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jeudi 28 juin 2012

Les références shâdhilies dans le Kitâb al-Mawâqif d’Abd el-Kader









Éric Geoffroy



Les nombreuses citations des maîtres shâdhilis qui émaillent le texte des Mawâqif sont telles des signatures du parachèvement initiatique qu’a constituée l’affiliation d’Abd el-Kader au cheikh Muhammad al-Fâsî. Elles témoignent également des affinités existant entre l’école shâdhilie et l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. Ces références ont trait pour l’essentiel à l’exégèse shâdhilie des sources scripturaires ; un tel souci herméneutique, on le sait, est bien le propos des Mawâqif. Parmi les thèmes mis en exergue par Abd el-Kader figurent la préférence pour la « nuit de la constriction » sur le « jour de la dilatation », la concentration sur Dieu seul et l’extrême méfiance à l’égard des faveurs surnaturelles, l’axialité de la Réalité muhammadienne et de l’héritage prophétique.




Plan
Un héritage herméneutique
Les auteurs shâdhilis cités
Les thèmes doctrinaux shâdhilis dans le Kitâb al-Mawâqif
Conclusion 





Dans le cheminement initiatique, il arrive parfois que l’aspirant ait plusieurs maîtres spirituels avant de parvenir au « sevrage » (fitâm). Ce processus était du moins fréquent dans les milieux soufis au cours des périodes antérieures, comme l’illustre le cas d’Abd el-Kader. Si celui-ci se nourrit du patrimoine familial qâdirî, et s’il a contracté une affiliation secondaire auprès de cheikh Khâlid Naqshbandî durant sa jeunesse, il est avant tout un « héritier des sciences akbariennes1 », disciple de type uwaysî d’Ibn ‘Arabî, dont il actualise la doctrine dans ses Mawâqif. 



Pour autant, afin que la réalisation spirituelle (tahqîq) d’Abd el-Kader soit effective, et que ses prédispositions dans cet ordre se libèrent et se parachèvent, il lui fallait un maître vivant qui l’aide à « accoucher ». Le cheikh Muhammad al-Fâsî (m. 1872), issu de la branche darqâwî de la tarîqa Shâdhiliyya, joua ce rôle de « sage-homme2 ». Lorsqu’Abd el-Kader le rencontra à La Mecque en 1863, il était quasiment inconnu. L’entourage d’Abd el-Kader s’étonna donc fortement de cette affiliation : comment un homme aussi célébré que lui, y compris sur le plan spirituel, pouvait-il se mettre sous l’obédience de ce Cheikh ? Pour Abdelbaki Meftah, cela est dû à la compatibilité, à la synergie même, existant entre la source doctrinale akbarienne et la source expérientielle shâdhilî3. En effet, la Shâdhiliyya est l’une des voies initiatiques soufies ayant joué, de manière privilégiée mais non exclusive, le rôle de support de l’influence spirituelle du Shaykh al-akbar4. Et il est admis qu’Abd el-Kader a obtenu la réalisation spirituelle « suprême » (al-rutba al-kubrâ) à l’issue des retraites (khalwa) qu’il a effectuées, sous la direction du cheikh al-Fâsî, peut-être dans la grotte Hirâ, là-même où Muhammad Ibn ‘Abd Allâh s’était retiré du monde pour devenir » Muhammad l’envoyé de Dieu », mais plus sûrement à Médine, à proximité du mausolée du Prophète, dans un lieu supposé être la maison d’un des Compagnons. Ce n’est autre que l’héritage muhammadien qui se jouait ici, dans l’expérience d’Abd el-Kader. La pratique assidue des oraisons (ahzâb) et litanies (awrâd) shâdhilies contribua également à cette « ouverture5 », conformément à la parole du maître éponyme de la tarîqa, al-Shâdhilî (m. 1258) : « Celui qui récite nos oraisons obtiendra ce que nous avons obtenu6. » Meftah en conclut que la réalisation de la « gnose akbarienne » chez Abd el-Kader n’a pu être effective que par l’initiation au « Nom suprême » (al-ism al-a‘zam) que lui a prodigué le cheikh al-Fâsî7.



La « greffe de l’âme individuelle sur l’Âme universelle8 » a donc fonctionné, et Abd el-Kader témoignera de sa reconnaissance dans un long poème d’éloges à son Cheikh. Il y déclare notamment que celui-ci est un authentique successeur du cheikh « Abû l-Hasan » al-Shâdhilî9. Le fait que ce poème scelle le Kitâb al-Mawâqif n’est évidemment pas anodin, et indique de façon à peine allusive que la production de cet ouvrage n’aurait pas été possible sans l’influence initiatique d’al-Fâsî. Et, certes, on peut considérer que, par leur « mariage spirituel », le cheikh al-Fâsî a fécondé Abd el-Kader, qui put ainsi enfanter le Kitâb al-Mawâqif10… Abd el-Kader n’évoque-t-il pas le fruit de cette union dans la première Halte (mawqif) de l’ouvrage, où il se place en position de récepteur, de réceptacle faudrait-il dire (al-talaqqî), de la Parole divine11 ?



Un héritage herméneutique



Pour mieux comprendre l’enjeu de cette relation entre le cheikh al-Fâsî et Abd el-Kader, il faut revenir au titre complet des Mawâqif : « Le livre des Haltes sur certaines allusions subtiles que recèle le Coran en fait de secrets et de connaissances spirituelles. » Abd el-Kader signe ici, à n’en pas douter, sa dette envers l’école shâdhilie, qui a ouvert une grande tradition dans la pratique de l’exégèse spirituelle (ta’wîl) du Coran et du Hadîth. Cette tradition fut inaugurée par Abû l-Hasan al-Shâdhilî, et son successeur, Abû l-‘Abbâs al-Mursî (m. 1287), en a fait un des piliers de son enseignement. « Le saint héritier du Prophète, en effet, a pour fonction d’actualiser la Révélation coranique » par les inspirations et les dévoilements qui lui échoient12. Cette interprétation spiritualiste du Coran et du Hadîth, à caractère oral, a été consignée et formulée par Ibn ‘Atâ’ Allâh (m.  1309), lui-même successeur d’al-Mursî, dans son ouvrage intitulé Latâ’if al-minan, considéré comme le texte doctrinal fondateur de la Shâdhiliyya13. Le chapitre cinq est consacré à l’exégèse du Coran, et le chapitre six au Hadîth.



