Rahal Boubrik, « Fondateur et héritiers », Cahiers d’études africaines [En ligne], 159 | 2000, mis en ligne le 15 octobre 2000 URL : http://etudesafricaines.revues.org/25
p.
433-466
À
la disparition du saint fondateur, la gestion de l'héritage
confrérique et tribal ne s'opéra pas sans changement dans la nature
du fonctionnement instauré par Muhammad Fâdil. La routinisation
s'opéra selon un schéma traditionnel où l'hérédité généalogique
parentale était la règle dans la transmission du pouvoir spirituel
et temporel. Les disciples, issus de la parenté initiatique et
spirituelle, étaient exclus du droit à la succession. La
restriction de la succession dans le cadre purement familial fondé
sur le droit de sang reflète le caractère tribal de la tarîqa.
L'un des aspects marquants de cette phase fut la séparation entre
les charges confrériques et les charges tribales, une séparation
qui devint plus nette avec la durée. Si les premiers successeurs
conservèrent une apparente harmonie interne, en revanche les
suivants s'engagèrent dans des conflits relatifs au partage de
l'héritage du saint fondateur.
Muhammad
Fâdil b. Mâmîn, né en 1797 dans le Hawd (région du Sud-Est
mauritanien), réussit à fonder à l'intérieur de la confrérie
mère, la Qâdiriyya, sa propre confrérie : la Fâdiliyya (Boubrik
1999). Il mourut en 1286/1869 1, laissant plus de quarante enfants.
La gestion de l'héritage du fondateur fut donc la préoccupation
majeure de la famille. Et comme dans chaque entreprise basée
principalement sur le charisme personnel, la domination charismatique
fut amenée à changer de nature avec la disparition du fondateur.
Nous passons donc d'un modèle de fondateur à un modèle de
gestionnaire (Elboudrari 1985b : 503). La routinisation du charisme
et la manière dont fut résolue la question de la succession
déterminèrent le devenir religieux et social de la confrérie
(Weber 1995 : 326).
Muhammad
Fâdil a mis en place, au cours du XIXe siècle, une stratégie qui
lui a permis de s'imposer comme une figure religieuse. En plus de son
charisme héréditaire et de son capital culturel mystique, Muhammad
Fâdil développa un charisme personnel. Dans une société en crise
dominée par les guerriers (hassân), le saint 2 s'imposa comme
protecteur et sauveur. Son lieu de résidence devint non seulement un
sanctuaire et un centre religieux, mais encore un centre social et
politique.
Un
des aspects importants de l'itinéraire et de l'action de notre saint
fut cette interaction des domaines tribal et confrérique dans toutes
les étapes de sa vie. Muhammad Fâdil réussit à (re)fonder la
tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, en s'appuyant sur une légitimité
religieuse et sur un capital charismatique. Le prestige religieux,
qui s'exprima par la formation d'une tarîqa, ne tarda pas à se
transformer socialement en leadership politique, comme ce fut le cas
pour d'autres chefs confrériques, notamment Sidiyya al-Kabîr, dans
le Trârza (Ould Cheikh 1991). En fait, dans le pays bidân 3 les
fondateurs des confréries étaient souvent animateurs d'une
fondation tribale.
Le
chef confrérique devint un chef tribal sans pour autant s'affirmer
comme tel ; Muhammad Fâdil voulait conserver son rôle religieux au
détriment de son rôle tribal. Et rapidement, il confia à son fils
al-Hadrâmî la direction des affaires sociales et politiques de la
tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr. Nous avons mis ici l'accent sur le
caractère tribal de l'action du saint fondateur parce que cet aspect
est important dans le devenir de la tarîqa et des héritiers.
Les
premiers successeurs
D'après
les écrits, Muhammad Fâdil ne désigna aucun successeur (khalîfa).
Néanmoins il restreignit cette fonction à ses propres enfants.
Quand une personne de son entourage lui posa la question du devenir
des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, après sa mort, il répondit : « Si je
meurs, je les laisserai entre les mains de mes fils » (Wuld Muhammad
Lahbîb : 347, N) 4. Dans les dernières années de la vie de
Muhammad Fâdil, douze de ses fils atteignirent un statut spirituel
et social important. Deux d'entre eux étaient installés l'un dans
le Trârza (Sa'd Bûh) et l'autre dans la Sâgiya al-Hamrâ (Mâ
al-'Aynayn). Ses autres fils demeuraient au service de leur père.
Celui-ci réserva à chacun d'eux une place particulière et les
combla d'éloges. Il avait néanmoins une légère préférence pour
quelques-uns, comme le montre cette phrase : « Sîdî `Uthmân et
Taqiyyu Allâh sont comme moi, et Ma al-'Aynayn et Muhammad al-Ghayth
sont mieux que moi (khayrun minnî) » (Wuld Muhammad Lahbîb : 361,
N).
Si
la tradition écrite ne rapporte aucun élément décisif à propos
de la question de la succession, la tradition orale 5 est, sur ce
sujet, plus éloquente. Muhammad Fâdil choisit pour sa succession
cinq de ses fils : Sa'd Bûh, Mâ al-'Aynayn, Sîdî `Uthmân,
Taqiyyu Allâh, et al-Hadrâmî. Les deux premiers furent désignés
très tôt pour aller s'installer hors du Hawd :
«
Muhammad Fâdil a ordonné à Sa'd Bûh de se rendre au Gibla
(Trârza) pour apprendre et Mâ' al-'Aynayn au Sâhal (Sahara
occidental) pour enseigner. Il mit sur la tête de chacun un turban
(`amâmat), Sa'd Bûh le turban de la science ésotérique (`ilm
al-hâtin) et Mâ' al-'Aynayn celui de la science exotérique (`ilm
az-zâhir) » 6.
La
tradition s'appuie (voire s'inspire et se reconstruit) sur la
réussite des deux personnages dans la conquête des deux régions
ainsi que sur le succès dans les deux domaines de la science : Sa'd
Bûh étant connu pour ses pouvoirs surnaturels, et Mâ al-'Aynayn
pour sa production théologique extraordinaire, une cinquantaine de
ses livres ayant été lithographiés à la fin du XIXe siècle au
Maroc.
En
réalité, ce partage et essaimage, connus au sein d'autres tarîqa,
répondaient à deux objectifs : d'une part, éviter la concurrence
entre les frères, de l'autre, assurer la diffusion et l'influence de
la Fâdiliyya dans le pays bidân et au-delà. Ainsi, à la fin du
XIXe siècle la tarîqa se propagea du Sénégal jusqu'au nord du
Maroc.
L'étude
de l'itinéraire de ces deux fils de Muhammad Fâdil témoigne de
deux stratégies de conquête d'un espace ; conquête à la fois
symbolique, religieuse, sociale et politique. D'une part Sa'd Bûh,
se trouvant dans un espace occupé, fonda sa conquête sur un modèle
de religiosité confrérique et se distingua ainsi du modèle régnant
dans le Trârza. D'autre part, devant le pouvoir temporel de l'émir,
il utilisa son pouvoir symbolique pour surmonter ses adversaires.
Mais dès l'instauration de son autorité, il opta pour
l'élargissement de sa base religieuse en s'orientant vers le sud du
fleuve Sénégal. Son espace de résidence, peu accueillant, le
poussa non seulement à chercher une clientèle lointaine, mais
également à se rallier aux Français, force politique et militaire
qui s'imposa au début du XXe siècle dans la région (Boubrik 1996).
Quant
à Mâ al-'Aynayn, il s'employa dès son jeune âge à établir son
pouvoir dans un espace hostile et peu sensible au discours religieux
prôné par le saint. En revanche, l'absence d'un pouvoir religieux
et politique fort dans la région contribua à la réussite de son
projet. C'est en profitant d'une situation objective et surtout de
son charisme, de ses qualités individuelles, de sa capacité d'agir
sur le terrain, qu'il put s'établir au Sahara occidental. Il s'y
distingua par son sens du politique et par une capacité remarquable
à ancrer son pouvoir sur le terrain : alliances matrimoniales,
fondation de cités, alliances avec des forces politiques influentes
dans la région, rassemblement de tribus au nom du jihâd (Boubrik
1999).
La
divergence de stratégie entre les deux frères était déterminée
par le lieu de leur établissement. Remarquons que le parcours de Ma'
al-'Aynayn fut marqué par une action politique très affichée, qui
s'acheva par sa proclamation au titre suprême de sultan du Maroc en
1910. En revanche Sa'd Bûh resta dans une sphère religieuse. Son
impact religieux s'inscrivit dans la durée. Jusqu'à maintenant sa
famille compte des milliers de disciples, notamment au Sénégal.
Ces
deux fils, qui n'étaient pas des candidats directs à la succession
du saint fondateur, donnèrent à la tarîqa Fâdiliyya une dimension
spatiale, religieuse et politique importante. Par ailleurs, les
parcours de Sa'd Bûh et Mâ' al-'Aynayn comme celui du saint
fondateur, infirme la thèse qui attribue à l'homme de religion un
rôle principalement de médiation pacifique, ayant pour fin de
conserver un certain équilibre dans une société menacée en
permanence par les conflits segmentaires 7.
Revenons
maintenant à la question de la succession et aux successeurs directs
de Muhammad Fâdil dans le centre de la tarîqa. Au Hawd, ce fut Sîdî
`Uthmân, le fils aîné de Muhammad Fâdil, qui succéda
officiellement à son père après sa mort ; c'était une suite
logique dans la tradition familiale, étant donné la place qu'il
occupait auprès de son père. Enfant, il avait été « allaité »
par Muhammad Fâdil. Ce dernier avait dit à propos de Sîdî `Uthmân
: « Avant qu'il ait atteint le quarantième jour, sa mère tomba
malade et il n'y avait personne pour l'allaiter, aussi lui ai-je
donné mon nez (nawaltuhu anfî), il l'a tété jusqu'à plus soif »
(Wuld Muhammad Lahbîb : 352, N).
Muhammad
Fâdil exerça une double parenté à l'égard de cet enfant en
remplaçant la mère dans ses fonctions maternelles initiales. La
négation de l'héritage maternel nous la trouvons chez d'autres
lignages saints, l'une des figures de sainteté dans le pays bidân
est nommée bûbazzula (homme au sein) ; il aurait allaité tout seul
son fils.
Cet
acte de transmission fut suivi d'un second acte. Durant la cérémonie
« de la coupe des cheveux », la mère de Sîdî `Uthmân demanda à
ce que le père offrît une de ses esclaves à son fils. Muhammad
Fâdil lui proposa plutôt de choisir pour Sîdî `Uthmân entre une
esclave ou le statut spirituel (maqâm) de Shaykh Abd al-Qâdir
aj-Jilânî (fondateur de la confrérie Qâdiriyya). Sans hésiter la
mère opta pour le maqâm du grand mystique (Wuld Muhammad Lahbîb :
353, N).
Sîdî
`Uthmân ne demeura pas longtemps à la tête de la Fâdiliyya
puisqu'il décéda de la variole une année après la mort de son
père. Ainsi le problème de la succession se posa de nouveau mais
d'une façon plus ambiguë. Cependant, tous les fils de Muhammad
Fâdil s'effacèrent, sauf deux d'entre eux : Taqiyyu Allâh et
al-Hadrâmî. Selon certains récits oraux, Muhammad Fâdil avait
confié à Taqiyyu Allâh la direction spirituelle et à al-Hadrâmî
les affaires temporelles. D'autres avancent qu'après la mort de Sîdî
`Uthmân, Taqiyyu Allâh fut élu à la succession mais, en raison de
sa piété, il confia à son frère al-Hadrâmî la direction
politique et les affaires temporelles. Une troisième version
rapporte que Muhammad Fâdil avait désigné de son vivant al-Hadrâmî
à la direction politique, et que ce dernier demanda à Taqiyyu Allâh
de se charger des affaires religieuses.
Qu'importe
les divergences entre les récits à ce propos, ce qui est essentiel
ici c'est que tous mettent l'accent sur la division entre les charges
temporelles et les charges religieuses, autrement dit sur la
distinction entre la direction spirituelle de la tarîqa Fâdiliyya
et la direction politique et sociale des Ahl at-Tâlib Mukhtâr. Nous
pouvons nous demander si la scission entre les deux domaines fut
imposée par les circonstances de l'époque qui nécessitaient une
action sur les deux fronts afin de conserver et d'élargir d'une part
l'influence spirituelle de la Fâdiliyya, et d'autre part l'influence
sociale et politique de la tribu. Cette séparation du spirituel et
du temporel résulta-t-elle d'un consensus entre les deux frères,
après une confrontation pour le partage du pouvoir ? Il est
difficile de donner une réponse à cette interrogation.
Ces
deux personnages marquèrent l'histoire de la Fâdiliyya après la
mort du père fondateur. Taqiyyu Allâh naquit en 1826, une date
significative pour son père Muhammad Fâdil : « Muhammad Taqiyyu
Allâh aura un grand avenir, il est né à la mort de Shaykh Sîdî
Muhammad al-Khalîfa b. Shaykh Sîdî al-Mukhtâr » (Wuld Muhammad
Lahbîb : 356, N). Il était fait ainsi allusion au dernier grand
représentant de la Qâdiriyya saharienne, et dans le même sens il
aurait dit aussi : « Si Dieu avait honoré Shaykh Sîdî al-Mukhtâr
par [en lui donnant] son fils Sîdî Muhammad, pour moi il m'a honoré
(karramanî) par Taqiyyu Allâh » (ibid.). De même, Muhammad Fâdil
dit : « Quand Muhammad b. al-Aswad est mort, il a désigné Muhammad
Taqiyyu Allâh pour sa succession » (ibid.). Muhammad b. al-Aswad
fut l'une des références mystiques de Muhammad Fâdil.
