansé comme il faut, il le ramena dans
la cour, lui donna à manger une botte d'herbe qu'il avait ramassée
en route et vint s'installer non loin de Tierno. Celui-ci, qui était
assis sur une natte en peau, lui offrit une place à sa droite.
Pendant
ce temps, la nouvelle de l'arrivée de Tierno Bokar s'était répandue
en ville. Ses élèves, partisans et amis arrivèrent en masse pour
le saluer. Dès leur entrée dans la cour, ils virent “ce voyou de
Maabal”, dont ils connaissaient parfaitement la réputation, assis
à la droite de Tierno. Des exclamations fusèrent :
— Comment,
Tierno! Tu acceptes que ce Maabal, ce voyou qui passe toute la
journée à boire et qui est le garçon le plus dévergondé de tout
Mopti, s'asseye là, à ta droite 19 ? Ah ! Si nous avions été là,
jamais il ne serait rentré !
Tierno
les regarda. Maabal, lui, n'avait eu aucune réaction ; il était là,
impassible, comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre.
— Mes
amis, dit Tierno, permettez-moi de vous dire que vous faites erreur.
Cet homme qui est là, je ne le vois pas comme vous. Pour moi, Maabal
est un morceau d'or pur enveloppé dans un chiffon sale qui a été
jeté sur un tas d'ordures. Ni ce qui enveloppe l'or ni le lieu où
il se trouve ne peuvent diminuer sa valeur, car ce sont des éléments
extérieurs à lui-même.
Tout
le monde savait que Tierno ne parlait jamais en vain ; s'il disait
quelque chose, c'est qu'il y avait une raison. Les visiteurs
ravalèrent leurs protestations, mais prirent le parti d'ignorer
Maabal. Assis dans la cour autour de Tierno, ils parlèrent de choses
et d'autres avec lui.
La
parole de Tierno n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd.
Maabal en avait été profondément remué. Le soir, il dit à sa
mère :
— Mère,
j'ai vu Tierno Bokar le marabout de Bandiagara. Il m'a fait une
impression que je ne peux pas décrire…
Les
choses en restèrent là, et Tierno Bokar rentra à Bandiagara.
La
mère de Maabal vit que son fils sortait de moins en moins. Il
restait davantage à la maison. Au bout d'une semaine, il vint la
trouver :
— Maman,
depuis que j'ai vu Tierno Bokar, je lutte avec moi-même. Une partie
de moi veut que j'aille à Bandiagara vivre auprès de lui. Mais mon
autre partie me dit : « Ta mère va rester seule. Et qui lui servira
la terre dont elle a besoin pour faire sa poterie ? » Je suis si
déchiré par cette préoccupation qu'elle me distrait de tout ce que
je faisais auparavant.
Sa
mère l'apaisa :
— Mon
fils, ne crains pas de me laisser seule, car ton projet de partir
chez le marabout me rend très heureuse. Au fond de mon cœur, c'est
une chance comme celle-là que j'espérais pour toi, et j'ai prié
Dieu de la réaliser.
— Mais,
maman, et ta terre à poterie ?
— Ne
t'inquiète pas pour cela. Pour le prix modique de quarante cauris,
je trouverai toujours quelqu'un qui ira chaque jour me chercher de la
terre. Alors aie le cœur tranquille, et va en paix.
Soulagé,
Maabal demanda à sa mère de le bénir, puis il partit pour
Bandiagara.
Il
arriva chez Tierno un soir, vers seize heures trente, après la
prière du milieu de l'après-midi. Le Maître était dans son
vestibule, entouré de ses élèves, en train d'enseigner. Après
l'échange des salutations d'usage, Tierno lui sourit :
— Hé,
Maabal ! Sois le bienvenu ! Et merci encore d'avoir si bien soigné
mon cheval l'autre jour !
— Tierno,
je suis venu te voir avec une intention bien précise. Je ne voudrais
plus vivre là où tu n'es pas. Je veux vivre à tes côtés, être
avec toi constamment. Parce que seul l'homme dont l'œil a su
discerner le morceau d'or pur sous un chiffon sale jeté sur un tas
d'ordures aura a main capable de déchirer le chiffon et de faire
apparaître l'or. C'est pour cela que je suis venu à toi.