Nous avons des exemples précis d’imprégnation par Abd el-Kader de la méthode spiritualiste shâdhilie d’interprétation du Coran. Les références sont parfois explicites. Abd el-Kader reprend ainsi le commentaire ésotérique d’Abû l-Hasan al-Shâdhilî à propos du Nom divin « l’Apparent » (al-Zâhir), cité dans le verset 57 : 3 : « Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché ». En vertu de ce Nom, tout ce qui est apparent est donc le Réel (al-Haqq). Par ce verset, poursuit Abd el-Kader, Dieu a annihilé tous les autres êtres [que son Être]. En effet, il n’y a de Premier que Lui, de Dernier que Lui, d’Apparent que Lui et de Caché que Lui14 ! Abd el-Kader mentionne par ailleurs la signification ésotérique d’un hadîth au sens abscons, telle qu’elle fut délivrée par le Prophète à Abû l-Hasan al-Shâdhilî : « En vérité mon cœur est ennuagé, et j’en demande pardon à Dieu, cent fois par jour ». Interrogé par al-Shâdhilî, le Prophète répondit : « Ô Mubârak, il s’agit de voiles de lumière et non de voiles mondains15 ! » Suit le commentaire d’Abd el-Kader16.



D’autres fois, les références à l’école shâdhilie sont implicites. Ainsi Abd el-Kader reprend-il à son compte, mais sans les citer, le commentaire qu’Abû l-‘Abbâs al-Mursî puis Ibn  ‘Atâ’ Allâh ont fait du verset : « Certes le démon est un ennemi pour vous ; considérez-le comme tel17 ! » : les gnostiques, dont l’énergie spirituelle est entièrement tournée vers Dieu, ne sont pas soumis à l’emprise de Satan, contrairement aux ascètes et aux dévots, qui sont par trop préoccupés à lutter contre lui18.



Les auteurs shâdhilis cités



Il transparaît dans les Mawâqif qu’Abd el-Kader a probablement assimilé la doctrine shâdhilie durant sa jeunesse. Lors de sa période de formation religieuse et spirituelle à la zâwiya, il a côtoyé les textes fondateurs de cette école spirituelle : la Durrat al-asrâr wa tuhfat al-abrâr19 d’Ibn al-Sabbâgh (m. 1332), bio-hagiographe d’al-Shâdhilî, les Latâ’if al-minan et bien sûr les célèbres Hikam d’Ibn ‘Atâ’ Allâh. Nul étonnement à cela, car le patrimoine littéraire shâdhilî a connu très tôt une large diffusion dans tous les milieux soufis, et au-delà20. Il n’est pas sans incidence que l’école shâdhilie ait été de plus en plus réceptive, voire poreuse, à la doctrine d’Ibn ‘Arabî ; cette imprégnation est perceptible surtout à partir d’Ibn ‘Atâ’ Allâh. Les profondes affinités liant la doctrine akbarienne et la source expérientielle shâdhilie ont été soulignées plus haut.



Telle qu’elle se dégage du Kitâb al-Mawâqif, la vénération d’Abd el-Kader à l’égard des maîtres shâdhilis n’est pas convenue ou stéréotypée ; elle provient d’une connaissance intime de leur personnalité spirituelle et de leur enseignement. Quel souvenir a-t-il gardé de ses visites aux tombeaux d’al-Mursî et d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, effectuées en 1825-1826, alors qu’il accompagnait son père au Pèlerinage ? Il avait alors environ dix-huit ans. Dans les Mawâqif, Abû l-Hasan al-Shâdhilî est appelé « le grand gnostique » (al-‘ârif al-kabîr21), « notre maître » (ustâdhu-nâ22), alors qu’Abd el-Kader cite relativement peu de noms, et est plutôt sobre dans les éloges qu’il adresse. Il relève également que le « sultan des oulémas », al-‘Izz b. ‘Abd al-Salâm (m. 1261) s’est « converti » au soufisme après sa rencontre avec al-Shâdhilî23. Le maître shâdhilî le plus mentionné est Ibn ‘Atâ’ Allâh : Abd el-Kader est pétri de ses Hikam, qu’il cite de façon extrêmement spontanée24. Un autre Cheikh et auteur shâdhilî occupe une place privilégiée dans le Kitâb al-Mawâqif, du fait sans doute de sa proximité avec la doctrine d’Ibn ‘Arabî : dans les quatre occurrences où il apparaît, souvent de concert avec Ibn ‘Arabî et ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, ‘Alî Wafâ (m. 1404) est appelé « le pôle ‘Alî Wafâ ». Comme nous allons le voir, il le convoque précisément dans le contexte de thèmes akbariens. Mais Abd el-Kader n’oublie pas le soubassement de la tarîqa Shâdhiliyya, en la personne de ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh (m. 1228), maître d’al-Shâdhilî.