Ces
deux comparaisons avec Sîdî Muhammad -- successeur de son père
Sîdî al-Mukhtâr al-Kuntî à la tête de l'autre branche de la
Qâdiriyya --, et cette allusion à Muhammad al-Aswad signifiaient en
soi une désignation implicite à la succession spirituelle, faite
par Muhammad Fâdil en faveur de Taqiyyu Allâh. D'ailleurs,
al-Mukhtâr w. Hâmidûn affirme que Taqiyyu Allâh fut le successeur
de Muhammad Fâdil après sa mort (Wuld Hâmidûn, s.d. : 11).
Par
ailleurs, Taqiyyu Allâh se distingua, parmi ses autres frères
restés au Hawd, par sa réputation d'homme mystique. Ses multiples
miracles (karâmât, sing. karâmat : prodiges des saints ; grâce
probatoire) contribuèrent à forger cette image auprès de son
entourage. Cette réputation fut renforcée par son départ en
retraite vers le nord, dans la région de Tîgîgl qui se situe au
nord-ouest de Walâta, un retrait considéré par la famille comme la
preuve de l'aspect spirituel de ce personnage qui refusa toujours de
se mêler des affaires mondaines. Avant son installation à Tîgîgl,
Taqiyyu Allâh séjourna à Walâta pendant deux ans ; durant ce
séjour, le qâdî de cette ville, At-Tâlib Babakr b. Ahmad
al-Mustafâ al-Mahjûbî (m. 1917) 8, lui rendit visite, comme il en
témoigne :
«
[...] il était un saint (walî), savant (`ârifan), pieux (taqiyan),
généreux, modeste [...] honoré (mu'azzaman) par tous, aimé
(mahbuban) chez les savants et les saints (al-'ulamâ' wa as-sulahâ')
[...] il était un éducateur -- sens mystique -- (murabbî), il
reçut les disciples venus de toutes les régions [...] » (Wuld
Ahmad al-Mustafâ al-Mahjûbî : 264-265).
Au
cours de ce séjour, Taqiyyu Allâh obtint également, de la part des
gens de Walâta, la reconnaissance de son statut de sharîf
(descendant du prophète Muhammad) (Wuld Shaykh Mâmîn : 8). Notons
qu'à son arrivée à Walâta, Taqiyyu Allâh avait subi certaines
provocations. Il faut dire que les citadins de Walâta étaient moins
accueillants en général envers les mashâyîkh (sing. shaykh)
confrériques.
«
Mohammed Taki Allâh est également resté longtemps à Oulata. [...]
Mais quoique n'ayant pas eu les mêmes difficultés avec les
habitants du pays que les Bekkay [la confrérie Bakâ'iyya], il l'a
quitté, lui aussi, pour se fixer dans la partie méridionale du
Tagânat » (Le Chatelier 1899 : 328).
Nous
n'avons aucune précision sur la date de l'installation de Taqiyyu
Allâh à Tîgîgl, mais il ne s'y installa probablement qu'après la
mort de son père. C'est pendant cette période qu'il intervint
auprès de l'émir de Tagânat, Bakkâr w. Swayd Ahmad, à la demande
des tribus du Hawd. D'après le récit de Hayât al-'âbid al-awwal,
des tribus hassân (guerrières) étaient arrivées au Hawd et
avaient ramené un grand nombre de têtes de bétail vers le Tagânat.
Tous les gens (ahl) du Hawd vinrent donc chez Shaykh Muhammad Taqiyyu
Allâh et lui demandèrent d'aller au Tagânat pour récupérer leurs
biens. Taqiyyu Allâh se dirigea alors vers le campement de l'émir
Bakkâr w. Swayd Ahmad, lequel, à son arrivée, décampa sans
prévenir ; mécontent, Taqiyyu Allâh envoya un émissaire à l'émir
pour exprimer sa déception et l'avertir des risques de son
comportement. L'une des filles de l'émir, étonnée de l'audace de
Taqiyyu Allâh, s'adressa à son père : « Cet homme qui ose te
parler ainsi sur le dos de Tagânat (zhar Tagânat) [dans ton propre
pays, sans peur] ne peut être qu'un être exceptionnel (sha'n `azîm)
» (Wuld Shaykh Mâmîn : 5). L'émir donna l'ordre de retourner chez
le shaykh. Quand il le retrouva, Taqiyyu Allâh lui exposa les
raisons de sa visite. Bakkâr w. Swayd Ahmad lui rendit les biens
pillés et lui offrit, en plus, un cheval et un chameau qui étaient
ses propres montures, en échange desquels l'émir lui demanda deux
faveurs : « Je veux que tu me donnes un bout de tissu pour la
bénédiction (thawb li-al-baraka) et que tu me garantisses que mon
corps sera sauvé de l'enfer (tazman lî jasadî mina an-nâr) »
(ibid.). La même source rapporte que cet émir fit allégeance
spirituelle (bâya'a) à Taqiyyu Allâh. Entre le saint et l'émir,
les rapports furent toujours marqués par le défi, mais ils
aboutirent à une reconnaissance mutuelle avec un avantage en faveur
du saint qui se vit sollicité pour protéger l'homme politique.
Soulignons que l'émir Bakkâr w. Swayd Ahmad avait pris contact avec
Mâ al-'Aynayn afin d'organiser le jihâd. Il fut tué le 1er avril
1905 dans une attaque menée par Frèrejean qui était chargé par
Coppolani d'occuper le Tagânat.
Ainsi
donc Taqiyyu Allâh représentait, dans la tradition, la figure
spirituelle par excellence ; il était toujours solitaire dans des
khalwa (retraite mystique) : « Il passe un, voire deux mois sans
entrer sous un toit, sans manger, boire, ni parler avec qui que ce
soit » (Sa'd Bûh b : 6). Néanmoins, son intervention auprès de
l'émir démontre son engagement dans les affaires temporelles ; bien
entendu il s'engageait en sa qualité d'homme de religion et non
d'homme politique, mais il faut remarquer que chaque action, perçue
comme religieuse, avait une dimension politique et sociale. Ceci dit,
Taqiyyu Allâh n'effectua pas une retraite mystique complète, comme
le veut la tradition orale et écrite de la famille.
Revenons
à la deuxième figure. Aussitôt après la mort de Sîdî `Uthmân,
dont les charges restèrent unies dans sa succession, al-Hadrâmî
convoqua ses frères adultes à Mahmûda 9 et demanda au plus âgé
d'entre eux, Muhammad al-Hassan, de prendre la succession. Ce dernier
refusa et Muhammad Bûya (frère aîné germain de al-Hadrâmî)
intervint en disant à al-Hadrâmî : « C'est toi que notre père
avait chargé de cette responsabilité et personne n'a le droit de
l'assumer à ta place » 10. Al-Hadrâmî accepta de prendre ces
charges sous trois conditions relevant du partage des biens matériels
de la famille. Ses frères acceptèrent cette décision, et chacun
d'eux prit sa part de l'héritage du Shaykh Muhammad Fâdil.
Cette
initiative de al-Hadramî marqua l'indépendance de chaque fils
adulte dans des unités familiales élargies qui portaient le nom de
`iyyâl et formèrent plus tard les principales fractions des Ahl
at-Tâlib Mukhtâr 11. L'autonomie des `iyyâl ne fut que matérielle
parce que toute la tribu fut placée sous le commandement de
al-Hadrâmî. Ce dernier était pour Muhammad Fâdil son propre fils
(il l'avait engendré) : « Al-Hadrâmî est le fils de mes côtes,
comme s'il n'avait jamais été enfanté par une femme, comme s'il
était issu de moi-même (al-Hadrâmî ibn dil'î hadhâ kaannahu
mâ-marra bi-imra'atin min ba'dî bal ka `annama kharaja minnî) »
(Wuld Muhammad Lahbîb : 357, N). Un autre exemple révélateur du
déni de la filiation maternelle au profil de l'héritage paternel :
« Ce fils des côtes » de Muhammad Fâdil devint le chef politique
de la tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, et ce fut sous sa direction
que la tribu se structura.
Pendant
la vie de son père, al-Hadrâmî avait rempli plusieurs missions à
caractère politique parmi les tribus de la région, notamment chez
la chefferie des Mashzûf 12. Il avait été, en quelque sorte, le
gestionnaire des affaires politiques et sociales de son père, et
avait acquis ainsi une riche expérience.
Selon
la tradition des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, avant même leur victoire
finale sur les tribus du Hawd, Muhammad Fâdil prédit l'avenir des
Mashzûf et envoya son fils al-Hadrâmî à la rencontre de Wuld
Lamhaymîd, leur chef. Al-Hadrâmî lui annonça que Muhammad Fâdil
avait lu sur son front les mots suivants : « Le dévastateur des
États (hâtik ad-duwwal). » Il lui promit qu'il dominerait tout le
Hawd, mais à condition de s'engager à exonérer les Ahl at-Tâlib
Mukhtâr d'impôt (maghram) et à leur épargner toute injustice. Le
chef des Mashzûf accepta la requête de Muhammad Fâdil, et ce pacte
fut respecté ensuite par tous les chefs Mashzûf 13.
Une
autre version signale un incident qui, même s'il paraît
contradictoire avec ce qu'on vient d'avancer, souligne le rôle de
al-Hadrâmî comme représentant de la tribu dans ses relations
extérieures, notamment avec le pouvoir politique dominant :
«
Un jour, l'émir de Mashzûf passa à côté du campement du shaykh,
il envoya un émissaire pour demander son maghram, le shaykh envoya
son fils al-Hadrâmî avec le maghram ; en arrivant chez l'émir,
al-Hadrâmî lui demanda la hadiyya (offrande) du shaykh ; convaincu
par la légitimité de la demande du shaykh, il lui offrit sa hadiyya
et prit son maghram » 14.
Chacun
s'inclina donc devant la demande de l'autre, ce qui revenait à une
reconnaissance mutuelle d'autorité et de légitimité.
À
la tête des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, al-Hadrâmî se distingua par
les stratégies qu'il déploya pour donner à son groupe un poids
social en négociant les questions territoriales, élargissant sa
clientèle ; en même temps, et surtout, il permit à la tribu de
récupérer d'anciens alliés tels que les Ahl at-Tâlib Abd al-Bâqî
15.
Par
ailleurs Sa'd Bûh mentionne que al-Hadrâmî exerçait déjà son
autorité sur la tribu, du vivant de Muhammad Fâdil (Sa'd Bûh b :
7). Cette autorité lui était reconnue plus tard par ses frères,
lesquels l'avaient investi eux-mêmes de ce rôle : « Ses frères
aînés lui ont remis le commandement (sallam lahu al-'amr) sans
dispute ni obstination (jadal walâ `inâd), il a organisé (sâsa)
les affaires de sa tribu (`ashîratihi) et a posé sa structure
(wâda'a `asâsaha) sur les bases de la sharî'a [...] il a levé le
déshonneur de sa tribu » (ibid.).
Toutefois
le consensus autour de al-Hadrâmî comme chef politique des Ahl
at-Tâlib Mukhtâr n'empêcha pas les oppositions internes. Sa'd Bûh
évoqua les contestations que rencontra al-Hadrâmî dans son
entreprise pour le contrôle de la tribu : « Il est jalousé par les
siens, tantôt ils le fuient, tantôt ils incitent les gens à fuir.
[...] Les membres de sa tribu ne se sont soumis à lui que sous la
contrainte et non volontairement (dânat lahu riqâbu `ashîratihi
kurhan lâ taw'an) » (ibid.).
Avant
sa mort, Taqiyyu Allâh rassembla ses fils et « les incita à la
soumission à leur oncle Shaykh al-Hadrâmî » (Wuld Shaykh Mâmîn
: 6). Ces indices montrent que l'autorité de al-Hadrâmî était
l'objet de certaines contestations internes.
À
l'opposé des autres fils de Muhammad Fâdil restés dans le Hawd,
al-Hadrâmî se forgea un statut de chef tribal et politique. Le même
qâdî de Walâta qui avait décrit Taqiyyu Allâh, avait rencontré
al-Hadrâmî six fois (en général au sein de la chefferie des
Mashzûf). Il le décrivit ainsi :
«
Il a allié la sharî'a et le soufisme (al-haqîqa), avec les
affaires de ce bas-monde et leurs gens (siyâsat ad-dunyâ wa
al-'âkhira) [...]. Il a associé la science (`ilm) avec la pratique
(amal), et a uni la politique publique avec celle des particuliers
(siyyâsat al-'âmmat wa al-khâssat) » (Wuld Ahmad al-Mustafâ
al-Mahjûbî : 266).
L'accent
mis par l'auteur sur l'engagement de al-Hadrâmî dans les affaires
temporelles est significatif, surtout si on compare cette description
à celle du même auteur à propos de Taqiyyu Allâh. Cette même
observation fut partagée par le Français A. Le Chatelier. Dans sa
description des deux personnages à la fin du XXe siècle, il écrivit
à propos de Taqiyyu Allâh : « Il représente la principale
influence religieuse dans la région comprise entre l'Adrâr, le
Djouf, le Hodh et le pays des Douaïch [Idaw'îsh]. » Quant à
al-Hadrâmî, Le Chatelier ne vit pas en lui un personnage religieux
: « Il paraît faire exception aux traditions de sa famille et
[semble] peu intéressé aux choses religieuses » (Le Chatelier 1899
: 328).