— J'en
suis heureux, mon fils, et j'accepte. Sois le bienvenu ! Nous vivrons
donc ensemble. Toutefois, ce n'est pas moi qui ferai le travail :
c'est à Dieu de déchirer le chiffon pour que l'or apparaisse. Je
sais seulement qu'il y a de l'or, mais pour qu'il apparaisse, c'est
une question de temps. As-tu un métier traditionnel ?
— Oui,
je suis tisserand, et même un bon tisserand.
Tierno
envoya quelqu'un chercher un métier à tisser composé des
trente-trois pièces traditionnelles, ce métier dont on enseigne
qu'il symbolise, lorsqu'il est actionné par le tisserand installé
en son centre, tout le mystère de la Création se déployant à
chaque instant dans le temps et dans l'espace 20. Il fit installer le
métier dans la cour, contre le mur qui faisait face à sa propre
case de prière où il se tenait pour travailler, méditer et prier.
Sa case était tournée vers l'est, direction de la prière, et le
fil de chaîne étendu devant le métier venait jusqu'à sa porte ;
de telle sorte que chaque fois que Maabal levait la tête, il voyait
Tierno, et chaque fois que Tierno levait la tête, il voyait Maabal.
Trois
mois passèrent. Maabal travaillait à son métier, priait, regardait
Tierno et l'écoutait enseigner…
Et
un matin, Maabal l'illettré, Maabal qui n'avait même jamais fait
l'école coranique, Maabal qui n'avait jamais rien lu, se mit à
chanter et ne s'arrêta plus. Visité par l'inspiration, il
improvisait de longs poèmes mystiques en fulfulde dont la splendeur
poétique et l'élevation de pensée stupéfièrent tous ceux qui les
entendaient, à commencer par les marabouts de Bandiagara. Car ses
poèmes, sitôt chantés, étaient repris et colportés à travers la
ville.
Une
nouvelle ivresse s'était emparée de lui, celle de l'amour de Dieu :
L'amour
de Dieu a pénétré en moi.
Il
est allé logerjusquà l'intérieur de mes os
et
en a tari la moelle,
si
bien que je suis devenu
aussi
léger qu 'une feuille
que
le vent balance entre terre et ciel.
De
ce jour il n'a plus cessé de composer. Il était devenu sans
transition l'un des plus grands poètes fulɓe de son temps. Il a
laissé des odes célèbres, entre autres sur le Prophète, sur
Cheikh Tidjane et sur El Hadj Omar.
Comme
il chantait devant Tierno et ses élèves son ode consacrée à El
Hadj Ornar, il en vint à ces vers :
Si
des “contestateurs” se lèvent,
nous
sommesprêts à nous battre.
A
cet endroit, Tierno l'arrêta :
— Non,
il ne faut pas se battre.
Et
il ajouta :
— Un
peu avant, à propos de ceux qui sont sauvés, tu as employé le «
nous » fulfulde exclusif. C'est un « nous » égdiste, qui ne
s'applique qu'a celui qui parle et à ceux qui l'entourent ; il
vaudrait mieux utiliser le « nous » inclusif, car lui, il englobe
tout le monde.
Maabal
a repris son couplet en utilisant le « nous » inclusif, et il a
changé son dernier vers. Sur des centaines de poèmes, c'est le seul
endroit où Tierno l'a repris 21.
Maabal
a également chanté son maître dans un poème dont j'extrais ces
quelques vers :
Un
sourire comme un ciel qu'illumine un éclair,
un
visage rayonnant
un
haut front qui brille comme un miroir,
voilà
ce qui sest réuni
pour
donner au visage de Tierno Bokar
une
majesté qui nepeut venir que de la sainteté !
Mais
la plus célèbre de ses œuvres est la longue ode mystique intitulée
Sorsoreewel : “Celui qui cherche” (ou Le Fouinard), véritable
chant d'amour pour Dieu et son prophète qu'il aspirait à rejoindre.
Théodore Monod, alors qu'il était encore directeur de PIEAN à
Dakar, en a publié le texte dans une brochure intitulée
Sorsoreewel, un poème mystique soudanais 21.