De façon générale, les Shâdhilis sont d’autant plus loués pour l’authenticité de leur sainteté qu’Abd el-Kader stigmatise par ailleurs des imposteurs, des « hérétiques (zanâdiqa) se réclamant de la Shâdhiliyya » : ayant mal saisi l’enseignement spirituel délivré dans les ouvrages de ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, ils se sont totalement affranchis de la Loi révélée25. Il s’agit sans doute des mêmes soufis déviants dénoncés dans le Mawqif 158, qui dévoilent publiquement des réalités ésotériques dont ils ne maîtrisent ni l’appréhension ni la formulation26. Selon Itzchak Weismann, il s’agirait d’un groupe damascène dirigé par un certain Sa‘îd al-Khâlidî (m. 1877), affilié à la Yashrûtiyya. Le fondateur de cette branche shâdhilie-darqâwie au Proche-Orient, ‘Alî Nûr al-Dîn al-Yashrûtî (m. 1899) désavoua ces disciples gênants, mais en vain27.



Les thèmes doctrinaux shâdhilis dans le Kitâb al-Mawâqif


Abd el-Kader fait siens certains thèmes doctrinaux issus directement de la Shâdhiliyya ; là encore, il fait référence à cette école tantôt de manière explicite, tantôt implicite :


Est affirmée la précellence de l’état psycho-spirituel de la « constriction » ou « resserrement » (qabd) sur celui de la « dilatation » (bast). Le qabd, en effet, maintient l’âme humaine dans la servitude ontologique (‘ubûdiyya) qui est sa véritable condition, et réduit donc la part de l’ego. L’école shâdhilie a particulièrement mis l’accent sur ce corrélatif d’opposition majeur de la psychologie soufie. Abd el-Kader reprend à son compte l’image de la « nuit de la constriction » et du « jour de la dilatation », se situant ainsi dans le sillage du maître éponyme de la Shâdhiliyya28, et d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, qui affirme dans une de ses Sagesses que Dieu « t’octroie parfois dans la “nuit de la constriction” plus que tu ne peux obtenir dans la lumière du “jour de la dilatation”29 ». En effet, l’intimité que le saint partage avec Dieu peut l’amener à se relâcher, à se « dilater » dans sa relation avec Lui. La « constriction » a pour but d’empêcher une telle désinvolture30.
Est pareillement affirmée l’exigence de la sincérité dans la démarche spirituelle. Cette sincérité doit être épurée, absolue, d’autant plus que nul – même et surtout le saint – n’est à l’abri de la ruse divine (al-makr al-ilâhî), qui peut mener insensiblement l’âme à sa perte (istidrâj). Ce qui paraît à première vue une faveur spirituelle peut se révéler être une disgrâce. Il faut donc oblitérer en soi toute prétention spirituelle. D’où la méfiance extrême qu’éprouvent les Shâdhilis pour les signes extérieurs tels que les miracles. « L’important pour l’être spirituel n’est pas de “replier miraculeusement la terre” (tayy al-ard) pour se rendre à La Mecque ou ailleurs, mais de “replier” les attributs de l’ego pour se rendre chez son Seigneur », disait al-Mursî31. En définitive, la plus belle faveur que Dieu puisse octroyer à l’homme est la gnose. « Il se peut, affirme Abd el-Kader en ce sens, que les faveurs spirituelles que Dieu accorde à ces saints, telles que les stations initiatiques, les dévoilements et les miracles, soient en réalité un mal et proviennent de la ruse divine, à l’exception de la science ! Je veux parler, bien sûr, de la science des gnostiques. En effet, elle te fait voir à tout instant ton indigence face à Dieu, et ta servitude ontologique (‘ubûdiyya)32. »




Pour les Shâdhilis comme pour Abd el-Kader, l’essence de l’enseignement spirituel réside dans la concentration sur Dieu seul (al-jam‘ ‘alâ Allâh), au-delà même des phénomènes ou des plaisirs spirituels. Abd el-Kader cite à cet effet une Hikma qu’il attribue à Ibn ‘Atâ’ Allâh : « L’invocation (du‘â’) est une chose entièrement viciée et faussée, sauf quand elle porte l’intention de l’adoration et de l’intimité avec Dieu : cela seul est agréé33. » Tout matérialisme spirituel est donc proscrit. À un homme pressant Abû l-Hasan al-Shâdhilî de lui livrer les secrets de l’alchimie, le Cheikh répond qu’il faut transmuer le sens de ce terme : la véritable alchimie est intérieure, et elle consiste à s’attacher exclusivement à Dieu34. De fait, au début de son cheminement, al-Shâdhilî est passé par la tentation de subvertir la science spirituelle au profit de besoins mondains : ayant sollicité de Dieu le don de l’alchimie matérielle, il s’est vite rendu compte que cela l’amenait à manier des forces viles, car attachées à ce monde35.


Ces derniers thèmes relèvent tous de la sobriété/lucidité spirituelle (al-sahw) qui caractérise fortement l’école shâdhilie, et qui inscrit ses représentants dans la « voie du blâme » parcourue par les Malâmatis.




À propos des différentes catégories de l’amour existant entre Dieu et l’Homme, Abd el-Kader stipule, à l’instar des shâdhilis, la supériorité des gnostiques sur les ascètes, voire l’absence de toute réalisation spirituelle chez ces derniers. Citant cette Hikma36 d’Ibn ‘Atâ’ Allâh : « Les adorateurs et les ascètes quittent ce monde alors que leur cœur est empli par tout ce qui est autre que Dieu (al-aghyâr) », Abd el-Kader en conclut que ceux-ci sont voilés et qu’ils sont encore prisonniers d’une vision dualiste du monde (al-ithnayniyya)37. Pour les shâdhilis, l’ascèse (zuhd) est périlleuse sur le plan spirituel. En effet, en mortifiant son ego et en renonçant au monde, l’ascète accorde à ceux-ci une place indue ; il tombe ainsi sous le coup de l’« associationnisme » (shirk) subtil, puisqu’il ne peut les évacuer de sa conscience. « Tu glorifies le monde en cherchant à t’en détacher ! », avertissait al-Shâdhilî. Selon Ibn ‘Atâ’ Allâh, qui commente cette parole, il n’y a pas lieu de se détacher de ce qui n’a pas d’existence réelle38. Le gnostique, lui, prend le monde pour ce qu’il est : il l’accepte, l’épouse, pour mieux le transcender, car il voit la beauté de Dieu en lui [Uniquement la beauté ? Ou voit-il les signes (âyât) de Dieu ?].