Pourtant,
pour les descendants de al-Hadrâmî, soucieux d'entretenir une
dimension spirituelle pour le personnage, al-Hadrâmî fut aussi un
homme de religion de premier plan. Malgré ses tâches de caractère
politique, il ne cessa d'accueillir les disciples et de représenter
la Fâdiliyya comme les autres fils de Muhammad Fâdil. Dailleurs,
quand son père lui confia la responsabilité des affaires de la
tribu, al-Hadrâmî se serait exclamé en disant à son père : «
Est-ce que vous me confiez cette tâche parce que je ne suis pas en
mesure d'assumer un rôle spirituel comme mes frères ? » Muhammad
Fâdil le rassura en lui répondant : « Je t'ai désigné à cette
tâche parce que ce que possèdent tes frères -- savoir et pouvoir
spirituel -- tu l'as déjà, par contre ce que tu possèdes toi-même,
eux ne l'ont pas » 16.
Il
faut souligner que la légitimité de al-Hadrâmî, en l'occurrence
dans ses rapports avec l'extérieur, était essentiellement basée
sur un charisme religieux-confrérique.
En
somme, la mort de Muhammad Fâdil avait amorcé l'éclatement de
l'unité spirituelle. Son premier successeur, Sîdî `Uthmân,
maintint cette unité, mais son passage fut éphémère. Un an après
la mort de Muhammad Fâdil, ses fils, certainement pour éviter un
conflit, choisirent de partager son héritage spirituel, tout en
conservant l'unité de la tribu.
Paradoxalement, c'est le partage des biens matériels qui marqua l'autonomie spirituelle de chacun des héritiers. Taqiyyu Allâh, qui se distinguait par son influence spirituelle, ne détint pourtant pas le monopole de la direction spirituelle de la confrérie. Chaque fils commença à « travailler à son compte », car il n'y avait aucune autorité spirituelle au sommet pour contrôler le champ d'action de la tarîqa. Toutefois, al-Hadrâmî réussit, grâce à son charisme et à son expérience politique, à conserver l'unité sociale des Ahl at-Tâlib Mukhtâr en s'imposant comme chef tribal et politique.
Paradoxalement, c'est le partage des biens matériels qui marqua l'autonomie spirituelle de chacun des héritiers. Taqiyyu Allâh, qui se distinguait par son influence spirituelle, ne détint pourtant pas le monopole de la direction spirituelle de la confrérie. Chaque fils commença à « travailler à son compte », car il n'y avait aucune autorité spirituelle au sommet pour contrôler le champ d'action de la tarîqa. Toutefois, al-Hadrâmî réussit, grâce à son charisme et à son expérience politique, à conserver l'unité sociale des Ahl at-Tâlib Mukhtâr en s'imposant comme chef tribal et politique.
Du
consensus à la confrontation
Si
Taqiyyu Allâh, al-Hadrâmî et les autres frères surent éviter une
confrontation ouverte pour le monopole de l'héritage paternel,
cependant, la disparition des deux figures influentes après Muhammad
Fâdil -- Taqiyyu Allâh et al-Hadrâmî 17 -- laissa le champ libre
à une concurrence aiguë entre les descendants de Muhammad Fâdil.
Les acteurs principaux qui illustrèrent cette phase de la
confrontation furent Sîdî al-Khayr et son neveu at-Turâd. Le
premier était le dernier fils de Muhammad Fâdil, le deuxième, le
fils aîné de al-Hadrâmî.
Sîdî
al-Khayr, vu son jeune âge, ne put bénéficier de la formation
spirituelle de son père. Adulte, il se dirigea vers le Trârza pour
rejoindre son frère Sa'd Bûh qui avait hérité du turban de la
science ésotérique (`amâmat `ilm al-bâtin) de Muhammad Fâdil. Ce
fut d'ailleurs son père qui, dans une vision, lui ordonna d'aller
chez Sa'd Bûh ; Sîdî al-Khayr obtempéra, après avoir refusé
plusieurs fois, en objectant que la bénédiction reçue au cours de
la visite au tombeau de Muhammad Fâdil lui suffisait. En arrivant
chez Sa'd Bûh, il exprima sa reconnaissance et sa soumission
spirituelle en composant un poème d'éloge. Son séjour ne dura pas
longtemps : Sa'd Bûh lui mit le turban de shaykh et le renvoya au
Hawd où il procéda au recrutement de ses propres tlâmîdh. Au bout
de quelques années, il réussit à rassembler autour de lui
plusieurs branches de sa famille. Le développement de son influence
permit à Sîdî al-Khayr d'acquérir une certaine autonomie sociale
par rapport à la tribu, officiellement sous la chefferie de at-Turâd
w. al-Hadrâmî. Sîdî al-Khayr forma un groupe composé de ses
tlâmîdh, des branches de sa tribu et de familles d'origines
diverses, émanant, pour la plupart, de petits groupes religieux
(zwâya) du Hawd.
En
revanche, at-Turâd, qui succéda à son père al-Hadrâmî, se
retrouva dans une situation embarrassante. L'initiative réussie de
Sîdî al-Khayr mettait en cause sa légitimité en tant que chef de
la tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr et khalîfa de la Fâdiliyya.
Sîdî al-Khayr ne manifesta pas d'opposition -- du moins ouverte --
à la succession de at-Turâd à la tête de la tribu. Mais tout en
reconnaissant le droit à la succession de son neveu, il lui contesta
implicitement le droit au monopole de la direction spirituelle,
laquelle devenait politique et sociale. Par ailleurs, Sîdî al-Khayr
puisait sa légitimité dans sa qualité de fils de Muhammad Fâdil
et de disciple de Sa'd Bûh, deux atouts spirituels. Par contre,
at-Turâd jouissait d'une légitimité plus marquée par l'aspect
temporel que par l'aspect spirituel.
Les
deux personnages ne purent dissimuler leur rivalité longtemps. Dès
la fin du XIXe siècle, ils entrèrent en conflit pour imposer leur
autorité. En fait, Sîdî al-Khayr ne visait pas la chefferie de la
tribu, mais voulait obtenir l'indépendance des branches des Ahl
at-Tâlib Mukhtâr qui étaient avec lui. De son côté, at-Turâd
refusait toute scission et s'efforçait de maintenir l'unité de la
tribu sous son contrôle.
Coppolani,
architecte de l'occupation de la Mauritanie, assista à l'un des
épisodes de cette confrontation pendant sa mission dans le Hawd.
D'ailleurs, c'est sa présence qui provoqua des incidents entre les
deux protagonistes. Coppolani entama une mission dans le Hawd en 1899
pour préparer l'occupation de la région ; il choisit de s'appuyer
sur Sîdî al-Khayr et at-Turâd pour réaliser ses objectifs : « Je
comptais sur ce personnage [Sîdî al-Khayr] et sur son cousin
Tourad, pour me préparer les voies chez les Medjdhouf [Mashzûf] et
les Allouch campés dans le Hodh. Avec eux, je pensais avoir des
appuis sérieux et des guides intelligents » (Coppolani 1899 : 21).
Sîdî
al-Khayr répondit à l'appel de Coppolani et l'accompagna durant les
premières étapes de sa marche. Les tlâmîdh de Sîdî al-Khayr
réussirent à convaincre plusieurs chefs de tribus et de fractions
de se rendre chez Coppolani pour signer des accords de « paix ».
Cette efficacité de Sîdî al-Khayr et sa coopération active lui
attirèrent la sympathie de Coppolani. Cette sympathie à l'égard de
Sîdî al-Khayr était doublée d'une méfiance envers at-Turâd.
Cependant, ce dernier, en observant que son oncle avait pris
l'avantage en se proposant comme intermédiaire entre les Français
et les tribus du Hawd, se précipita, après quelques hésitations,
pour proposer lui aussi ses services. Ainsi, dès qu'il apprit que
Coppolani était arrivé au campement de Sîdî al-Khayr, il se
dirigea vers lui :
«
À neuf heures on m'annonce le cheikh Tourad escorté de ses frères
et parents. Un taleb à longs cheveux et quatre jeunes gens mendiants
se tiennent respectueusement derrière ce nouveau prophète en
rébellion. Je vois en lui le chef réel des Taleb-Mokhtar, à
l'allure guerrière et indépendante. Il m'offre son chapelet avec
ostentation ; j'en distribue quelques-uns à son entourage. J'ai
affaire à des religieux sur lesquels des exemplaires du Coran et des
chapelets produisent le plus grand effet » (ibid. : 26).
L'arrivée
de Coppolani dans la région coïncide avec le stade décisif de la
confrontation entre les deux personnages, car Sîdî al-Khayr était
à la recherche d'un allié puissant pour s'imposer définitivement ;
il ne faut pas oublier qu'il était un disciple de Sa'd Bûh et que,
certainement, pendant son séjour chez ce dernier dans le Trârza, il
observa la stratégie employée par Sa'd Bûh avec les Français pour
consolider son influence. P. Marty prétend même que Sîdî al-Khayr
se présenta aux Français sous les auspices de Sa'd Bûh, ce qui est
fort possible (Marty 1921 : 256).
At-Turâd,
quant à lui, eut conscience du danger que pouvait représenter cette
alliance pour ses intérêts futurs. Il avait refusé, auparavant, de
répondre à l'appel de Coppolani, ce qui n'était pas le cas de Sîdî
al-Khayr. Cette position de at-Turâd laissa Coppolani très
sceptique à son égard, ce qui explique la description ironique que
Coppolani emploie chaque fois qu'il s'agit de at-Turâd. La médiation
entreprise par Sîdî al-Khayr entre les Français et les tribus
hassân du Hawd, notamment la famille émirale de Mashzûf, montre
son influence progressive dans la région, son action étant menée
sur la base de son charisme religieux. Après la mort de Taqiyyu
Allâh, c'est Sîdî al-Khayr qui capitalisa l'héritage spirituel de
la Fâdiliyya ; il était le personnage le plus actif dans le Hawd
pour la diffusion et la consolidation de la tarîqa, et ce constat
affiché par la famille était affirmé également par
l'administration coloniale : « Riche et tout à fait grand seigneur
[...]. Depuis la mort de son frère Hadrami, il était dans le Hodh
le représentant attitré de l'ouird fadeli et le chef suprême des
qadirïa de cette voie » (ibid. : 258). Certes, le recours des chefs
tribaux à Sîdî al-Khayr, pour faciliter leur contact avec les
Français, n'implique pas une allégeance ; néanmoins il signifie
une certaine reconnaissance de sa légitimité. Pour Coppolani, Sîdî
al-Khayr était à la hauteur de ses espérances ; grâce à lui il
put signer des accords de « paix » avec les chefs tribaux les plus
redoutés par les Français. Après la réussite de sa rencontre avec
Muhammad w. Mukhtâr (chef des Mashzûf), Coppolani écrit :
«
Ainsi fut définitivement obtenue la réédition des Medjdhouf
[Mashzûf]. Une grande joie se remarquait sur la physionomie des
notables du Hodh venus à Medgarouah pour attendre, anxieux, le
résultat de l'entrevue. On célébra la nouvelle avec de grandes
manifestations de contentement. Le cheikh Sidi-el-Kheir fait la
prière solennelle entouré de tous et, pour une fois, il est l'imam
vénéré des musulmans fervents que sont les Maures. Si Mohammed
ould Mokhtar est le grand chef guerrier du Hawd ; pour un instant, du
moins, il en est le chef religieux » (Coppolani 1899 : 29).
Le
succès de Sîdî al-Khayr fut un coup dur pour at-Turâd ; même son
prestige de chef tribal fut menacé, surtout à l'intérieur de la
tribu. Il faut noter que Sîdî al-Khayr, avant cette mission de
Coppolani, avait pris contact avec les Français. En août 1895, de
passage à Kayes, Sîdî al-Khayr avait signé un accord avec le
colonel Lamary ; le premier paragraphe de cet accord exprime les
manoeuvres de Sîdî al-Khayr :
«
Qu'il soit à la connaissance de quiconque lira cet écrit que le
colonel Lamary, gouverneur du Soudan, et Sid el-kheir ben Cheikh
Mohammed el-Fadel, frère de Cheikh Saad Bouh ben Mohamed Fedel, et
oncle de Torad ben Hadrami, de passage à Kayes, et parlant au nom du
chef de sa tribu [at-Turâd w. al-Hadrâmî], au nom de ses frères,
en son nom, au nom des autres chefs et au nom de ceux qui suivent
leur voie, se sont réciproquement assurés de leur bonne amitié et
de la continuation de leurs bonnes relations » (Marty 1921 : 256).
Si
dans cet accord Sîdî al-Khayr reconnaissait la chefferie des Ahl
at-Tâlib Mukhtâr à son neveu -- ce qui n'a jamais été mis en
cause --, son initiative de s'engager avec les Français au nom du
chef de la tribu, de ses frères et des disciples de la tarîqa
constituait en soi une énonciation de ses ambitions politiques.