La
transformation fulgurante de Maabal et les hautes connaissances
spirituelles dont témoignaient ses poèmes emplissaient les
marabouts d'étonnement : comment un homme qui n'avait jamais étudié
pouvait-il connaître, ou pressentir, de telles réalités d'ordre
supérieur ? En réalité, il faisait mieux que les pressentir ;
comme disent les sufis, il les “goûtait” (ɗawq). Quelqu'un
demanda à Tierno quel était le hal (l'état, ou le niveau
spirituel) de Maabal. Utilisant une autre image sufi, Tierno répondit
:
— Entre
celui qui a entendu parler du fleuve et qui connaît tout de lui mais
seulement par ouï-dire, celui qui est venu s'asseoir sur la berge
pour contempler les eaux du fleuve, et celui qu'on a pris et jeté au
milieu de l'eau du fleuve, qui connaît le mieux le fleuve ? C'est
celui qui a été jeté dans l'eau et qui s'y est fondu. Maabal a été
jeté dans le fleuve de l'amour.
En
moins de trois années 22, Maabal avait été si consumé de
l'intérieur que toute enveloppe matérielle était devenue pour lui
transparente. Couché dans sa case, à travers la toiture il voyait
l'état du ciel ; il voyait les gens approcher comme si les murs
n'existaient pas. Devenu “aussi léger qu'une feuille que le vent
balance entre terre et ciel”, une partie de lui-même était déjà
hors de notre monde. Tierno s'attendait à son départ. Un jour,
alors que Maabal se trouvait dans un état d'extase, son âme rompit
les dernières amarres et ne revint pas.
Depuis,
les récitants religieux de Bandiagara intégrèrent les poèmes de
Maabal parmi les grands poèmes mystiques, fulfulde ou arabes, que
leur chœur récitait chaque nuit de jeudi à vendredi, parfois
jusqu'à une heure du matin. Au jour où j'écris cette page, en
1978, il reste encore quelques vieux récitants qui sont les derniers
survivants de ce chœur. Mais il est à craindre qu'avec leur
disparition ces poèmes magnifiques ne sombrent eux aussi dans
l'oubli 23.
19. La place à droite est toujours une place d'honneur.
20. Cf. A. H. Bâ “La tradition vivante”, Etude de l'Histoire génerale de l'Afrique, éd. Jeune Afrique/Unesco (texte intégral), t. 1, chap. 8, p. 200 et suiv., et “Parole africaine” Le Couriler de l'Unesco, numéro de septembre 1993.
21. Dans la zawiya de Tierno Bokar, on étudiait surtout d'El Hadj Omar, ses écrits spirituels, notamment le plus connu d'entre eux : Er-Rimah, “Les Lances” (publié en arabe au Caire), dont l'inspiration générale procède du sufisme et se réfère aux enseignements de Cheikh Ahmed Tidjane.
22. A la fin de cette brochure, Théodore Monod conclut ainsi sa présentation : “En faisant connaître (ce poème) à des âmes matériellement, et sans doute mentalement aussi, fort éloignées de l'Islam fulɓe soudanais, je n'ai désiré, une fois encore, qu'une chose : en plaçant des chrétiens en face d'un phénomène religieux différent de ceux qui leur sont familiers, mais en fait identique, leur fournir un motif de plus de croire à l'Unité, en Dieu comme dans les hommes, et d'accueillir comme un message de consolation et d'espérance le beau mot — encore peu employé — de : convergences.”
23. A. H. Bâ n'a pas daté l'événement.
20. Cf. A. H. Bâ “La tradition vivante”, Etude de l'Histoire génerale de l'Afrique, éd. Jeune Afrique/Unesco (texte intégral), t. 1, chap. 8, p. 200 et suiv., et “Parole africaine” Le Couriler de l'Unesco, numéro de septembre 1993.
21. Dans la zawiya de Tierno Bokar, on étudiait surtout d'El Hadj Omar, ses écrits spirituels, notamment le plus connu d'entre eux : Er-Rimah, “Les Lances” (publié en arabe au Caire), dont l'inspiration générale procède du sufisme et se réfère aux enseignements de Cheikh Ahmed Tidjane.
22. A la fin de cette brochure, Théodore Monod conclut ainsi sa présentation : “En faisant connaître (ce poème) à des âmes matériellement, et sans doute mentalement aussi, fort éloignées de l'Islam fulɓe soudanais, je n'ai désiré, une fois encore, qu'une chose : en plaçant des chrétiens en face d'un phénomène religieux différent de ceux qui leur sont familiers, mais en fait identique, leur fournir un motif de plus de croire à l'Unité, en Dieu comme dans les hommes, et d'accueillir comme un message de consolation et d'espérance le beau mot — encore peu employé — de : convergences.”
23. A. H. Bâ n'a pas daté l'événement.
Magnifique. Merci
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