D’autres thèmes shâdhilis retenus par Abd el-Kader ont une texture akbarienne, qui ne fait que confirmer l’imprégnation de plus en plus grande par les auteurs shâdhilis de la doctrine spirituelle d’Ibn ‘Arabî. Est nommément crédité de cette influence ‘Alî Wafâ, sur le thème – explicitement akbarien – de l’universalité de la Miséricorde et du bonheur dévolu à toutes les âmes humaines dans l’au-delà39. Dans les Mawâqif, la doctrine-expérience de la « Réalité muhammadienne », magistralement formulée par Ibn ‘Arabî, trouve une assise large chez les shâdhilis. Rappelons-en le fondement : au-delà de l’individu, Muhammad réside sa Réalité métaphysique préexistante à toute la création, source et mobile de celle-ci, la Haqîqa muhammadiyya. C’est par l’intériorisation transformante de cette Haqîqa que les saints musulmans, dans cette humanité post-prophétique, héritent de la fonction cosmique du Prophète. « Puisque tu as conscience que la mission de guide spirituel ne saurait prendre fin [même après le cycle de la prophétie], explique Ibn ‘Atâ’ Allâh, tu peux en déduire que la lumière qui se dégage des saints provient de l’irradiation de celle de la prophétie sur eux. Sache que la Réalité muhammadienne est semblable au soleil, et la lumière du cœur de chaque saint à autant de lunes. Tu le sais, la lune éclaire parce que la lumière du soleil se pose sur elle et qu’elle la réfléchit. Le soleil illumine donc de jour, mais aussi de nuit par l’intermédiaire de la clarté lunaire : il ne se couche jamais !40 »



Abd el-Kader semble avoir pratiqué la « Prière mashîshiyya » (al-salât al-mashîshiyya) d’Ibn Mashîsh, car il la cite à trois reprises dans l’éclairage de la Réalité muhammadienne. « Cette prière de moins de deux cents mots est une invocation pour la connaissance de l’essence de la Prophétie muhammadienne, présentée comme source des lumières et summum des vérités41. » Abd el-Kader explique que « tout esprit provient de l’esprit universel muhammadien (al-rûh al-kullî al-muhammadî), mais de façon imparfaite, à l’exception des êtres réalisés spirituellement parmi les héritiers muhammadiens. La perfection, en effet, est imprimée en eux, comme le sceau de l’imprimeur dans la cire ou dans une matière semblable42 ». Abd el-Kader conclut par cet extrait de la salât mashîshiyya le long Mawqif 89 où il évoque les multiples noms de la Réalité muhammadienne :


فَأََعْجَزَ الْخَلاَئِقْ…


…Il [le Prophète] rendit les autres créatures impuissantes
[à percevoir sa Réalité]
فَلَمْ يُدْرِكْهُ مِنَّا سَابِقٌ وَ لاَ لاَحِقْ…
Au point que personne avant et après nous ne l’a réellement connu et ne le connaîtra jamais43.



Conclusion 


Si Ibn ‘Arabî est incontestablement la référence doctrinale majeure d’Abd el-Kader, et s’il est beaucoup plus cité, dans les Mawâqif, que toute autre figure du soufisme, la Shâdhiliyya y apparaît comme la source initiatique, opérative, majeure. En témoigne la sobriété qui se dégage, par contraste, des mentions faites de ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî, éponyme de la tarîqa Qâdiriyya, dans laquelle Abd el-Kader, « le fils de Muhyî al-Dîn », a pourtant été élevé. Les affinités évidentes entre Ibn ‘Arabî et les maîtres shâdhilis46 expliquent que pour Abd el-Kader les seconds semblent avoir incarné de façon privilégiée les idéaux doctrinaux du premier. L’un des fondements de ces affinités réside à n’en pas douter dans l’idéal partagé du Malâmî ou Malâmatî. L’attitude intérieure de ce dernier vise toujours à la pure transparence à Dieu, à l’abandon de toute prétention ontologique, et a fortiori spirituelle, à la réalisation de la servitude absolue (‘ubûdiyya). « Il n’y a rien de plus haut dans l’homme que la qualité minérale, écrit Ibn ‘Arabî, car il est dans la nature de la pierre de tomber lorsqu’elle est abandonnée à elle-même, et c’est là la véritable ‘ubûdiyya47. » Tel est bien l’idéal des Shâdhilis, qui tendent à investir au plus près une servitude éminemment paradoxale car, comme le souligne Ibn ‘Arabî, elle élève l’humain.


Éric Geoffroy



Bibliographie

Sources 

Abd el-Kader, Kitâb al-Mawâqif, éd. critique de ‘Abd al-Bâqî Miftâh, 2 vol., Alger, 2005.

Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, Beyrouth, Dâr Sâdir, s.d.

Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, traduit, annoté et présenté par Éric Geoffroy, Paris, Grasset, 1998.

Ibn al-Sabbâgh, Durrat al-asrâr wa tuhfat al-abrâr, Qéna (Égypte), 1993.


Études

Bouyerdene A., 2008, Abd el-Kader. L’harmonie des contraires, Paris, Seuil.

Chodkiewicz M., 1986, Le Sceau des saints, prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Paris, Gallimard.

Geoffroy É., 1998, « Entre hagiographie et hagiologie : les Latâ’if al-minan d’Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 709/1309) », Annales Islamologiques XXXII (IFAO, Le Caire), p. 49-66.

Geoffroy É., 2000, « De l’influence d’Ibn ‘Arabî sur l’école shâdhilie égyptienne (époque mamelouke) », Horizons maghrébins 41, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, p. 83-90.