Pour
expliquer cette rivalité entre les deux personnages, Coppolani pense
trouver la réponse chez la femme de Sîdî al-Khayr ; dans
l'intention de le convaincre d'annuler sa visite à at-Turâd, Dalla
lui donna les raisons du conflit :
«
Il [Sîdî al-Khayr] est le fils d'une captive et (avec un mouvement
de mépris)... d'une khadem (domestique servante) et les membres de
la famille de Mohammed Fadel ne lui pardonnent pas cette origine
plébéienne. Cependant, il est le maître, il doit être le maître
de tous. Dieu le veut ainsi ! Sa mère l'a laissé en bas âge ; son
père l'a beaucoup aimé, mais l'a également abandonné très jeune,
n'ayant pour tout soutien que l'étude et la prière. À l'âge
adulte, il était déjà taleb savant et vénéré. Devenu homme, il
a augmenté en estime et en considération. Son frère Saad-Bou [Sa'd
Bûh] lui a donné un troupeau de boeufs, Ma-el-Aïnin lui a fait
toutes sortes de cadeaux et, aujourd'hui, tu le vois, les grands du
pays s'adressent à lui, le prennent comme intermédiaire ; les
humbles le vénèrent. C'est l'unique cause de la haine que Tourad,
riche et puissant, a pour son oncle Sidi-el-Kheir » (Coppolani 1899
: 26).
Si
nous avons abordé cette rivalité à partir de ce témoignage de
Coppolani, ce n'est que pour donner un exemple de manifestation de
cet antagonisme vu de l'extérieur. Par ailleurs, nous considérons
que la présence française dans le Hawd alimentait cette opposition.
L'occupation militaire de la région, au début de la deuxième
décennie du XXe siècle, contribua à renforcer l'indépendance de
Sîdî al-Khayr, sans pour autant affaiblir at-Turâd, qui était
reconnu comme chef et représentant officiel de la tribu des Ahl
at-Tâlib Mukhtâr par l'administration française. En fait, le
découpage administratif du Hawd à cette époque favorisait Sîdî
al-Khayr, qui était rattaché au cercle de Walâta contrairement à
at-Turâd qui dépendait de Goumbou. Ce partage territorial mit Sîdî
al-Khayr hors du contrôle de at-Turâd sur le plan administratif,
puisque at-Turâd était le responsable des Ahl at-Tâlib Mukhtâr
auprès de l'administration coloniale de Goumbou. Une situation
doublement avantageuse pour Sîdî al-Khayr qui vit son groupe
s'élargir grâce à ce découpage. Les familles des Ahl at-Tâlib
Mukhtâr qui nomadisaient dans le nord (cercle de Walâta) et qui
étaient auparavant sous le commandement de at-Turâd, se joindraient
à Sîdî al-Khayr -- tout au moins administrativement --, d'autant
que cette région était un espace favorable au nomadisme chamelier
en raison de ses riches pâturages. Face à ces nouvelles données,
at-Turâd, tout en évitant cette fois une confrontation directe avec
son oncle et en acceptant l'indépendance de ce dernier, formula son
désir de voir son pouvoir s'étendre au-delà du cercle de Goumbou.
C'est ainsi qu'il demanda, au début de 1917, l'autorisation de
nomadiser dans les zones sahariennes du nord. Il faut reconnaître
que le découpage de 1914 ne répondait pas aux réalités des
nomades du Hawd qui avaient l'habitude de passer l'hivernage dans le
nord, et la période sèche de l'année dans le sud. En effet, les
limites instaurées par les Français entre le cercle de Walâta
(nord) et les cercles de Nioro, Goumbou, Nara et Sokolo (sud) étaient
inadaptées à ce cycle de nomadisme. C'est dans ce cadre que
s'inscrivit d'abord la demande de at-Turâd de bénéficier, comme
les Mashzûf, du droit de nomadiser dans les pâturages du nord parce
que lui-même ne voulait pas se détacher du cercle du sud :
«
[...] En ce qui concerne les Taleb Mokhtar, c'est leur chef Torad qui
a demandé à bénéficier de la mesure prise à l'égard des
Mechjdouf. Il paraît difficile de lui refuser satisfaction après
ses nombreuses requêtes à ce sujet, et alors surtout qu'il vient de
s'employer très activement à combattre le mouvement de dissidence
poursuivi dans le Hodh au cours de ces derniers mois par les Ahel
Sidi. Il s'est du reste abstenu, en formulant sa demande, de parler
des campements de son oncle Sidi El Kheir. Tout en prenant la
décision de principe rattachant les Taleb Mokhtar à Nara on
pourrait autoriser la fraction de ce dernier à conserver les
terrains qu'elle occupe actuellement » 18.
Si
cette demande d'autorisation de droit de nomadiser au nord, formulée
par at-Turâd, était motivée essentiellement par des raisons
économiques, elle eut néanmoins un impact social et politique dans
la mesure où at-Turâd visait à exercer son autorité sur les Ahl
at-Tâlib Mukhtâr qui nomadisaient déjà dans cette région et qui
étaient plus proches de son rival. Les groupes fractionnels
composant les Ahl at-Tâlib Mukhtâr se sont alliés à l'un ou
l'autre des deux protagonistes en fonction de leurs intérêts et en
fonction des luttes et des alliances segmentaires qui les traversent.
Plusieurs branches de la tribu ont choisi Sîdî al-Khayr contre
at-Turâd, ce dernier s'est distingué par une gestion autoritaire
comme chef de tribu.
Nous
examinons maintenant les rapports qu'avaient établis Sa'd Bûh et Mâ
al-'Aynayn avec leur propre tribu. Ces deux personnages, qui avaient
quitté le Hawd tôt pour la conquête d'autres espaces, ne s'étaient
pas pourtant désintéressés de ce qui se passait dans leur pays
d'origine 19. Ils oeuvrèrent même activement afin d'y étendre leur
influence, en particulier pour acquérir le soutien de leurs frères
et cousins face aux Français. En fait, depuis son départ du Hawd,
Sa'd Bûh n'avait pas revu son frère ; en revanche, il gardait un
contact permanent avec lui par le biais des émissaires. De plus, les
multiples liens de mariage qui liaient les fils et les filles des
deux hommes démontrent la relation solide qu'ils surent conserver et
développer depuis leur départ du Hawd. Au début de la pénétration
française, Sa'd Bûh fut obligé de prendre position à l'égard de
son frère. Il lui envoya d'abord des lettres où il l'invita à le
rejoindre dans son alliance avec les Français. Dans une de ses
lettres (en arabe) à Saint-Louis, Sa'd Bûh annonça même aux
autorités coloniales son arrivée prochaine en compagnie de Mâ
al-'Aynayn 20. Ce n'est qu'en 1906, pendant le siège de Tijagja par
les partisans de Mâ al-'Aynayn que Sa'd Bûh se prononça
ouvertement contre l'action du jihâd de son frère, en lui écrivant
une lettre qui marqua la littérature théologique mauritanienne
consacrée au jihâd : An-Nasîha al-khâssa wa al-'âmma fî
at-tahdhîr min muhârabat al-farânsa (Sa'd Bûh a), alors traduite
et publiée sous le titre : « Un mandatement de Saad Bouh à Ma el
Aïnin » (Saad Bouh 1909) 21. De son côté, Mâ al-'Aynayn avait
écrit un texte théologique sous le titre « Hidâyatu man hârâ fî
muhârabat an-nasâra » (Mâ al-'Aynayn b) qu'on peut traduire par «
Le guide de celui qui doute du bien-fondé de la guerre contre les
chrétiens ». Ce texte, dans lequel Mâ al-'Aynayn développa son
argumentation religieuse pour inciter au jihâd est un plaidoyer pour
le jihâd. Il y qualifiait les adversaires de traîtres, voire de
mécréants.
C'est
dans cette perspective que Mâ al-'Aynayn, dès le début de la
résistance contre les Français, dépêcha des émissaires au Hawd
pour mobiliser les Ahl at-Tâlib Mukhtâr et les autres tribus à ses
côtés. Sa'd Bûh, quant à lui, ne resta pas indifférent aux
actions de son frère dans cette région ; une de ses lettres
témoigne de la concurrence qui naquit entre les deux frères pour
obtenir l'adhésion des Ahl at-Tâlib Mukhtâr à leurs causes
respectives. En s'adressant au représentant de l'autorité coloniale
en Mauritanie, Sa'd Bûh écrivit :
«
Il faut que vous sachiez que depuis des années Shaykh Mâ al-'Aynayn
et moi-même, nous attirons mutuellement notre famille, nos frères,
les fils de nos frères et nos cousins dans le Hawd ; Shaykh Mâ
al-'Aynayn veut qu'ils se joignent à lui dans sa région et, s'ils
ne le peuvent pas, qu'ils envoient de l'argent et des chameaux pour
l'aider. En ce qui me concerne j'ai envoyé des lettres et des
émissaires afin de leur conseiller de ne pas se laisser séduire par
l'action de Shaykh Mâ al-'Aynayn, et de ne pas se détacher de la
conduite de leurs ancêtres qui ont toujours abandonné le port des
armes » 22.
Sa'd
Bûh soulignait les appels de jihâd lancés par Mâ al-'Aynayn aux
Ahl at-Tâlib Mukhtâr, et surtout ses demandes de soutien matériel.
Il inséra la lutte entre lui et son frère dans le cadre de leur
position par rapport aux Français. Et pourtant ce n'était qu'une
manière d'occulter la véritable lutte entre eux, pour élargir leur
influence.
Sa'd
Bûh se présenta par la suite en porte-parole des Ahl at-Tâlib
Mukhtâr du Hawd. Au début de la conquête de cette région, il
intervint pour obtenir des privilèges pour sa tribu, assurant les
Français du soutien des Ahl at-Tâlib Mukhtâr :
«
Je vous envoie un de mes fils pour obtenir d'eux [Ahl at-Tâlib
Mukhtâr de Hawd] un traité de paix (`ahd amân) et vous donner des
garanties qu'ils ne seront pas hostiles à votre présence, et qu'ils
ont choisi de se rendre à vos côtés, et, si vous arrivez au Hawd,
ils seront les premiers à vous donner le `ushr (impôt 1/10) ; [...]
deux raisons les poussaient à obtenir ce traité de paix : la
première est que les Français sont arrivés à Néma et ils [Ahl
at-Tâlib Mukhtâr] souhaitent avoir un document qui prouve leur
priorité et la deuxième raison c'est pour couper court aux appels
de ce shaykh [Mâ al-'Aynayn] et qu'ils se rangent à mes côtés »
23.
La
défaite de Mâ al-'Aynayn en 1909 donna raison aux thèses défendues
par Sa'd Bûh et sa réputation y gagna. Ses frères et ses neveux
qui avaient regagné Smâra (fief de la résistance) auparavant
étaient alors contraints de lui demander d'intervenir auprès des
Français pour obtenir des autorisations de retourner au Hawd ou de
s'installer dans son campement.
Grâce
à ses bons rapports avec l'administration française, l'influence de
Sa'd Bûh sur les Ahl at-Tâlib Mukhtâr augmenta, mais jamais il ne
contesta le leadership des successeurs légitimes. Bien plus, il
multiplia les initiatives en faveur de leur pouvoir chaque fois que
ce fut nécessaire. En 1915, par exemple, il intervient auprès des
autorités françaises, en « insistant sur les droits de Cheikh
Tourad [at-Turâd] et de son fils Nema au commandement des Ahel Taleb
Mokhtar du Hodh » 24. Les Français eux-mêmes sollicitèrent
parfois son aide pour établir l'ordre dans la tribu, en particulier
au moment où le conflit entre at-Turâd et Sîdî al-Khayr devint
très aigu. Le gouverneur du Haut-Sénégal Niger, dans une lettre
aux autorités de Saint-Louis, écrivit :
«
Si Cheikh Saad Bou [Sa'd Bûh] a assez d'influence sur son jeune
frère Sidi El Kheir pour lui faire renoncer à son opposition contre
Thorad, je n'y verrais pas d'inconvénient [...]. L'attitude des
Talib-Mokhtar a toujours été correcte, si les conseils de Cheikh
Saad Bou y sont comme il le dit pour quelque chose, je n'ai qu'à
l'en remercier » 25.
Rappelons
que Sîdî al-Khayr était un disciple de Sa'd Bûh ; le soutien de
ce dernier à at-Turâd, dans son commandement, ne mettait pas
directement en cause le projet de Sîdî al-Khayr. D'ailleurs, ce
dernier n'avait jamais contesté ouvertement le droit légitime de
at-Turâd dans cette fonction. Il agissait ainsi pour acquérir son
autonomie et non pour accéder à la direction de la tribu. En outre,
tout en soutenant at-Turâd w. al-Hadrâmî, jamais Sa'd Bûh ne
critiqua son frère Sîdî al-Khayr. Il intervint même auprès des
Français, réclamant des privilèges pour lui.
Ainsi
les successeurs installés ailleurs ne créèrent aucune rupture avec
leur lieu d'origine. Bien qu'ils aient fondé d'autres groupes
sociaux et spirituels indépendants, ils restèrent liés, dans leur
action immédiate et dans leurs projets en général, à l'unité
centrale symbolisée par la tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr au Hawd.