Geoffroy É., 2005, « Entre exotérisme et ésotérisme, les Shâdhilis, passeurs de sens (Égypte-XIIIe/ XVe siècles) », dans Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Geoffroy É. (sous la dir. de), Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p. 117-129.

Makhlouf S., 2005, « The Legacy of Shaykh Mohammad al-Fâsî al-Shâdhilî in the Spiritual Journey of al-Amîr ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî », dans Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Geoffroy É. (sous la dir. de), Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p. 271-283.

Weismann I., 2001, Taste of Modernity. Sufism, Salafiyya and Arabism in Late Ottoman Damascus, Leyden, Brill.

Weismann I., 2005 : « The Shâdhiliyya-Darqâwiyya in the Arab East xixth/xxth Centuries », dans É. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde,
p. 255-267.

Zouanat, Z., 1998 : Ibn Mashîsh, Maître d’al-Shâdhili.





Notes

1 M. Chodkiewicz, 1982, introduction aux Écrits spirituels d’Abd el-Kader, Paris, Seuil, p. 35.

2 A. Bouyerdene, 2008, Abd el-Kader. L’harmonie des contraires, Paris, Seuil, p. 184.

3 ‘A. Miftâh, 2005, Introduction à l’éd. critique du Kitâb al-Mawâqif, Alger, 2 vol. , vol. I, p. 19.

4 Écrits spirituels, p. 36.

5 Kitâb al-Mawâqif, p. 19 ; Bouyerdene, 2008, p. 189.

6 ‘Alî ‘Ammâr, 1952, Abû l-Hasan al-Shâdhilî, Le Caire, vol. II, p. 31. Voir également le témoignage de S. Makhlouf : « …and through performing all the spiritual exercices (awrâd) of the Shâdhilî Order [Abd el-Kader] has reached the highest station » ; « The Legacy of Shaykh Mohammad al-Fâsî al-Shâdhilî in the Spiritual Journey of al-Amîr ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî », dans Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, É. Geoffroy (sous la dir. de), Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p. 279.

7 Kitâb al-Mawâqif, p. 20.

8 Bouyerdene, 2008, p. 196.

9 Kitâb al-Mawâqif, vol. II, p. 603 : nous utiliserons toujours cette édition arabe au long de l’article, sous l’abréviation Maw.

10 Voir Makhlouf, 2005, p. 279.

11 Maw. , vol. I, p. 105.

12 É. Geoffroy, 2005, « Entre exotérisme et ésotérisme, les Shâdhilis, passeurs de sens (Égypte-xiiie/xve siècles) », dans Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, É. Geoffroy (sous la dir. de), Paris, Maisonneuve et Larose, p. 119.

13 Ce texte a été traduit en français par É. Geoffroy sous le titre La sagesse des maîtres soufis, Paris, Grasset, 1998 (désormais Geoffroy, 1998a). Voir également É. Geoffroy, « Entre hagiographie et hagiologie : les Latâ’if al-minan d’Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 709/1309) », Annales Islamologiques XXXII (IFAO, Le Caire), 1998, p. 49-66 (désormais Geoffroy, 1998b).

14 Maw., vol. I, p. 127.

15 Maw., vol. I, p. 326.

16 Ibid., p. 326-329. Le chiffre qui revient le plus souvent, selon les rapporteurs, est celui de soixante-dix voiles. Le mystique persan Rûzbehân Baqlî (m. 1209) a consacré un petit traité à la symbolique initiatique de ces voiles ; voir Rûzbehân, L’ennuagement du cœur, présenté et traduit par P. Ballanfat, Paris, Seuil, 1998.

17 Coran, 35 : 6.

18 Maw., vol. I, p. 422. Voir Geoffroy, 1998a, p. 185-186 ; ‘Abd el-Kader, Le Livre des Haltes, traduit par A. Khurshîd, Alif, Lyon, 1996, p. 179. Ce dernier ouvrage a été réédité et augmenté chez Dervy en 2008.

19 Ibn al-Sabbâgh, 1993, Durrat al-asrâr wa tuhfat al-abrâr, Qéna (Égypte).

20 Voir Geoffroy, 2005.

21 Maw., vol. I, p. 326.

22 Ibid., p. 136.

23 Maw., vol. II, p. 99.

24 Il a souvent été dit, rappelons-le, que si l’on pouvait prier avec un autre texte que le Coran, ce serait avec les Hikam. À propos de la référence à Ibn ‘Atâ’ Allâh, précisons qu’il y a confusion dans le mawqif 358 entre ce dernier et Ibn ‘Atâ’ (m. 309/922), soufi baghdadien ami de Hallâj. L’erreur provient certainement d’un copiste, car on voit mal Abd el-Kader confondre ces deux personnages ; la date de mort correcte (309 de l’Hégire) est d’ailleurs stipulée en toutes lettres dans le texte (Maw, vol. II, p. 462).

25 Ibid., p. 430.

26 Maw., vol. I, p. 392-394.

27 I. Weismann, Taste of Modernity, 2001, p. 222-224. Sur al-Yashrûtî, voir I. Weismann, “The Shâdhiliyya-Darqâwiyya in the Arab East XIXth / XXth Centuries”, dans É. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde, 2005, p. 256-259.

28 Voir Ibn al-Sabbâgh 1993, p. 126-127.

29 Hikma n° 142.

30 Geoffroy, 1998a, p. 299-300. Abd el-Kader évoque le qabd et le bast en Maw., vol. I, p. 133, 145 et surtout 462.

31 Ibid., p. 296.

32 Maw., vol. I, p. 492.

33 Ibid., p. 258. Je n’ai pas trouvé trace de cette sagesse dans les Hikam.

34 Ibid., p. 474. Ibn al-Sabbâgh, Durrat al-asrâr, p. 24.

35 Ibid., p. 25. Alors qu’il résidait à Tunis, al-Shâdhilî fut soupçonné, en tant que « marocain », de pratiquer l’alchimie (ibid., p. 24).

36 Non identifiée.

37 Maw., vol. I, p. 284. La critique par Abd el-Kader des ascètes a déjà été formulée plus haut.

38 Geoffroy, 1998a, p. 296-297.

39 Maw., vol. I, p. 470.

40 Geoffroy, 1998a, p. 34.

41 Z. Zouanat, Ibn Mashîsh, Maître d’al-Shâdhili, Casablanca, 1998, p. 78.

42 Maw., vol. I, p. 182-183.

43 Maw., vol. I, p. 251. Abd el-Kader reprend de façon plus complète cette citation dans le mawqif 366 (Maw., vol. II, p. 544) :
وَ تَنَزَّلَتْ عُلُومُ آدَمَ فَأََعْجَزَ الْخَلاَئِقْ
وَ لَهُ تَضَآءَلَتِ الْفُهُومُ فَلَمْ يُدْرِكْهُ مِنَّا سَابِقٌ وَ لاَ لاَحِقْ

44 Maw., vol. I, p. 245.

45 Geoffroy, 1998a, p. 113.

46 Voir É. Geoffroy, 2000, « De l’influence d’Ibn ‘Arabî sur l’école shâdhilie égyptienne (époque mamelouke) », Horizons maghrébins 41, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, p. 83-90.

47 Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, Beyrouth, Dâr Sâdir, s.d., vol. I, p. 710 notamment.

dimanche 27 mai 2012

La Shâdhiliyya: une des « voies-mères » du soufisme




La Shâdhiliyya est l’une des « voies-mères » du soufisme, ces grandes familles spirituelles qui sont apparues en terre d’islam entre la fin du XIIe siècle et le XIVe siècle.


A propos de la réédition de : Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya
Ouvrage collectif sous la direction d'Eric GEOFFROY
(Gnôsis –Editions de France, 2012)



La Shâdhiliyya est l’une des « voies-mères » du soufisme, ces grandes familles spirituelles qui sont apparues en terre d’islam entre la fin du XIIe siècle et le XIVe siècle. D’origine maghrébine, elle s’est diffuséeau XIIIe siècle, à partir de l’Egypte, dans la majeure partie du monde musulman. Profondément ancrée dans les sources scripturaires de l'islam, elle a attiré maints oulémas de renom. Elle dispense un enseignement initiatique dense, et a su expliciter celui d'Ibn Arabî, si controversé en milieu exotériste.

La Shâdhiliyya est la voie initiatique par excellence des terres médianes et occidentales de l'islam ; elle est en cela comparable à la Naqshbandiyya pour les aires asiatiques. Cette proximité géographique qu’entretient la Shâdhiliyya avec l’Occident explique la forte présence de ses membres dans l'immigration européenne au XXesiècle, depuis près d'un siècle, ainsi que l'adhésion précoce d'Européens de souche à cette voie, puis d'Américains : elle a entraîné dans son sillage des auteurs tels que René Guénon, Frithjof Schuon, et bien d’autres qui contribuent, de nos jours encore, à faire connaître le patrimoine soufi universel.

La Shâdhiliyya n'est donc pas une confrérie exotique. Elle conserve son actualité spirituelle. Elle participe à l’universel, par son extension spatiale (Balkans, Afrique saharienne, océan Indien, Asie du sud-est, Chine...) mais aussi par les modalités diverses qu'elle a assumées au cours des siècles : plutôt que d'une « confrérie » - ou « order » en anglais - il faut parler d'une école spirituelle et initiatique au rayonnement diffus. Les Hikamd’Ibn ‘Atâ’ Allâh, la Burda d’al-Busîrî, les Dalâ’il al-khayrât d’al-Jazûlî, appartiennent au patrimoine commun non seulement du soufisme, mais aussi de la spiritualité islamique la plus large.
La « voie-mère » de la Shâdhiliyya a suscité de multiples arborescences au fil du temps (Darqâwiyya, ‘Alâwiyya…), et il y a tout lieu de croire que les germes qu'elle porte sont toujours bien vivants.


Extraits de l’introduction, par Eric Geoffroy


Sainteté et prophétie

Toute voie initiatique a pour but de mener ses adeptes vers la sainteté, ou « proximité divine » (walâya) ; celle-ci est identifiée au plus haut degré de la gnose par al-Shâdhilî. De façon schématique, les premiers maîtres shâdhilis distinguent deux niveaux : la sainteté « mineure » (sughrâ), ouverte au public large des fidèles, et la sainteté « majeure » (kubrâ), réservée à une élite spirituelle. Mais le terme walâya, tout comme celui de sainteté en français, est un terme générique, un idéal qui implique une méthode pour y parvenir.
Pour les Shâdhilis, la réponse est claire : c'est dans l'imitation intérieure du Prophète que se réalise la walâya. Réapparaît ici le débat millénaire sur les rapports entre walâyaet nubuwwa, la prophétie, débats qui ont partagé exotéristes et ésotéristes de l'islam, mais aussi les milieux soufis. Autant les maîtres shâdhilis initiaux se réclament du premier théoricien de la sainteté en islam, al-Hakîm al-Tirmidhî (m. 318/930), autant ils s'en éloignent lorsque celui-ci accorde à la walâyaune autonomie par rapport à la nubuwwa : pour eux, la première est subordonnée à la seconde, et puise sa substance même dans la Lumière muhammadienne (al-nûr al-muhammadî).
Les Shâdhilis ont donc pour seule ambition d'être des héritiers muhammadiens, afin de réaliser à leur mesure « l'Homme universel » (al-insân al-kâmil) qui demeure en eux. Cette « sainteté prophétique » dont ils sont susceptibles d'être investis leur permet d'actualiser la Révélation, c'est-à-dire de l'interpréter en termes vivants. En vertu de la fonction totalisatrice (jamiyya) de Muhammad, dernier prophète dans l'ordre de l'histoire et premier dans l'ordre cosmique, et grâce à cette médiation les saints musulmans héritent des prophètes temporellement antérieurs.
Pour les Shâdhilis comme pour d'autres soufis sunnites, le Prophète est donc le seul véritable guide, et l'unique prière que l'on rapporte d'Ibn Mashîsh, la Salât Mashîshiyya, vise à capter la Lumière muhammadienne primordiale. La « Voie muhammadienne », qui prône l'accès direct au Prophète au-delà des lignages soufis, a toujours existé en tasawwuf, mais elle prend un relief particulier à partir du ixe/xve siècle. Ibn Idrîs (m. 1837) en est un des adeptes connus – d'où l'oblitération de son affiliation shâdhilî, mais Ahmad Zarrûq, fidèle à sa méthode critique, émet des doutes sur les possibilités de réalisation spirituelle par ce biais pour le commun des « soufis ». Quoi qu'il en soit, la dévotion au Prophète – le « prophétocentrisme » – va s'imposer de plus en plus dans les milieux soufis et au-delà, et produire des textes toujours lus de nos jours, comme la Burdad'al-Busîrî et les Dalâ'il al-khayrâtd'al-Jazûlî.