La
mort de Muhammad Fâdil et de son premier successeur avait produit un
éclatement de l'unité spirituelle : chacun de ses fils avait pris
son indépendance spirituelle. Toutefois al-Hadrâmî avait réussi à
maintenir l'unité sociale de la tribu dans le Hawd, mais elle éclata
après sa mort. Les héritiers comme Sîdî al-Khayr ne se
contentèrent pas d'un rôle spirituel ; ils s'engagèrent dans la
compétition sociale déclenchant des conflits segmentaires. At-Turâd
w. al-Hadrâmî fut une figure de l'autorité tribale plus que
spirituelle tandis que Sîdî al-Khayr développa un prestige
religieux qui lui permit de se poser comme le représentant de la
Fâdiliyya, et c'est à partir de cette dimension mystique qu'il mena
son action pour la formation d'un groupe social indépendant. La
mort, presque simultanée 26, de ces deux figures marqua la fin d'une
époque de l'histoire de la Fâdiliyya et des Ahl at-Tâlib Mukhtâr,
dans le Hawd.
L'héritage
du fondateur
Nous
avons donc vu comment l'héritage spirituel et social de Muhammad
Fâdil se partagea et se dispersa entre ses successeurs. Les figures
marquant par leur charisme social et spirituel réussirent à capter
l'essentiel de cet héritage au détriment des autres qui furent
reléguées au second plan. Hormis les deux fils de Muhammad Fâdil
qui avaient réussi leur projet hors du Hawd, les autres n'eurent pas
de succès ; toutefois ils s'implantèrent dans l'espace de l'Afrique
occidentale et créèrent un réseau très actif, notamment dans la
propagation des idées du maître fondateur, dont se firent également
l'écho certains disciples.
Les
fils de Muhammad Fâdil, lesquels étaient candidats à un rôle de
premier plan après sa mort, étaient au nombre de douze 27. Comme
nous l'avons vu, cinq seulement bénéficièrent directement de cet
héritage : Sîdî `Uthmân, Sa'd Bûh, Mâ al-'Aynayn, Taqiyyu Allâh
et al-Hadrâmî ; en ce qui concerne at-Turâd, il appartenait à une
autre catégorie de successeurs. La tradition orale légitima cette
succession -- et la réussite exceptionnelle des quatre derniers
personnages -- par un processus de transmission du pouvoir temporel
et spirituel réglé d'avance par Muhammad Fâdil. Le shaykh avait
désigné à chacun de ses fils l'espace de son action et de ses
fonctions. Mais la concurrence souvent implicite qui s'installa entre
les frères montre bien que la tradition, selon laquelle les rôles
auraient été préétablis par le père, n'était qu'un discours de
légitimation de la part des bénéficiaires de ce partage, repris
plus tard par leurs successeurs. Le monopole de l'héritage nécessita
la production de ce discours pour barrer la route aux ambitions des
autres candidats potentiels. Sa'd Bûh évoquait l'opposition à
l'intérieur de la tribu à l'égard de l'autorité de al-Hadrâmî,
et affirmait que ce dernier ne s'était imposé que par la force. De
même Sîdî al-Khayr, qui s'était lancé dans un conflit avec son
neveu pour son autonomie tribale, montra que le droit de commandement
de la tribu confié à la lignée de al-Hadrâmî par Muhammad Fâdil
n'était pas aussi sacré ni éternel. D'ailleurs, même la version
selon laquelle Muhammad Fâdil avait ordonné à chacun de ses fils,
en particulier Sa'd Bûh et Mâ al-'Aynayn, de s'installer
respectivement dans le Trârza et le Sâgiya al-Hamrâ (Sahara
occidental), est incertaine ; elle pourrait être une reconstruction
postérieure. En effet, Sa'd Bûh voyagea dans plusieurs régions du
pays bidân avant de s'installer définitivement dans le Trârza ; il
en fut de même pour Mâ al-'Aynayn.
Par
conséquent ce n'est pas le « testament » de Muhammad Fâdil qui
donna à ses successeurs leur aura, mais plutôt leur valeur
individuelle. Le charisme personnel était le facteur essentiel du
succès de leur action sur le terrain. L'acte de désignation des
successeurs par Muhammad Fâdil -- s'il y eut réellement un tel acte
-- fut déterminé par sa connaissance préalable de leur qualité
d'homme d'action. Rappelons qu'avant de les envoyer conquérir de
nouveaux espaces, il garda ses fils à son service ; ce qui lui
permit de tester leur capacité.
Les
autres fils de Muhammad Fâdil trouvèrent devant eux un champ
spirituel et social monopolisé ; ils durent se résigner à jouer un
rôle d'auxiliaire : faire la quête de la zyâra au nom de leurs
frères ou remplir quelque mission auprès d'eux. Ils vécurent dans
l'ombre des figures principales, ce qui ne les empêcha pas de se
lancer de temps en temps dans des projets personnels. L'occupation de
l'espace bidân par des successeurs « désignés » obligea certains
fils de Muhammad Fâdil à chercher d'autres lieux pour éviter la
confrontation. C'est ainsi que l'Afrique de l'Ouest fut le terrain
privilégié des « exclus indirects » du pays bidân ; Abba w.
Muhammad Fâdil fut contraint, par exemple, de s'installer en
Casamance, où il finit par réussir à simplanter. Il avait, selon
la tradition, le don de maîtriser des forces invisibles (junûn). La
tradition légitimait ce don en rapportant que Muhammad Fâdil lui
avait transmis le secret de guérir les individus « habités par les
junûn » : une spécialité très demandée par ce milieu africain
dans lequel les esprits hantaient la vie quotidienne. Cela montre
l'adaptation des offres de services à la demande de la clientèle.
Le cas d'Abba n'était pas isolé puisque d'autres fils de Muhammad
Fâdil partaient du Hawd pour sillonner d'autres régions en quête
d'un lieu d'implantation. L'essaimage et la fragmentation de la
première génération répondent à une tradition développée
depuis la vie de Muhammad Fâdil ; ce dernier avait déjà envoyé
ses fils -- Mâ al-'Aynayn et Sa'd Bûh -- d'autres régions.
Hammoudi évoque le même processus pour la zâwiya de Tamgrout au
sud du Maroc. À la mort du saint fondateur, la zâwiya connut une
fragmentation et le départ des saints potentiels, souvent après une
querelle avec le frère successeur officiel (Hammoudi 1980 : 630).
Il
nous faut encore mentionner le devenir des disciples : tlâmîdh
(sing. tilmîdh) ou mawârîd (sing. murîd) de Muhammad Fâdil. Tout
d'abord nous soulignons la place qu'occupait cette catégorie dans la
tarîqa.
D'après
ad-Diyyâ, les mawârîd étaient répartis en trois catégories :
murîd al-irshâd (instruction), murîd at-tarqiyya (promotion
spirituelle) et murîd at-tarbiyya (éducation spirituelle). Les
mawârîd de la première catégorie rejoignaient le shaykh
uniquement pour s'instruire et se soumettaient à lui pour soigner
(islâh) leurs apparences extérieures et non leurs coeurs (salâh
al-qalb). Les mawârîd de seconde catégorie cherchaient à purifier
leurs coeurs (tahârat al-qalb) de toutes les mauvaises habitudes :
la jalousie, l'orgueil, la haine, l'ambition pour le prestige (jâh).
Ils cherchaient à acquérir les bonnes moeurs : ascétisme, renoncer
aux péchés, accepter le destin, la fidélité... Les mawârîd
at-tarbiyya, quant à eux, aspiraient à s'approcher de Dieu et à
entrer dans le monde de l'existence mystique (al-wujûd). Cette
troisième catégorie se composait de mawârîd qui s'investissaient
entièrement afin d'atteindre le plus haut degré de la mystique :
l'anéantissement (al-fanâ') (Wuld Muhammad Lahbîb : 160b, R).
Selon
le fils de Muhammad Fâdil, Mâ al-'Aynayn, il y avait deux niveaux
de parenté (qarâba) : la parenté spirituelle et religieuse
(al-qarâba ar-rûhiyya ad-diniya) d'une part, et la parenté de sang
(al-qarâba at-tîniyya) d'autre part. Mâ al-'Aynayn considère que
« la fraternité religieuse (`ukhuwwat al-islâm) est plus forte que
la fraternité de sang (`ukhuwwat an-nasab) » (Mâ al-'Aynayn c :
5). Cette option est en harmonie avec la vision que l'entreprise
religieuse veut instaurer, comme le dit Bourdieu (1994 : 206) : «
Les institutions religieuses travaillent en permanence, à la fois
pratiquement et symboliquement, à euphoriser les relations sociales,
y compris les relations d'exploitation (comme dans la famille), en
les transfigurant en relations de parenté spirituelle ou d'échange
religieux. »
Bien
que les confréries eussent prôné, voire exalté, des liens entre
leurs adeptes (ikhwân) fondés sur des bases échappant
(théoriquement) aux règles de la parenté tribale, il ne faut pas
négliger pour autant l'omniprésence de l'aspect tribal dans
l'organisation de ces confréries, surtout dans le pays bidân. La
majorité des tlâmîdh de Muhammad Fâdil devinrent des membres de
la tribu du shaykh : la parenté spirituelle (al-qarâba ar-rûhiyya)
se transformait en parenté de sang (qarâba at-tîniyya) au sens
large du terme. Cette adhésion au groupe social du saint s'accomplit
dans la durée, la protection religieuse offerte au tilmîdh devenant
avec le temps une protection sociale.
Entre
le murîd et le shaykh existait un rapport de subordination. Si
l'offre de sainteté était concrétisée par le travail d'éducation
de l'âme (tarbiyya ar-rûhiyya), le murîd se détachait, quant à
lui, de tout lien avec l'extérieur et se soumettait à la volonté
et au service de son shaykh : le statut d'un murîd se mesure par le
degré de sa fidélité et son obéissance. En plus des services
matériels qu'il lui fallait assurer (travaux domestiques,
élevage...), le murîd s'engageait à faire des offrandes (hadâyâ,
sing., hadiyya) 28. L'offrande « est la preuve de la sincérité du
murîd » (Wuld Muhammad Lahbîb : 162a, R). La littérature
hagiographique mystique sublime ce rapport entre le shaykh et le
disciple. Le disciple n'était plus un simple étudiant qui devait le
respect et quelques services à son maître. Dans le modèle
confrérique, le disciple ne cherchait pas chez son shaykh un
enseignement scolaire mais « l'éducation de l'âme ». Afin
d'imposer leur autorité symbolique et matérielle, les maîtres
confrériques élaboraient des codes moraux 29 qui liaient les
disciples à leur shaykh, réduisant le statut des disciples à la
soumission absolue, voire à la servitude, servitude acceptée
souvent avec satisfaction par le disciple 30 qui la considérait
comme une preuve de foi et comme une voie de salut.
Le
service (khidma), la soumission, l'obéissance absolue, l'humilité
et la renonciation sont mis en avant pour prouver la proximité du
disciple avec le shaykh, notamment pour les disciples qui sont
candidats potentiels à la succession du shaykh. C'est au sein de la
troisième catégorie (mawârîd at-tarbiyya) que les illustres
disciples sont comptés et leur rôle après la disparition de saint
est parfois décisif.
De
son vivant, Muhammad Fâdil autorisa quelques-uns de ses disciples à
donner le wird (plur. awrâd : litanie) en son nom. Pour assurer la
diffusion de sa tarîqa, il procéda à l'envoi de certains dans
d'autres régions du pays bidân, comme Muhammad Fâdil w. Baydî,
son cousin, à qui il permit d'aller s'installer dans l'Adrâr.
D'après al-Mukhtâr w. Hâmidûn, Muhammad Fâdil w. Baydî fut le
premier des Ahl at-Tâlib Mukhtâr à quitter le Hawd. Il se rendit
en Adrâr en 1266H/1840-50, visita Marrakech et Fès avant de
s'installer d'une façon définitive dans l'Adrâr (Wuld Hâmidûn :
11).
Dès
son installation en Adrâr, Muhammad Fâdil w. Baydi se consacra à
la formation de nouveaux disciples dans cette région, constituant sa
propre clientèle religieuse. Il entama également la construction
d'un petit village nommé Jrayf, qui devint le centre de la famille.
Il se distingua en encourageant ses disciples au travail de la terre
:
«
De l'ermitage qu'ils avaient construit à Legdim dans l'Est d'Ouadân,
le Cheikh dirigeait les défrichements, le forage des puits, les
cultures de palmeraies et de céréales. L'Adrâr lui doit le puits
de Touijinit, coffré en pierres, profond de 3 m sur la rive
orientale de la Sebkha, les champs de Legdim et surtout la belle
palmeraie de Jraïf » (Du Puigaudeau 1951 : 1219).
Il
revint de La Mecque avec un architecte tunisien pour la construction
d'une nouvelle maison appelée plus tard Ziyâra puisque c'est dans
cette demeure que Muhammad Fâdil w. Baydî fut enterré. Muhammad
Fâdil w. Baydî avait gardé des liens étroits avec son shaykh au
Hawd ; il était, selon ad-Diyyâ', parmi les disciples les plus
généreux envers son maître à travers ses hadâyâ (offrande)
(Wuld Muhammad Lahbîb : 161a, R).
Après
la mort de Muhammad Fâdil, et contrairement à ce qu'avance Du
Puigaudeau, Muhammad Fâdil w. Baydî ne prit pas la direction de la
Fâdiliyya ; il conserva les mêmes liens avec les successeurs de son
maître, notamment Taqiyya Allâh, qui était « son ami spirituel »
(sâhibuhu ar-rûhî), auquel « il envoyait des caravanes chargées
d'offrandes » (Wuld Shaykh Mâmîn : 6). De plus, la tradition
rapporte que Muhammad Fâdil w. Baydî était stérile, et que ce
n'est qu'en sollicitant la baraka de Taqiyya Allâh qu'il put avoir
son premier enfant, auquel il donna d'ailleurs le nom de Taqiyyu
Allâh (ibid.). Cette dépendance vis-à-vis du shaykh et de ses fils
n'était que symbolique, Muhammad Fâdil w. Baydî créa sa propre
entreprise religieuse en Adrâr.
Si
la plupart des disciples restèrent fidèles aux successeurs du
shaykh fondateur, il arriva que d'autres manifestent une certaine
opposition à ses héritiers. Ce fut le cas de Muhammad Fâdil w.
Muhammad Lahbîb, l'auteur du volumineux texte hagiographique
ad-Diyyâ'. Il a accompagné Muhammad Fâdil tout au long de sa vie
de saint. Sa parenté maternelle avec le shaykh s'était renforcée
par son mariage avec l'une de ses filles. Après la mort du maître,
il la répudia et refusa de lui rendre l'une de ses servantes
(jâriyya). Furieuse, elle eut recours à ses frères pour la
récupérer. Informé, Taqiyyu Allâh décida de partir chez Muhammad
Fâdil w. Muhammad Lahbîb. À son arrivée, une dispute s'engagea
entre eux : Taqiyyu Allâh se sentit provoqué et ordonna au ciel de
tomber sur la terre. Effrayés les cousins de Muhammad Fâdil w.
Muhammad Lahbîb l'obligèrent à rendre la domestique (ibid. : 4).
Le résultat de ce duel entre les deux fils initiatiques du shaykh
fut en la faveur de son héritier généalogique. Ce défi du
disciple au fils du shaykh remettait implicitement en cause la
légitimité héréditaire basée sur les liens du sang. Muhammad
Fâdil w. Muhammad Lahbîb ne se soumit pas à la tradition mystique
selon laquelle « le fils du shaykh est comme le shaykh », une
formule qu'il cita lui-même plusieurs fois dans ad-Diyyâ'. Notons
que ce disciple n'appartient pas à la tribu des Ahl at-Tâlib
Mukhtâr. Malgré les nombreuses années passées en compagnie de son
shaykh et le rapport très fort et intime qu'il a tissé avec la
famille en se mariant à une fille de maître, il retourna au sein de
sa tribu dès la mort de Muhammad Fâdil et rompit le lien
matrimonial. Sans aller jusqu'à contester la succession des fils du
shaykh, il prit sa distance avec eux et n'hésita pas à les défier
chaque fois que ses intérêts étaient touchés. La confrontation
entre le disciple et les successeurs de saint fondateur est
récurrente dans la tradition confrérique. Elboudrari cite le cas
d'un disciple qui refusa de reconnaître l'autorité du fils de son
shaykh après sa mort (Elboudrari 1991 : 524) ; d'ailleurs, au sein
de certaines confréries c'est le disciple qui a pris la succession
(Hammoudi 1997 : 787). À la mort de l'introducteur de la Tijâniyya
en Mauritanie, Muhammad al-Hâfiz (1832), la succession fut assumée
par un disciple, Sîdî Muhammad w. Sîdna, surnommé Baddî 31.
Soulignons qu'après la mort de Muhammad al-Hâfiz, de nombreux
disciples ont continué à solliciter sa femme pour la transmission
de wird et la bénédiction de saint défunt.
Les
leçons d'une succession
Le
processus de routinisation du charisme s'insère dans un modèle
décrit par M. Weber 32 comme « primitif ». Selon ce modèle, le
successeur est désigné par le détenteur du charisme, qui choisit
avant sa mort celui qui sera le nouveau porteur du charisme. Le
fondateur évite ainsi les luttes qui peuvent naître à sa
disparition. Un deuxième élément important et décisif dans les
phases ultérieures est la transformation de ce charisme en un
charisme héréditaire. Muhammad Fâdil, en choisissant son fils,
restreignit la succession à sa famille. Le charisme devint donc «
une qualité de sang ».
La
transmission généalogique répond à une stratégie dans le
processus de la formation du charisme du saint fondateur lui-même.
L'un des éléments primordiaux du charisme de Muhammad Fâdil était
d'ordre généalogique puisqu'il se présentait comme un descendant
du Prophète : sharîf (plur., shurfa) 33. En se présentant comme
héritiers du Prophète, les shurfa « sont considérés comme
héritiers de la puissance mystique de leur ancêtre, le Prophète »
(Garcia-Arenal 1990a : 247). La sainteté du sharîf trouve son
fondement non seulement dans la piété et les compétences
intellectuelles de la personne concernée, mais dans un héritage
symbolique reposant sur une légitimité de sang à travers une
généalogie parentale « biologique » qui remonte au Prophète. De
plus, la manifestation charismatique des saints musulmans se traduit
souvent par les karâmât (miracles) et la baraka (bénédiction
divine). Or, la baraka du shaykh était consolidée par son origine
chérifienne puisqu'il était porteur de sang prophétique.
D'ailleurs, c'est cette ascendance qui constitua une source
préférentielle de la baraka dans la mesure où ce fut « [...]
l'affirmation de la supériorité de la base généalogique de la
baraka, sur son fondement miraculeux » (Geertz 1992 : 60), qui lui
donna une dimension importante : « La sainteté devait, bien
évidemment, s'accompagner de prodiges mais elle était transmise par
voie de sang, ce qui représente bien des avantages » (id.). C'est
donc par une articulation et une interaction entre le charisme
héréditaire et le charisme personnel que le processus de la baraka
se forgea. D'ailleurs, même au niveau de la transmission
initiatique, Muhammad Fâdil restait attaché à la référence
généalogique, la chaîne mystique se confondant avec la lignée
généalogique jusqu'au dixième ancêtre.
Ainsi
le fait que la succession soit restreinte à la descendance directe
du saint répond-il à un schéma fondamental dans la formation de la
sainteté de la famille. Il faut noter que ce modèle de transmission
généalogique s'inscrit dans une longue tradition qui n'est pas
propre au lignage saint mais s'applique également au milieu savant.
C'est ainsi qu'au Maghreb se sont constituées des maisons de science
basées sur la reproduction dynastique du corps des `ulamâ' (sing.
`âlim : savants) puisque les charges religieuses officielles étaient
héréditaires (Touati 1993 : 65). Le pays bidân a connu le même
phénomène. À Walâta, ville de tradition scripturaire, les
fonctions d'imâm 34 et de qâdî (juge) de la ville, deux fonctions
hautement symboliques, étaient réservées à quelques familles
comme celle de Lamhâjîb. L'auteur de Manh, qui appartenait à la
fraction des imâmat de Lamhâjîb, a cherché à justifier ce
monopole en remontant à l'époque du Prophète en comparant ce
monopole au monopole de Quraysh (tribu de Prophète) de la fonction
de l'imâmat à La Mecque (Wuld Ahmad al-Mustafâ al-Mahjûbî :
302). Manifestement le monopole exercé par les Lamhâjîb sur la
fonction de l'imâmat de la grande mosquée de Walâta était
contesté. Cette contestation se traduit par la position de
l'illustre faqîh (jurisconsulte) Muhammad Yahya al-Walâtî
(1843-1912) de la tribu des Awlâd Dâwud qui prononça une fatwâ
(plur. fatâwî : consultation juridique) contre la prière du
vendredi dans la mosquée de la ville 35. Il a lui-même boycotté la
prière dans cette mosquée sous prétexte que l'imâmat était
monopolisé par Lamhâjîb et, selon lui, le fait que cette fonction
soit devenue héréditaire n'est pas conforme à la loi religieuse.
C'est probablement pour cette raison que Abû Bakar des Lamhâjîb
s'est placé en défenseur de sa tribu quand il répliqua : «
L'imâmat des gens de Walâta est conforme à la loi, il n'est pas
héréditaire, il ne peut demeurer que chez ceux qui le méritent au
nom de la loi divine » (id.). En outre, la sainteté et l'hérédité,
fondées sur une ascendance prophétique, étaient source de
polémiques au sein des milieux lettrés. Des `ulamâ' très
illustres réfutèrent la thèse de l'origine, en tant que source de
sainteté et prestige religieux et social. Zarrûq (m. 899H/1493-4)
n'hésita pas à condamner ouvertement cette idéologie du sang
(Garcia-Arenal 1990b : 1035). Le faqîh Al-Maqrî dénonça lui aussi
ce phénomène en mettant en cause la noblesse de syndic des shurfa
(naqîb ash-shurafâ') (Ahmad Bâba at-Tinbaktî : 179f). Comme
ailleurs au Maghreb, l'origine chérifienne était un sujet de débats
et de controverses dans le pays bidân. L'une des figures de la
tradition savante au Hawd, al-Gasrî (m. 1820), répondit, dans l'une
de ses fatâwî, à une question concernant la préférence entre le
sharîf et le savant « le sharîf est plus vertueux (afdal) que le
savant sur le plan généalogique (nasab), et le savant est plus
vertueux sur le plan du savoir (`ilm), mais la vertu du savoir est
supérieure à celle de la généalogie (nasab) » (al-Gasrî : 18).
Touati
(1993 : 92) souligne que la légitimité religieuse par l'ascendance
trouve sa source dans le milieu saint et les shurfa avant qu'elles ne
soient acculturées dans l'islam scripturaire. Dans notre cas
précisément, une autre dimension s'ajoute pour accentuer ce droit
de l'hérédité et de la légitimité fondées sur l'ascendance. Il
s'agit de la dimension tribale. Dans une société profondément
tribale où les champs politique, social et religieux sont structurés
par les règles de la parenté, cette idéologie du sang ne peut que
se renforcer 36. Étant donné que les saints sont souvent derrière
la fondation des tribus et que le modèle confrérique épouse la
forme tribale, la succession religieuse se calque sur la succession
dans le système tribal. Comme la chefferie tribale reste au sein de
la lignée de l'ancêtre éponyme, la chefferie spirituelle obéit
aux mêmes règles. L'initiative des premiers successeurs de Muhammad
Fâdil de partager les rôles entre spirituel et tribal n'a pas créé
une autre alternative à la succession héréditaire à la tête de
la Fâdiliyya. Nous constatons donc que la dimension tribale s'ajoute
à d'autres éléments propres à la sainteté et au sharaf pour
soutenir l'hérédité dans le processus de la succession. Ainsi,
l'hérédité des charges trouve ses supports dans des multiples
références ; la sainteté et le sharaf ne font parfois que
consolider cette pratique.
L'hérédité
comme solution de succession change le sens de la domination. La
domination charismatique du fondateur était fondée sur une grâce
personnelle extraordinaire, caractérisée par le dévouement des
sujets à la cause d'un homme (Weber 1959 : 102). Ces qualités
essentielles de la domination charismatique perdaient leur sens avec
le modèle gestionnaire puisque le charisme personnel pouvait faire
défaut au candidat à la succession. Nous nous trouvons, dans ce
cas, face à une domination de type traditionnel car « avec la
routinisation, le groupement de domination charismatique débouche
largement sur les formes de la domination quotidienne » (Weber 1995
: 332). Nous avons montré comment al-Hadrâmî imposa par la force
physique son autorité sur la tribu ; le dévouement au chef n'était
plus volontaire mais forcé. De plus, malgré l'aspect de
légitimation religieuse, son autorité devint de plus en plus
sociale. Il incarnait moins le shaykh de la Fâdiliyya que le shîkh
37 des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, ce premier statut étant surtout celui
de son frère Taqiyyu Allâh qui s'était retiré des affaires
politiques de la tribu. La tradition orale, qui le présente comme un
grand sûfî en retraite mystique (khalwa), laisse penser que
l'héritage spirituel de Muhammad Fâdil dans le Hawd fut capté par
Taqiyyu Allâh.
L'engagement
dans la vie sociale affaiblit et exclut donc progressivement le
capital spirituel du successeur désigné à cette fonction. Cela
dit, la domination charismatique du fondateur Muhammad Fâdil n'était
pas limitée au spirituel ; elle s'étendait au champ social.
Muhammad Fâdil était impliqué dans la vie sociale, politique et
économique de son groupe, mais contrairement à son héritier, son
engagement fut perçu comme une irruption du sacré dans le profane,
comme une incarnation du spirituel dans le temporel ; la tâche de
Muhammad Fâdil s'inscrivit dans le modèle prophétique. D'ailleurs,
le fait qu'il déléguât la direction des affaires de la tribu à
son fils al-Hadrâmî, exprimait la volonté du saint de transcender
les contradictions du quotidien pour conserver une certaine distance
vis-à-vis des affaires temporelles, distance qui maintenait et
renforçait son statut de saint.
La
« routinisation » du charisme modifie son caractère initial. Le
successeur s'engage de plus en plus dans le temporel au détriment de
son rôle spirituel. Par ailleurs, le shaykh confrérique se
transforme rapidement en shîkh tribal, tout en conservant parfois
des traditions ostentatoires de caractère religieux. Ce passage du
pouvoir religieux au pouvoir politique et social est devenu l`un des
faits marquants de l`évolution spirituelle et sociale de la
Fâdiliyya. La conquête du pouvoir social débute souvent par
l`acquisition d`un pouvoir spirituel de caractère charismatique et
c`est par un processus de routinisation que la transformation se
produit.