Quelques éléments de la spiritualité shâdhilî
La Shâdhiliyya a pu être définie comme la « voie de Junayd », au sens où elle ne cherche qu'à vivifier l'attachement aux modèles scripturaires (Coran et Sunna), en mettant en lumière leur versant intérieur et en formulant assez simplement une spiritualité directement puisée en eux. À cet égard, les Shâdhilis, comme les Naqshbandis, sont les héritiers des Malâmatis : l'observance de la Loi et l'imitation du « prophète-serviteur » Muhammad éradiquent d'emblée toute prétention de quelque nature qu'elle soit, et signent l'exigence de lucidité-sobriété qui caractérise globalement cette voie.
Que l'on combatte sans répit l'âme charnelle (nafs) ou que l'on accompagne son mouvement afin de mieux la connaître, celle-ci fait l'objet d'un travail incessant, et implique les postures opposées que l'on connaît chez les Malâmatis : soit le souci de transparence et la quête de l'incognito, qui se cachent derrière divers « paravents » sociaux et refusent toute extériorisation d'un vécu intime (états spirituels, miracles...) ou d'une identité confrérique, soit la provocation sociale et la transgression (takhrîb) apparente des normes qui attirent le blâme (malâma) de la foule et préservent ainsi l'intimité du « blâmé » avec Dieu.

Dans tous les cas, c'est la concentration sur Dieu seul qui est requise, la fikrades Darqâwis, car Dieu est en définitive le seul Compagnon. Ceci explique la méfiance de Zarrûq vis-à-vis d'une quelconque forme d'idolâtrie du cheikh par ses disciples. Cette concentration vigilante suppose un dépouillement et un retrait intérieurs, car les apparences importent peu et les normes religieuses et sociales doivent être respectées. « Connais Dieu, et ne t'occupe pas de ta manière d'être », répond al-Shâdhilî à son disciple al-Mursî venu le voir en ayant en tête de s'adonner à l'ascèse extérieure.
L'ascèse est un leurre car elle instaure une lutte avec ce bas monde, lui conférant ainsi une réalité qu'il ne détient pas. Autre leurre, l'illusion de pouvoir gérer sa vie par ses propres velléités : puisque, en définitive, Dieu seul est, il revient à la créature de Lui remettre son affaire. Tout ce qui distrait de Dieu est à proscrire, même la douceur que procure une soumission agréée par Dieu ou la quête de l'illumination.

Que dire alors des marques extérieures d'affiliation qui étaient courantes à l'époque d'al-Shâdhilî ? Le détachement intérieur supposé des Shâdhilis leur permet, selon un paradoxe apparent, de s'impliquer totalement mais librement dans le monde ; en aucun cas, il ne saurait déboucher sur l'oisiveté ou la mendicité. L'enseignement d'Ibn ‘Ajîba sur ce point évoque la « retraite au milieu de la foule » des Naqshbandis. Chez le cheikh al-‘Alâwî, la retraite cellulaire (khalwa) rigoureuse alimente – encore un contraste apparent – l'adaptation pleine et consentie des disciples à la vie moderne.
Il faut donc « jouer le jeu » du monde, et épouser les « causes secondes » (asbâb), investir le champ des sciences islamiques ou tout autre domaine de la vie publique, pratiquer la vertu du travail, etc. Derrière tout cela, c'est la mort initiatique qui est en vue, laquelle s'accompagne d'un surcroît de vitalité : lorsque Ibn ‘Ajîba se consacre à la Voie, il est pleuré par les habitants de Tétouan, qui adressent leurs condoléances à sa famille.

La sobriété-lucidité dominante chez les Shâdhilis) et l'attachement aux normes religieuses participent d'un même esprit malâmatîde servitude ontologique à Dieu et d'éradication des prétentions. Autrement dit, la Shâdhiliyya est une voie Muhammadiyya, dont la sobriété extérieure masque l'ivresse intérieure, plutôt que Ahadiyya, où l'immersion dans « l'océan de l'Unicité divine » fait perdre pied. C'est presque une lapalissade d'affirmer que les maîtres shâdhilis invitent à respecter la Sharîaet recommandent l'apprentissage des sciences islamiques exotériques.
La « communauté du milieu », expression qui qualifie, selon le Coran, la Ummade l'islam, doit veiller à maintenir un équilibre entre les versants exotérique et ésotérique de la Révélation. Des personnages connus ont notoirement situé leur démarche à l'intersection de la Loi et de la Voie, tel Ibn ‘Abbâd, Zarrûq, Suyûtî, Ibn ‘Ajîba, Yashrûtî, ‘Abd al-Halîm Mahmûd, chacun dans son style propre et en fonction de son environnement, mais l'imprégnation du milieu des ulémas par la voie – sinon par l'esprit – shâdhilî est soulignée par quasiment tous les contributeurs, quels que soient l'époque ou le lieu concerné.

Légion sont les Shâdhilis fuqahâ’ (juristes), cadis, muftis, ou responsables religieux au sein d'un État moderne ; certains sont devenus des notables de l'establishment islamique. Les Shâdhilis d'Occident (Europe, USA), quant à eux, ont souvent œuvré, par l'écriture et la traduction, à présenter le patrimoine soufi et islamique dans leurs pays respectifs. Cet ancrage de la Shâdhiliyya dans les milieux lettrés porteurs du ‘ilmislamique est attesté du vivant même d'al-Shâdhilî.
Cette dominante du tempérament shâdhilî contient évidemment sa négation, et produit son contre-modèle. En fait, lorsqu'on tente d'avoir une vision globale du comportement spirituel des Shâdhilis, on s'aperçoit qu'ils se meuvent avec une grande liberté à l'intérieur du modèle dominant de leur voie, et qu'ils investissent la presque totalité de la typologie spirituelle. Il y aurait une « double face de la Shâdhiliyya », l'une exotérique et soucieuse des normes, tournée vers un public large, l'autre plus secrète et ésotérique, réservée à des cercles restreints, ce qui fait de la Shâdhiliyya une méthode à la fois simple et élaborée.

Une telle prise en compte de deux niveaux de formulation est dans la lignée d'un Junayd, sans parler de son inscription dans la Sunna. Elle émane d'une pédagogie qui cible ses publics. À l'instar de Muhammad, l'initié doit revenir parmi les hommes pour dispenser sa sagesse selon l'entendement de chacun. Le cheikh Ben Youssef tente d'agir sur « la vie concrète des masses », tandis qu'Ibn ‘Ajîba enseigne la doctrine ésotérique de l'Unicité « dans les hameaux et les tribus ». Les cheikhs shâdhilis pratiquent volontiers la discipline de l'arcane, distillant la Haqîqa, la Réalité intérieure des choses, à des publics restreints ou par voie orale, et divulguant par contre sans réserve ce qui relève de la Sharî‘a, de la foi ou de l'éthique.

Engagement social et réforme

Les maîtres du tasawwuf ont généralement su distinguer entre le niveau principiel de la doctrine et celui de la pratique qui doit s'incarner dans l'un ou l'autre contexte. La fondation des voies initiatiques à partir du vie/xiie siècle résulte elle-même d'un besoin et d'un souci d'adaptation du message islamique à un nouvel environnement géopolitique, social et psychologique. Les trois premiers maîtres de la Shâdhiliyya ont montré l'exemple en cherchant à délivrer une interprétation fidèle mais vivante et éclairante des sources scripturaires, qui soit en phase avec la mentalité de leur époque et puisse être admise par leur auditoire.

Pour ceux qui ont compris l'articulation entre le principe et les formes qu'il est susceptible d'assumer, il n'y a aucune contradiction entre tradition et modernité, ancrage dans un lignage authentique (silsila) et effort d'adaptation à la modernité (ijtihâd). Le cheikh al-‘Alâwî (m. 1934), perçu en Occident comme un pur héritier de la tradition soufie médiévale, n'en fut pas moins le héraut d'un certain modernisme. Comme les réformistes de son époque, il préconisait l'appropriation de la technique occidentale par les musulmans ; il fut l'un des premiers en Algérie à avoir une voiture et le téléphone, créa plusieurs journaux pour diffuser sa pensée, et interdit à ses disciples vivant en Europe de porter des habits arabes traditionnels.
Il fut d'ailleurs l'un des cofondateurs de l'Association des ulémas, réformiste, avec notamment Ibn Bâdîs.

La réforme, cependant, est d'abord intérieure : elle devait s'appliquer en premier lieu au monde du soufisme, atteint dès le xve siècle par la dégénérescence et la sclérose. C'est à cette époque que Zarrûq montre le chemin d'une « sainteté réformée » qui se met sous le contrôle de l'esprit juridique. Au tournant des xviiie et xixe siècles, l'expansion confrérique incontestable s'accompagne d'un renouveau insufflé aux voies anciennes telles que la Shâdhiliyya. Faut-il pour autant parler de « réforme » ?
Des maîtres comme Ben Youssef (m. 1521) et al-Darqâwî (m. 1823) s'inscrivent-ils plutôt dans la continuité ou dans la rupture par rapport aux fondateurs de la Shâdhiliyya ? Toujours est-il que les nouvelles options mises en œuvre par al-Darqâwî et al-‘Alâwî font d'eux – pour leurs disciples au moins – des mujaddidûn, des « rénovateurs » de la religion islamique, tels qu'annoncés par le Prophète. Rénovateurs de la Shâdhiliyya, ils le furent assurément puisque beaucoup de branches shâdhilî contemporaines se définissent comme « Shâdhiliyya-Darqâwiyya », ou Shâdhiliyya-Darqâwiyya-‘Alâwiyya ».

d'Eric GEOFFROY

dimanche 24 juillet 2011

Biographie du Cheikh Abû-l-Hassan Châdhilî par Luc de la Hilay

                                                                                                                  http://leporteurdesavoir.fr/



                                            Maqam de Sidi BelHassen à Houmaythra (Egypte)






Traduit pour la première fois en français, ce récit de la vie du Cheikh Abû-l-Hassan consigne les principales étapes de l’histoire du célèbre Saint et nous instruit, au travers de ses pérégrinations du Maghreb à Égypte, sur les épisodes prototypiques qui ont esquissés les traits caractéristiques de la Voie initiatique dont il est le Maitre fondateur.



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