Dans
l`histoire de la Fâdiliyya et des Ahl at-Tâlib Mukhtâr, les
principaux groupes fractionnels de la tribu furent d'abord fondés
par des descendants qui menèrent une action de chef confrérique sur
le plan religieux, avant que leur autorité spirituelle ne devienne
sociale, notamment après leur disparition. Le cas de al-Hadrâmî
est une illustration de ce phénomène. C'est aussi le cas de Sîdî
al-Khayr w. Muhammad Fâdil qui entra en rivalité, au début du
siècle, avec son neveu at-Turâd w. al-Hadrâmî. À la fin des
années trente, le même processus se produisit, cette fois entre les
petits-fils de al-Hadrâmî qui rivalisèrent pour le contrôle de la
tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr et la tarîqa, mais chacun d'eux se
fonda sur une légitimité de nature différente, l'une sociale et
l'autre spirituelle.
Dans
notre cas, les héritiers n'étaient pas seulement que de simples
gestionnaires de l'héritage du saint fondateur, comme Elboudrari le
souligne en opposant le modèle fondateur au modèle gestionnaire. Il
fonde cette opposition sur le niveau de la pratique du saint. Le
modèle fondateur se caractérise par l'appropriation symbolique d'un
espace géographique par le saint où s'inscrivent les signes de sa
sainteté, l'organisation et la monopolisation des activités
religieuses, le caractère strictement religieux, et l'économie de
la redistribution. En revanche le gestionnaire se trouve à la tête
d'un capital symbolique et charismatique de saint fondateur, sa
vocation est la gérance de ce capital. La domination charismatique,
avec les gestionnaires, déborde vite sur le domaine économique et
politique (Elbourdrari 1985b : 503-504).
À
travers le cas de la Fâdiliyya les successeurs n'étaient pas que de
simples gestionnaires d'un capital charismatique légué par le
fondateur. Les itinéraires de Mâ al-'Aynayn et de Sa'd Bûh, même
s'ils ne furent pas des successeurs directs dans l'espace de la
naissance de la tarîqa, relativisent la thèse avancée par
Elboudrari. Les deux personnages ont conquis un espace symbolique et
ont instauré leur pouvoir indépendamment du charisme et du capital
symbolique de leur père. Ils se sont installés dans des espaces où
l'influence de Muhammad Fâdil est inexistante. De même pour les
successeurs directs, restés sur le lieu de la fondation de la
tarîqa, ils ne s'en sont pas tenus à un rôle de gestionnaire. La
lutte pour la succession et le nombre important des candidats font du
successeur non seulement un gestionnaire mais également un
personnage que celui-ci est contraint d'enrichir en renouvelant le
charisme et en y ajoutant son propre capital symbolique pour en
accroître la sainteté initiale. Les moments de confrontation entre
les protagonistes sont propices à la reproduction du charisme ; la
sainteté et l'héritage du saint fondateur ne jouent qu'un rôle
secondaire. Chaque candidat est conduit à développer ses propres
capacités et ses propres valeurs, à s'approprier son espace
symbolique, géographique et social, à réorganiser autour de lui
une communauté religieuse, et à innover dans les pratiques et les
normes de la tarîqa du fondateur. D'ailleurs, au cours de l'histoire
de la Fâdiliyya et à travers toutes ses branches, la question de la
succession a soulevé des confrontations permanentes. Ces moments
étaient l'occasion de la reproduction de la sainteté. Tout en
s'appropriant l'héritage du saint fondateur, les successeurs
dépassent le rôle de simple gestionnaire de son héritage pour
inscrire leur oeuvre dans une dynamique de refondation.
Certes,
avec la génération des successeurs, nous observons un engagement et
une extension du rôle de la confrérie aux domaines politique,
social et économique. Cependant ce fait ne signifie pas que les
successeurs ne reproduisent pas les signes de la sainteté et se
limitent au capital accumulé par le fondateur. À plusieurs reprises
ces successeurs se transforment eux-mêmes en saints fondateurs, et
leur charisme personnel et leur capital symbolique servent à
d'autres processus de succession.
Enfin,
la transmission héréditaire pose le problème de la relation entre
la transmission héréditaire et la transmission initiatique. Qu'il
sagisse des protagonistes directs (c'est-à-dire des héritiers
généalogiques) ou des héritiers initiatiques, « la routinisation
ne va pas sans lutte » (Weber 1995 : 332). Les disciples de Muhammad
Fâdil étaient exclus de la succession confrérique. La priorité
fut donnée d'abord aux fils biologiques (at-tînî) sur les fils
spirituels (ar-rûhî). Les descendants de la généalogie
spirituelle (disciples) se trouvaient exclus de la succession au
détriment des descendants de la généalogie « biologique ». Le
discours qui fait l'éloge de la fraternité religieuse unissant les
membres de la tarîqa laisse place dans les moments décisifs à la
fraternité tribale. Les disciples, dès la mort du saint fondateur,
eurent l'obligation (moralement) de faire allégeance au nouveau
successeur, sans quoi il fallait chercher de nouveaux espaces
d'influence tout en gardant un lien de dépendance symbolique avec la
famille du maître. Cependant, certains disciples de Muhammad Fâdil
manifestèrent leur opposition aux successeurs du saint.
*
Le
saint fondateur réussit à mettre en oeuvre une stratégie
dynastique basée sur le prestige de l'ascendance. Par ce mécanisme,
il assura la continuité de la direction de la tarîqa parmi ses
descendants directs. C'est aussi ce mécanisme qui modifia le sens
des traits symboliques de la fondation de la tarîqa. La légitimité
spirituelle devint liée à la légitimité généalogique parentale,
ce qui rendit le pouvoir confrérique dépendant du pouvoir tribal.
Cependant, plus le chef désigné s'impliqua dans les affaires
sociales, plus il perdit son autorité spirituelle et le contrôle de
la tarîqa. Ce phénomène finit par aboutir à une dualité entre la
fonction spirituelle et la fonction temporelle avec une tendance à
leur séparation. Cet état provoqua une forte rivalité entre les
descendants de la famille pour l'exercice du monopole de ces deux
fonctions. En somme, la transformation du fonctionnement de
l'entreprise religieuse est une suite des processus de changement qui
se produisent au cours de l'histoire religieuse, sociale et politique
de la tarîqa.
Paris.
Notes
1 Muhammad Fâdil a vécu, selon son fils Taqiyyu Allâh, 74 ans, 4 mois, 15 jours et 13 heures. Ce calcul est conforme aux dates de l'Hégire.
2 Nous employons dans notre travail le concept de saint comme équivalant au terme arabe walî, ainsi que sainteté comme walâya. Certes, les deux expressions appartiennent à un vocabulaire religieux chrétien, mais nous pensons qu'elles sont opérationnelles dans notre champ de recherche ; nous nous référons dans ce domaine à l'article de Chodkiewicz (1995).
3 Nous n'emploierons pas dans cette étude le terme maure, habituellement utilisé pour identifier la population de cette région. Nous adoptons le terme bidân, utilisé par les intéressés eux-mêmes pour se distinguer des autres cultures environnantes. Le terme trâb al-bidân (pays bidân) signifie littéralement pays des Blancs par contraste avec bilâd as-Sûdân (pays des Noirs). Néanmoins le terme bidân a une connotation plus culturelle et sociale que raciale ; un bidânî n'est pas forcément un Blanc. L'espace traditionnel de cette société bidân est limité au nord par Wâd Nûn (Sud marocain), au sud par le fleuve Sénégal, à l'ouest il commence à l'Atlantique, et s'étend jusqu'à l'Azawâd et à Arwân vers l'est (Nord malien).
4 Dans notre étude, nous nous sommes appuyé sur les manuscrits hagiographiques et biographiques concernant la famille de Muhammad Fâdil. Le plus important de ces textes est : Ad-Diyyâ' al-mustabîn fî-karâmât Shayhk Muhammad Fâdil b. Mâmîn, qu'on peut traduire par « La lumière éclatante concernant les prodiges de Muhammad Fâdil b. Mâmîn ». C'est un ouvrage hagiographique de plus de 500 pages, écrit durant la vie de Muhammad Fâdil par l'un de ses disciples Muhammad Fâdil Wuld Lahbîb. Le texte était achevé en 18 ramadân 1281 H/janvier 1865, trois ans avant la mort de Muhammad Fâdil. Nous nous sommes basé dans ce travail sur deux versions : une première copie de ad-Diyyâ se trouve à la bibliothèque de Rabat au Maroc. Cette copie fut achevée en 1900 par le copiste al-Mukhtâr b. at-Tâlib b. al-Mukhtâr b. al-Hayba, pour Mâ al-'Aynayn, fils de Muhammad Fâdil (Bibliothèque générale de Rabat, D1067). Une deuxième, recueillie à Nouakchott, auprès de at-Tâlib Akhyâr, a été écrite à la demande de Sa'd Bûh, fils de Muhammad Fâdil. Nous signalons chaque fois la version utilisée par la lettre (N) pour la version recueillie à Nouakchott, et (R) pour celle de Rabat.
L'utilisation de ces manuscrits demande une réflexion sur l'apport historique des textes hagiographiques, sachant qu'ils traitent essentiellement de miracles et de merveilleux. Cette caractéristique a longtemps empêché les récits hagiographiques d'être considérés comme des sources exploitables par la recherche historique, et a fortiori par les écoles « positivistes » qui s'appuient sur les faits historiques et les événements bien établis par les archives et autres sources « crédibles ».
Malgré la légende dorée qu'ils tissent autour des personnages, les textes hagiographiques fournissent des informations précieuses sur la vie d'un personnage, d'une époque donnée, d'un groupe social et d'un système de pensée et de pratique : « Au-delà des naïves décalcomanies de l'hagiographie, la uswa hasana [modèle exemplaire qui s'identifie à la vie et aux comportements du Prophète] demeure par conséquent pour l'historien de la sainteté en Islam un indispensable point de repère. Elle n'explique pas tout mais, sans elle, on n'explique rien » (Chodkiewicz 1996 : 518).
5 Enquête effectuée en mars-avril-mai 1995 au Hawd. Les récits à propos de la succession sont dans leur majorité identiques, notamment pour les premiers temps de la succession. Les principaux interviewés dans ce domaine sont : Hamma w. Sa'd Bûh w. at-Turâd w. al-Abbâs w. al-Hadrâmî w. Muhammad Fâdil, at-Turâd w. Bâba w. at-Turâd w. al-Hadrâmî w. Muhammad Fâdil, Ghaythî w. Mamma. w. Taqiyyu Allâh w. Muhammad Fâdil, et w. Sîd al-Khayr w. Muhammad Fâdil.
6 At-Turâd w. Bâba w. at-Turâd w. al-Hadrâmî w. Muhammad Fâdil, mars 1995, Bayribafât.
7 Élaborée dans les années soixante au Maroc par Gellner dans son étude sur les saints de l'Atlas (Gellner 1969, 1970), cette thèse trouva son application en Mauritanie dans le travail de Stewart. À la lumière de la théorie de la segmentarité et de la thèse de Gellner sur la fonction des saints, Stewart (1973) conclut que la société bidân est marquée par des conflits segmentaires, et que seuls les hommes de religion sont capables de maintenir la stabilité (ibid. : 65-66). Situant les hommes de religion hors des conflits segmentaires, Stewart trouva, dans le cas de Shaykh Sidiyya au Trârza (XIXe siècle), l'exemple paradigmatique du modèle de l'homme de médiation et qui arbitre grâce à son pouvoir spirituel (ibid. : 76). Certes, les hommes de religion étaient plus aptes, en raison de leur statut sacré, à intervenir dans les conflits entre les groupes ou les individus ; pourtant, cette fonction ne les cantonnait pas à l'extérieur de la société.
Le cas de Muhammad Fâdil et de ses fils illustre l'implication directe des hommes de religion dans la vie sociale et politique. La succession n'a fait qu'amplifier cette dimension.
8 Il a écrit l'un des textes les plus importants sur la vie culturelle dans le pays bidân : Manh ar-rabb al-ghafûr fî mâ ahmalahu sâhib fâth ash-shakûr (Wuld Ahmad al-Mustafâ al-Mahjûbî).
9 Le choix de lieu, Mahmûda, est, par la tradition, hautement symbolique. C'est Muhammad Fâdil qui baptisa cette localité. Selon Sa'd Bûh, Muhammad Fâdil usa de son pouvoir pour sauver cette localité connue sous le nom de Fanj, « chaque fois qu'un groupe s'y installait, il se voyait décimé ; le jour où le shaykh s'y établit, Dieu enleva sa malédiction ». Le shaykh demanda alors que le lieu porte le nom de Mahmûda (Sa'd Bûh a : 26).
10 Idem, note 6.
11 Les principales fractions de la tribu des Ahl at-Tâlib Mukhtâr au début du siècle sont : Ahl Shykh al-Hadrâmî, Ahl at-Tâlib Muhammd, Ahl Diyah, Ahl Shykh Khalîfa, Ahl al-Hâjj, Ahl Shaykhna Muhammad Ma'lûm, Ahl Akhyâr, Ahl Taqiyyu Allâh, Ahl at-Tâlib Abd Al-Bâqî, Ahl Ababak, Ahl Khyyâr w. at-Tâlib Muhammad, Ahl Sîdî al-Khayr, Ahl Sîdî Lamîn, Ahl Abba et Ahl Muhammad Laghdaf (Marty 1921 : 250-251). Nous constatons donc que les fractions portaient les noms des fils de Muhammad Fâdil.
12 Le Hawd, à la différence d'autres régions du pays, ne connut pas un système politique émiral. Il fut dominé successivement par deux chefferies tribales : Awlâd Mbârak et Mashzûf. L'organisation politique de ces chefferies n'atteignit pas le degré de fonctionnement et de dévolution d'un émirat (Boubrik 1998).
13 Cf. note 6.
14 Idem.
15 Selon at-Turâd w. Bâba, cette tribu se sépara des Ahl at-Tâlib Mukhtâr dans le passé ; ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que les Ahl Abd al-Bâqî demandèrent leur réintégration dans les Ahl at-Tâlib Mukhtâr, suite à un conflit qui les opposa à la tribu des Kunta, chez laquelle ils s'étaient réfugiés au début.
16 Idem, note 6.
17 Selon le chroniqueur de Walâta, lequel a connu les deux personnages, Taqiyyu Allâh est mort au mois de rabî 1311/nov.-déc. 1893, quant à Al-Hadrâmî il est mort en rajab 1311/janv.-fév. 1894 (Wuld Ahmad al-Mustafa al-Mahjubi : 46-56-68).
18 ANP, 9G 38, Service des affaires civiles, 44, Commissaire permanent du conseil de gouvernement au G.G., 29 juin 1916, p. 4.
19 Nous indiquons que, pour les groupes sociaux fondés par ces deux personnages, Ahl Sa'd Bûh et Ahl Shaykh Mâ al-'Aynayn sont restés très liés à la tribu-mère : les Ahl at-Tâlib Mukhtâr. Les Ahl Shaykh Mâ al-Aynayn, au nord du pays bidân, ont conservé par exemple le nâr, le signe de propriété des animaux, des Ahl at-Tâlib Mukhtâr (T) ce qui montre que ces liens n'étaient pas que symboliques.
20 ANN, E2/133. Lettre en arabe adressée par Sa'd Bûh à Saint-Louis, s.d.
21 Ce même texte fut retraduit dernièrement par Dedoud Ould Abdallah sous le titre : « Exhortation à l'usage de tous et en particulier aux proches pour mettre en garde contre la guerre aux Français » (Ould Abdallah 1997).
22 ANN, E/2/133, dossier des Ahel Cheikh Saad Bouh, Sa'd Bûh au commandant du pays bidân (amîr ard al-bidân), s.d. (notre traduction).
23 Idem.
24 ANN, E/2/133, 139, le capitaine commandant le cercle de Trarza, Boutilimit, 11 février 1916.
25 ANN, E/2/133, a 161, Gouvernement des colonies, lieutenant-gouverneur du Haut-Sénégal au Commissaire du G.G. en Mauritanie à St-Louis, Bamako 3 juin 1915.
26 Sîdî al-Khayr mourut le 4 décembre 1916 ; quant à at-Turâd, il décéda le 28 janvier 1917.
27 Muhammad Fâdil avait quarante-huit fils, quelques-uns étaient morts de son vivant. La majorité des autres étaient en bas âge ; avant sa mort, une dizaine seulement avaient l'âge et la notoriété leur permettant d'assumer un rôle important. Wuld Lahbîb mit l'accent sur onze d'entre eux : Sîdî `Uthmân, al-Hadrâmî, at-Tâlib Akhyâr, Muhammad Laghdaf, Ahmad al-Hayba, Mâ al-'Aynayn, Sa'd Bûh, al-Qutb, Muhammad al-Ghayth, Muhammad Abd al-Wahhâb, aj-Jîh al-Mukhtâr.
28 La hadiyya est appelée également zyâra.
29Mâ al-'Aynayn consacra une partie de son livre Nat al-bidâyât wa tawsîf an-nihâyât aux règles et aux codes qui gèrent le rapport entre le disciple et son shaykh (Ma al-'Aynayn a).
30 Voir à ce sujet le travail de Hammoudi (1997 : 81-97) à propos d'un saint au sud du Maroc au XIXe siècle.
31 Il est l'auteur d'un important texte hagiographique sur son maître (Wuld Sîdna).
32 Auparavant les chercheurs ont accordé à la sociologie religieuse de M. Weber peu d'attention. Ces dernières décennies, avec le regain de phénomène religieux, ses travaux ont commencé à connaître une certaine propagation. Toutefois, dans les études sur l'islam, la sociologie des religions de Weber n'a pas suscité d'intérêt, hormis quelques rares travaux comme ceux de Hassan Elboudrari (1985a, 1991), la référence wébérienne demeure absente.
33 Le phénomène du shérifisme est étroitement lié à l'histoire du Maroc, à tel point que certains chercheurs le considèrent comme un phénomène qui singularise ce pays, « non seulement par rapport à l'ensemble du monde arabe, mais aussi par rapport au reste du Maghreb » (Sebti 1986 : 439). Cependant, des études récentes (Touati 1994 : 229) ont traité de ce phénomène dans les pays avoisinants pour montrer le rôle qu'il a joué dans l'histoire locale.
34 Elle concerne la conduite de la prière, fonction qui peut se combiner avec d'autres titres du chef d'une communauté ou d'un groupe.
35 Le phénomène de l'héritage des charges religieuses officielles et les tensions qu'il suscite ne sont pas propres à cette région puisque, déjà au XVe siècle, l'auteur de al-Mi'yâr, al-Wansharîsî (m. 1508), protestait devant la multiplication des maisons de science dynastique au Maghreb, et qualifie l'hérédité dans ce domaine de bid'a (innovation blâmable) (Touati 1993 : 65).
36 Ce rapport entre la généalogie (nasab), le religieux et la chefferie tribale est étudié par C. Hamès dans le cas du Maghreb au Moyen Âge (Hamès 1987, 1991).
37 Nos informateurs mettent l'accent sur la différence sémantique entre le terme de shaykh et celui de shîkh. Le premier désigne en particulier le chef confrérique, le deuxième renvoie au chef politique et tribal.
Bibliographie
Archives
nationales de Nouakchott (ANN)
E/2/133
: Ahl Cheiekh Saad Bouh Ahl C/ Mohemd Fadel
Ahmad
Bâbâ at-Tanbaktî
Nayl
al-ibtihâj, ms, BNP, 5278, Paris.
Al-Gasrî
Nawâzil
al-Gasrî, ms, IMRS, 3340, Nouakchott.
Boubrik,
R.
1996
« Sainteté et espace en Mauritanie : Shaykh Sa'd Bûh », Islam et
Société au Sud du Sahara, 10 : 155-168.
1998
« Hommes de Dieu, hommes d'épée : stratification sociale dans la
société bidân », Journal des Africanistes, 68 (1-2) : 261-291.
1999
Saints et société en Islam : la confrérie ouest-saharienne
Fadiliyya, Paris, CNRS Éditions.
Bourdieu,
P.
1994
Raisons pratiques, Paris, Éditions du Seuil.
Chodkiewicz,
M.
1995
« La sainteté et les saints en islam », in H. Chambert-Loir &
C. Guillot, eds, Le culte des saints dans le monde musulman, Paris,
École française d'Extrême-Orient : 13-32.
1996
« Le modèle prophétique de la sainteté en Islam », in Société
et cultures musulmanes, Paris, AFEMAM, Université des sciences
humaines de Strasbourg, CNRS : 505-518.
Coppolani,
X.
1899
Rapport d'ensemble sur ma mission au Soudan français (1re partie :
chez les Maures), Paris, Impr. F. Levé.
Du
Puigaudeau, O.
1951
« La Ziara du Cheikh Mohamed Fadel (Adrar) », Bulletin de l'IFAN,
XIII : 1219-1228.
Elboudrari,
H.
1985a
La « Maison du cautionnement ». Les Shurfa d'Ouezzane de la
sainteté à la puissance : étude d'anthropologie religieuse et
politique (Maroc : XVIIe-XXe siècles), Thèse, EHESS.
1985b
« Quand les saints font les villes. La lecture anthropologique de la
pratique sociale d'un saint marocain du XVIIe siècle », Annales
ESC, 3 : 489-508.
1991
« Transmission du charisme et institutionnalisation, XVIIe-XIXe
siècle », Al-Qantara, XII : 523-535.
Garcia-Arenal,
M.
1990a
« La conjonction du sûfisme et sharifisme au Maroc : le mahdî
comme sauveur », Revue du Monde musulman et de la Méditerranée,
55-56 : 232-256.
1990b
« Sainteté et pouvoir dynastique au Maroc : la résistance de Fès
aux Sadiens », Annales ESC, 4 : 1019-1042.
Geertz,
C.
1992
Observer l'islam, Paris, La Découverte.
Gellner,
E.
1969
Saints of the Atlas, London, Weindefel & Nicolson.
1970
« Pouvoir politique et fonction religieuse dans l'Islam marocain »,
Annales ESC, 3 : 699-713.
Hamès,
C.
1987
« La filiation généalogique (nasab) dans la société d'Ibn
Khaldûn », L'Homme, 102 : 99-118.
1991
« De la chefferie tribale à la dynastie étatique : généalogie et
pouvoir à l'époque almohado-hafside (XIIe-XIVe siècles) », in P.
Bonte et al., Al-ansâb. La quête des origines, Paris, Maison des
sciences de l'Homme : 101-140.
Hammoudi,
A.
1974
« Segmentarité, stratifications sociales, pouvoir politique et
sainteté. Réflexion sur les thèses de Gellner », Hespéris
Tamouda, XV : 147-180.
1980
« Sainteté, pouvoir et société : Tamgrout aux XVIIe et XVIIIe
siècles », Annales ESC, 3-4 : 615-641.
1997
Master and Disciple, Chicago-London, The University of Chicago Press.
Jamous,
R.
1981
Honneur et baraka, Paris-Cambridge, Éditions de la Maison des
sciences de l'homme-Cambridge University Press.
Le
Chatelier, A.
1899
L'Islam dans l'Afrique occidentale, Paris, Steinheil.
Ma
al-'Aynayn
s.d.
a Na't al-bidâyât wa tawsîf an-nihâyât, Dar al-Fikr, s.l.
s.d.
b Hidâyatu man hârâ fî muhârabat an-nasâra, ms, Bibliothèque
générale de Rabat, D1477, Rabat.
s.d.
c Mufîd ar-râwî `alâ annî mukhâwî, texte lithographique,
Bibliothèque privée, Nama w. Abd al-Fatâh, Nouadibou.
Marty,
P.
1921
Études sur l'Islam et les tribus du Soudan, t. 3 : Les tribus maures
du Sahel et du Hodh, Paris, Leroux.
Ould
Abdallah, D.
1997
« Guerre sainte ou sédition blâmable : un débat entre shaikh Sa'd
Bu et son frère shaikh Ma al-Ainin », in D. Robinson & J.-L.
Triaud, eds, Le temps des marabouts, Paris, Karthala : 119-155.
Ould
Cheikh, A.
1991
« La tribu comme volonté et comme représentation », in P. Bonte
et al., Al-ansâb. La quête des origines, Paris, Maison des sciences
de l'Homme : 201-237.
Saad
Bouh [Sa'd Bûh]
1909
« Un mandatement de Saad Bouh à Ma el Aïnin », L'Afrique
française, 11 : 225-232.
a
an-Nasîha al-Khâssa wa al-'amma fî at-tahdhîr min muhârabat
al-farânsa, ms, Bibliothèque privée, Abd al-Karîm w. az-Zayyâd,
Bîr as-Saâda (sur la route de Rousou), Mauritanie.
b
Sans titre, ms, Institut islamique de Mama o/ cheikh Med
Taghioullah, Nouakchott.
Sebti,
A.
1986
« Au Maroc : sharifisme citadin, charisme et historiographie »,
Annales ESC, 2 : 433-457.
Stewart,
C.-C.
1973
Islam and Social Order in Mauritanie, Oxford, Clarendon Press.
Touati,
H.
1993
« Les héritiers : anthropologie des maisons de sciences maghrébines
», in H. Elboudrari, ed., Mode de transmission de la culture
religieuse en islam, Le Caire, Institut français d'archéologie
orientale : 65-92.
1994
Entre Dieu et les hommes, Paris, Éditions de l'École des hautes
études en sciences sociales.
Weber,
M.
1959
Le savant et le politique, Paris, Plon.
1995
Économie et société, t. 1, Paris, Pocket.
Wuld
Ahmad Al-mustafa Al-mahjûbî, T.
Manh
ar-Rab al-ghafûr min dhikr mâ ahmala sâhib fath ash-shakûr, ms
(microfilm origine Tombouctou), Dadoud ould Abdallah, Nouakchott.
Wuld
Hâmidûn, M.
Ahl
Shaykh Muhammad Fâdil, multig., IMRS (n'est pas répertorié).
Wuld
Muhammad Lahbîb, M.
Ad-Diyyâ'
al-musatbîn fî karâmât Shaykh Muhammad Fâdil b. Mâmîn, ms,
Bibliothèque générale de Rabat, D 1067, Rabat (R) ; et
Bibliothèque privée, at-Tâlib Akhyâr, Nouakchott (N).
Wuld
Shaykh Mâmîn, M.
Hayât
al-'abid al-awwal fî hayâti Shaykh Muhammad Taqiyyu Allâh, ms,
IMRS, 3244, Nouakchott.
Wuld
Sîdna, S.
Nuzhat
al-mustami' wa-l-lâfid fî manâqib Shaykh Muhammad al-Hâfiz, ms,
Bibliothèque privée, Muhammad al-Hâfiz w. as-Salak, Nouakchott.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire