dimanche 29 juillet 2012

Biographie du Cheikh Ahmed Ibn 'Ajîba Al-hasanî (J-L Michon)



Par Jean-Louis Michon


Abu l-Abbas Ahmad b. Muhammad ibn ‘Ajiba et-Tittawani naquit dans la tribu des Anjra, à al-Khamis, village situé à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Tétouan, dans la région des Jbala, bordant le littoral méditerrané du Maroc, en 1747-48. La famille d’Ibn ‘Ajiba descendait du Prophète par les chorfa idrissides et par Hassan, fils de ‘Ali. Dès son plus jeune âge, nous dit Ibn ‘Ajiba dans son Autobiographie (fahrasa[1]), il manifesta les traits de caractère qui allaient marquer sa personnalité et son haut degré spirituel : une piété constante, une implication rigoureuse et sans concessions, et un ardent désir de connaissance de Dieu. Ibn ‘Ajiba ne pouvait trouver de consolation qu’en Dieu. “Ma mère, dit-il, m’a raconté que tout petit, quand arrivait le temps de la prière et son moment exact, je me mettais à crier et lui disais : “lève-toi, va prier !”, ne m’arrêtant de prier que lorsqu’elle s’était levée. Elle me prenait alors sur son dos et allait faire la prière.


Lorsqu’à treize ans il eut appris le Coran par cœur, ne pouvant se résoudre à fréquenter les autres jeunes garçons de son âge, Ibn ‘Ajiba quitta al-Khamis pour apprendre la psalmodie et la récitation du Livre Saint. Au bout de cinq années auprès de divers maîtres, il put alors entreprendre, en jeune adulte, des études de sciences exotériques qui se poursuivirent douze années durant à Tétouan et à Fès. Il étudia entre autres les célèbres recueils de traditions prophétiques de Bukhari et Muslim, le Kitab ash-Shifa, recueil de hadiths axé sur la noblesse de caractère du Prophète de l’Islam du Qadi ‘Iyad, ainsi que les poèmes al-Hamziyya et al-Burda de Busiri.


Il découvrit aussi les Hikam d’Ibn ‘Ata- Allah, dont il est question dans le présent ouvrage, et auquel nous reviendrons.


Bien qu’étudiant avec une ardeur peu commune, Ibn ‘Ajiba, ne réduisant pas son développement personnel à cela, passa rarement une nuit sans veiller jusqu’à l’aube en prière : “J’étais accoutumé à la solitude, nous dit-il, et habitais toujours seul afin de pouvoir m’adonner entièrement à l’étude et à l’adoration.”


A trente ans, Ibn ‘Ajiba était un jeune savant, fort de ses connaissances fraîchement acquises, et en même temps nourri par le Très-Haut par une aspiration qui le plongeait dans d’intenses oraisons nocturnes. Ibn ‘Ajiba se trouva donc prêt à recevoir la science intérieure (al ‘ilm al-batin). Cette science-là n’était moralement recevable qu’à condition d’avoir acquis une certaine rectitude dans l’action et une conformité à la loi religieuse, car comme dit Jean-Louis Michon : “L’action ne peut avoir de retentissement dans le for intérieur que si les sens et les facultés externes sont maintenus dans la rectitudes[2].”


Ce passage d’une connaissance exotérique vers la Réalite de son être fut précipité par une lecture qui nous intéresse ici de près : les Hikam d’Ibn ‘Ata- Allah al-Iskandari.


Le Kitab al-Hikam est le premier ouvrage de Ibn ‘Ata- Allah, natif d’Alexandrie (1259) et mort au Caire (1309), et deuxième successeur du grand shaykh Ash-Shadili qui fonda la confrérie Shadiliyya à laquelle se rattachera Ibn ‘Ajiba via le shaykh Darqawi. Considéré comme le fruit de la réalisation spirituelle d’Ibn ‘Ata- Allah, ou du moins comme l’expression de celle-ci sous forme écrite, les Hikam ont souvent été commentées[3], et constituent de par le monde soufi un véritable manuel de convenances et de réalités spirituelles. Il s’agit d’un ensemble d’épîtres et de suppliques traitant des divers aspects du cheminement vers Dieu et de repères donnés au novice afin qu’il évite les écueils de ce cheminement semé d’embûches dressées par l’ego.


Après avoir lu et relu ce précieux petit recueil, Ibn ‘Ajiba décida d’abandonner sa formation pour se consacrer à la pratique dévotionnelle, à l’invocation de Dieu et à la Prière sur le Prophète. Ibn ‘Ajiba relate ce qui lui arriva alors :“Je ressentais parfois le désir de pratiquer la retraite et me rendais…au mausolée de sidi Talha…Au milieu de la matinée, je priais environ quinze hizb du Coran, et de même pendant la nuit ; à part cela, j’invoquais Dieu sans relâche, jour et nuit, ceci pendant plusieurs journées consécutives. Une fois que je me tenais ainsi près du tombeau de sidi Talha, celui-ci m’apparut en songe. Il se baissa vers moi jusqu’à toucher les poils de ma barbe. Je pensai : “Il me faut le consulter sur ce que j’ai l’intention de faire”. J’étais résolu à ce moment-là à vendre mes livres pour aller me retirer dans la montagne…Je dis donc à sidi Talha :
“Ô Sidi ! Je veux abandonner la science et me retirer pour adorer Dieu sans autre préoccupation.
-Etudie !, répliqua-t-il.-La science ? demandais-je.
-Oui ! Etudie la science à fond, à fond !"



Je me remis donc à l’étude. Mais l’esprit se dirigeait déjà vers son Maître et le cœur tout entier était avec Dieu. Je prenais place dans le cercle des étudiants par respect pour le Shaykh qui m’avait ordonné d’étudier, mais je ne savais pas de quoi parlait le professeur, tant j’étais occupé par le souvenir de Dieu. Je m’absorbais entièrement dans la prière sur l’Envoyé de Dieu, jusqu’à pouvoir réciter les Dala-il al-khayrat[4]. Il me parut ensuite que la répétition de la prière sur le Prophète au moyen du rosaire facilitait la concentration et je me mis à la répéter un très grand nombre de fois. Pendant que j’étais ainsi plongé en elle, je voyais briller des lumières, des ornements, des palais et toutes sortes de choses extraordinaires m’apparaissaient, mais je m’en détournais ; plusieurs fois, en songe, je vis le Prophète.


Ensuite, je désirais posséder le Coran et me mis à le lire inlassablement. Je le récitais en priant, debout, et quand je me sentais trop faible, je continuais à prier assis. De cette façon, j’arrivais à faire chaque mois peut-être quatorze lectures complètes. Puis je le lus sur les planchettes…non sans avoir d’abord lu le commentaire, de façon à bien comprendre le sens des versets.”[5]

Cet état de choses dura trois ou quatre ans, toujours selon Ibn ‘Ajiba. Il se maria alors et se mit à enseigner, tout en poursuivant les exercices spirituels qu’il énumère plus haut, pendant quinze ou seize ans, toujours dans la ville de Tétouan.

Ibn ‘Ajiba jouissait alors d’une position éminente dans l’enseignement, respecté de l’élite comme du vulgaire. “Lorsque je me rendais au marché, dit-il, non sans dérision, les gens me tombaient dessus comme lorsqu’on fait visite à un tombeau.”

Mais sa rencontre avec le shaykh Darqawi et avec un disciple de celui-ci, Muhammad al-Buzidi, qui deviendra shaykh à sa succession, précipita Ibn ‘Ajiba dans une période de crise où il verra s’écrouler tout l’édifice honorifique bâti par sa situation sociale. “Je restai trois jours auprès [d’eux] et, pendant ce temps, nous nous entretînmes des sciences et des secrets de l’Unité divine.” Ibn ‘Ajiba a pu alors faire en lui-même l’esquisse d’un soufisme du détachement intérieur qui allait, par son intensité, caractériser son enseignement jusqu’à sa mort. “Sache, dit Ibn ‘Ajiba, …que la voie doit nécessairement comporter une rupture des habitudes, l’acquisition de traits valeureux et la lutte contre les tendances égoïstes, afin que tu puisses entrer dans la Sainte Présence…Les hommes d’élite ne se distinguent du vulgaire que par le combat qu’ils mènent contre leur âme. Les habitudes les plus tendances qu’il faut arracher de l’âme sont la gloire et la richesse, afin que la gloire se mue en humilité et la richesse en pauvreté."[6]
Dans la danse sacrée, nous ne pouvions pas soutenir son rythme car, alors, il se métamorphosait, ses yeux devenaient fixes et il invoquait avec une force, une intensité et un ravissement extraordinaires.Que Dieu lui fasse miséricorde et nous fasse profiter de sa baraka."
En 1800, Ibn ‘Ajiba possède deux domiciles, l’une chez les Bani Anjra, l’autre chez les Bani Sa’ad, chacune ayant une zawiya recevant des fuqara toute l’année. Ceux-ci étaient nourris grâce aux offrandes faites au shaykh qui affluaient anonymement.

L’enseignement du shaykh portera aussi sur des sujets plus intimes, comme la vie conjugale, par exemple. Rappelant le disciple à ses devoirs d’homme, il pose la douceur entre époux comme condition à la réussite du couple. Dans une adresse à ses disciples, il présente l’attitude juste lors de l’accueil de la jeune mariée :
“…Si l’homme lui-même, qui pourtant est fort courageux, qui est en pleine possession de ses facultés mentales, ne manque pas, à ce moment-là, de ressentir un certain trouble, une certaine faiblesse, alors même qu’il se trouve dans sa propre maison, au milieu des siens, imagine-toi dans quel état peut se trouver la jeune fille qui, elle, a dû quitter son entourage familial pour se rendre dans une maison inconnue, auprès d’un compagnon qui ne lui était pas familier et dont elle ne sait pas ce qu’il lui réserve ! Pense quelle frayeur peut habiter son cœur !...Ainsi donc, accueille-la par un salut, puis par des douces paroles, exprimant la joie que te cause sa présence et l’affection que tu éprouves pour elle…Ainsi elle s’habituera peu à peu à toi, commencera à se détendre et à se rassurer…”[15].


Lorsque Ibn ‘Ajiba rendit visite à son maître al-Buzidi à Ghmara (dont lui-même avait fait construire la maison) en 1809, il y a peu de doutes quant au fait qu’il reconnaissait en lui-même les symptômes de la même maladie qui avait tué ses enfants quinze ans plus tôt. Peu après son arrivée chez son shaykh, le quinze novembre, Ibn ‘Ajiba succomba à la peste à l’âge de soixante-deux ans. C’est Al-Buzidi lui-même qui lava le corps de son disciple et qui prit en charge ses funérailles. Son frère allait le rejoindre une semaine plus tard et fut enterré à ses côtés.

Mais les gens de la tribu d’Anjra vinrent réclamer la dépouille et organisèrent un rapt nocturne afin de ramener le corps béni du saint en sa contrée natale, où ses disciples lui bâtirent une sépulture connue sous le nom de Jabal Ibn ‘Ajiba. On raconte qu’une source s’étant formée autour du cercueil du saint (un parent d’Ibn ‘Ajiba en avait été prévenu par ce dernier en rêve), on déplaça le cercueil de quelques mètres. Et on continue encore de nos jours de boire l’eau de cette source, réputée miraculeuse.

Le successeur d’Ibn ‘Ajiba fut un certain Abu l-Hassan ‘Ali al-Laghmish, percepteur et initiateur à la voie du fils d’Ibn ‘Ajiba, que ce dernier eut six mois avant sa mort. Plus tard, ce même fils, ‘Abd al-Qader, succéda à celui-ci et continua à faire vivre la tariqa, transmettant la voie à des milliers de personnes au long de sa vie. Ce fut ensuite le tour d’Abd Allah al-Kurshufi, un soufi resté légendaire par son comportement étrange et indifférent au blâme. Celui-ci mourut en 1942.

A nos jours subsistent des zawiyas et nombre de fuqara se réclament toujours de sa baraka. Sa présence a constitué un véritable renouveau du soufisme dans le Maroc de la fin du dix-huitième siècle.

Le Iqadh al-himam fi sharh al-Hikam (“L’éveil des aspirations, commentaire des Hikam”) date du 9 novembre 1796, trois ans après sa rencontre avec le shaykh al-Buzidi. Bien qu’Ibn ‘Ajiba ait découvert les Hikam dès 1776, à 29 ans, ce n’est qu’en tant qu’initié à la voie Qardawiyya que son inspiration l’amena au commentaire du recueil d’Ibn ‘Ata- Allah. Ses commentaires ont donc la saveur du témoignage vécu et d’une réalité contemplée.

Il est bien connu que la traduction trahit. D’autant plus que les quotidiens respectifs de l’auteur et du traducteur-lecteur sont ici très différents, voire antinomiques. Et la tâche s’annonce d’autant plus ardue que, au-delà d’un décalage culturel et linguistique, la perception spirituelle -le degré d’âme -de l’auteur et de son interprète sont différents. Comment -sans être saint –rendre, comprendre la signification subtile désignée par les mots d Ibn ‘Ajiba ? Il faut trouver des correspondances, un partage commun, une intimité entre l’auteur et le traducteur. Ibn ‘Ajiba écrivait par inspiration, par fulgurances parfois, souvent après méditation. Il n’a jamais affirmé que son oeuvre est le pur fruit de son mental : en homme de Dieu rattaché à la notion de l’Unicité de l’Être, il cherchait toujours confondre son être avec l’Être suprême.

Le traducteur, pensons-nous, devra donc être aussi une personne de foi. La correspondance qui sera la condition d’une traduction valable sera celle de l’inspiration –ou du moins d’une certaine intention de puiser à la même Source, divine. Ainsi, le texte et son auteur ne seront pas trahis dans l’intention.

La traduction doit aller au-delà de la forme. Elle ne doit pas rendre compte uniquement du doigt, mais aussi de la lune. “Notre science est toute entière allusive ; lorsqu’elle se fait explicite, elle s’occulte”, dit l’adage soufi. Ce qui compte dans les écrits de saints de l’Islam, ce n’est pas le texte lui-même, sa qualité littéraire, mais ce en quoi il permettra une éducation spirituelle et une remémoration (dhikr) de Dieu. Les maîtres soufis –à l’instar des enseignements paraboliques de Jésus –partent de cas concrets, d’exemples dans la matière, pour amener le disciple à voir la Réalité de ce monde à laquelle l’allusion renvoie. Percevoir la signification subtile de l’allusion, c’est parcourir le chemin entre le monde matériel et le monde spirituel, et en même temps rappeler que ce monde n’est qu’écho de l’autre, traces, vestiges déposées par Dieu afin qu’on Le remémore
[16].

Les écrits d’Ibn ‘Ajiba ont pour vocation de remémorer Dieu. Toute proportion gardée, cette version traduite –si Dieu le veut –se réclame de la même vocation.

Cela dit, le présent texte se veut plus vivant et moins académique que d’autres traductions érudites. L’écrit soufi est avant tout l’expression d’une oralité, qui lui-même est hal, état spirituel, où le souffle divin croise les cordes vocales du saint, les fait vibrer. Ce genre de traité doit, tout en conservant sa précision dans les idées, rester ouvert au souffle qui balaie les grands espaces. Et se lire comme on goûte une saveur, une nourriture pour l’âme.
[1]Trad. J. L. Michon, Leyde, 1969.[2]J. L. Michon, Le soufi Marocain Ahmad Ibn ‘Ajiba et son Mi’raj, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris. Les références du même ouvrage seront citées sous le nom “Michon”, suivi du numéro de page. Nous sommes redevables envers M. Michon pour ses ouvrages pionniers sur Ibn ‘Ajiba. [3]Par exemple : Al-Harraq, Sharnubi, Ahmad , al-Rundi.[4] Recueil de litanies sur le Prophète, récité encore de nos jours dans des confréries surtout Marocaines, non seulement celle qui se rattache à son auteur, la Jazuliyya.[5] Michon, p. 43[6]Michon p. 46.[7]Pluriel de faqir, le pauvre en Dieu, le disciple de la voie.[8]C’est l’invocation scandée de La ilaha illa llah , “Point de divinité en dehors de Dieu”.[9]Michon, p.47.[10]F. Skali, Sanctuaires et espaces sacrés,  tome de thèse d’état, chapitre “Majdhubs et Malamatis”, p. 242.[11] Ensemble d’invocations et de prières sur le Prophète que le faqir effectue matin et soir. La prise du wird s’apparente ici à l’entrée dans la voie et à l’affiliation au shaykh.[12] Michon, p. 52.[13]Michon, p.69.[14]Michon, p.70.[15] Michon p. 77[16]Nous sommes ici, face à ce texte, plus que jamais dans la dichotomie profondément musulmane du rapport entre l’esprit et la lettre.



Pour ce quinquagénaire qu'anime un enthousiasme juvénile et communicatif pour les choses de la mystique, le retour au blâd ne prend pas l'allure d'une retraîte tranquille et solitaire. Son rayon d'action, au contraire, se trouve agrandi par cet exil volontaire et c'est toute la région des Jbâla, un grand quadrilatère limité au nord par le littoral mediterranéen -de Tanger à Geuta- et au sud par une ligne qui passe au-dessous de Tétouan et se dirige vers l'atlantique qui devient pour le Shaykh un terrain de prédication. plusieurs années consécutives, pendant les mois d'hiver qui, dit-il, sont propices pour semer les vérités dans les coeurs.


Ibn 'Ajîba s'en va de hameau en hameau porter le message du "retour à Dieu". Des groupes de disciples l'accompagnent, car pour eux aussi, et non pas seulement pour les tièdes et les incroyants qu'il s'agit de convertir, ces déplacements ont une valeur éducative."Les pérégrinations (siyaha), écrit-il, sont indispensables au faqîr qui débute dans la voie.Le voyage dévoile les défauts (al-safar yusfir) et purifie les âmes et les coeurs; il élargit le caractère...car le voyageur contemple chaque jour une nouvelle irradiation (de la lumière divine), rencontre des aspects (wujûh=des visages) qu'il ne connaissait pas...
ses connaissances et son horizon intellectuel (ma'na) gagnent en ampleur.

On a dit que le faqîr est comme l'eau : s'il séjourne trop longtemps à la même place, il s'altère et devient putride..."
Une première année, ainsi que nous l'avions déjà vu, le Shaykh était allé "vivifier les coeurs" dans la région de Tanger. L'année suivante, il sillone les environs de Tétouan, en direction de la mer.


Dire qu'il n'est pas accueilli partout avec bienveillance serait un euphémisme : " Au hameau des Bani Salim, raconte-t-il, les habitants s'enfuirent à notre arrivée et barrèrent la porte de la mosquée ; mais, au moment de notre départ, ils eurent des remords et nous supplièrent de revenir; cependant un seul d'entre eux se joignit à nous.Nous revînmes plus tard dans ce hameau pour y enseigner la religion et exhorter les gens à se souvenir de Dieu.A notre entrée dans le hameau de Wad al-Zarjun, les gens nous reçurent à coups de pierres et avec des sifflements.Un faqîr fut atteint à l'épaule par une pierre.Mais nous invoquions le Nom suprême et ne prêtions aucune attention à eux.Nous passâmes la nuit à la mosquée ; très peu de gens vinrent à nous...[plus tard à l'occasion d'une visite dans la tribu des Anjrâ, nous arrivâmes chez les Awlâd Abi'l-'Aysh qui voulurent d'abord nous interdire l'accès à leur village ; certains venaient à notre rencontre en brandissant des gourdins.Puis des gens éclairés de chez eux vinrent aussi et nous invitèrent à loger parmi eux ; ils nous témoignèrent du respect et nous exhortâmes au souvenir de Dieu..."

Ailleurs, l'accueil est meilleur. Ainsi : "La troisième année..., je m'arrêtai dans les villes de Asila et Larrache où des groupes importants entrèrent dans la voie...A Salé et Rabat, où je séjournai assez longuement, je fis une lecture (commentée) de la Khamriyya de Ibn al-Farîd 4 et de la Tasliya du Pôle Ibn Mashîsh .


Tous nos instants étaient remplis par le dhikr, que nous faisions très nombreux.Ainsi nous fîmes profiter les autres et nous tirâmes profit de leur compagnie.Après avoir regagné ma patrie , je repartis pour la tribu des Banî Sa'îd... où beaucoup de gens entrèrent dans la voie des soufis, puis je me rendis plusieurs fois chez les Banî Hassân dont j'avais souvent traversé le territoire en revenant de chez les les Barnî Zarwâl, et qui entrèrent nombreux dans la voie.Ils construisirent une zaouia à Naslân pour y tenir leurs réunions. Je visitais un grand nombre de leurs hameaux: Dieu les vivifia et les illumina de son souvenir, au point qu'ils abandonnèrent, grâce à notre influence, beaucoup des innovations répréhensibles qu'ils avaient adoptées..."


Et Ibn 'Ajîba conclut le récit de ces pérégrinations en rappelant cette parole du Prophète (saw) :"Que Dieu se serve de toi pour guider un seul homme est, pour toi, meilleur que tout ce qu' embrasse la course du soleil" et ce verset du Coran : "Louange à Dieu qui nous a conduit à cela ; car si Dieu ne nous avait guidé, nous n'aurions pu nous guider!"(VII, 43).
Lors de leurs périples, Ibn ‘Ajiba, son frère Hashimi et quelques autres portaient toujours dans leurs sacs, de quoi écrire


Mais Ibn ‘Ajiba ne s’est jamais contenté de réfléchir et de méditer sur la métaphysique ou sur les fléaux du monde. Il s’engageait souvent pour dénoncer les injustices sociales et afin de rétablir la moralité d’un point de vue islamique, ou même pour s’opposer aux discriminations sociales[14]. Il écrira jusqu’à sa mort bon nombre de lettres à ses disciples, autant d’exhortations à une vie saine et exemplaire, et à la diffusion de son message d’éthique musulmane. Il les intimera ainsi à lutter contre la contamination de l’eau, contre le tabagisme ou le haschich, par exemple, se posant toujours en guide éducateur et compatissant, mais sans concessions.


Et voici venu le temps de l’épreuve. Ibn ‘Ajiba, homme d’action et du désir de Dieu, ne pouvait plus vivre dans l’estime et la distinction sociale :

“Aussitôt après mon initiation, je revêtis une jellaba de tissu grossier…Lorsque le shaykh me vit ainsi vêtu, il se réjouit beaucoup et acquit la certitude que je recevrais des lumières sur les secrets spirituels…Le jour suivant, je fis mon entrée dans la ville [de Tétouan] vêtu de cette djellaba avec le groupe des foqara[7]  qui chantaient la haylala[8]. Beaucoup de gens nous regardaient, étonnés. J’entendis alors, au-dedans de moi, mon âme qui appelait au secours et criait ; la sueur ruisselait sur mon corps : c’était en effet la première fois que j’éprouvais une brisure…Peu après j’ai mis le gros rosaire à mon cou. Lorsque j’arrivai chez moi avec la djellaba et le rosaire, ce fut un tollé général parmi les gens de ma maison. Cependant, voyant que j’étais bien résolu, ils se résignèrent et se mirent à me pleurer comme on pleure un mort ; ils se faisaient mutuellement des condoléances tandis que des caravanes de femmes emplissaient la maison pour venir exprimer leur sympathie à ma famille. Je fus beaucoup pleuré par les habitants de Tétouan”.[5]

Voyant que cet effort contre lui-même ne suffisait pas à éloigner le regard approbateur des gens de Tétouan, Ibn ‘Ajiba demande à son shaykh de porter le froc rapiécé, à la fois habit symbole du dépouillement et “repoussoir” par sa laideur. Les gens se mirent alors à le fuir véritablement. Puis son shaykh lui dit de donner tous ses biens et de vivre de mendicité. “Je fis comme il me disait, dit Ibn ‘Ajiba, distribuant tout ce qui excédait le strict nécessaire ; parfois je me relevais la nuit pour sortir les provisions de la maison afin que les femmes ne me voient plus. Au bout de quelque temps, nous fûmes embellis par la misère et la certitude grandit. Ensuite le shaykh m’écrivit de servir les fuqara, de faire leur lessive, d’acheter du savon, de laver leurs vêtements avec mes pieds et de les nourrir chez moi…Vint alors l’ordre d’aller mendier dans les boutiques et à la porte des mosquées. Rien en ce monde ne m’a été plus pénible que cela, et rien n’a été plus tranchant pour les artères de mon âme.
“…Lorsque je demandai au shaykh l’autorisation de pratiquer la retraite et le silence, il m’écrivit : “Va dans le souk et assieds-toi là du matin jusqu’au soir !“…Le shaykh m’ordonna ensuite de nettoyer le souk et de porter les ordures sur la nuque jusqu’en dehors de la ville. Je balayai les souks à trois ou quatre reprises. Durant l’hiver, il arriva plus d’une fois que les détritus mouillés que je portais sur mon épaule me dégoulinassent sur le dos.”

Ibn ‘Ajiba se conduisait aussi de manière anti-spirituelle, voir même outrancière avec les gens, cachant son effort aux autres afin qu’ils ne nourrissent pas son ego par leur admiration :

“…Lorsque j’allais mendier, je m’adressais tout spécialement…à ceux qui [me] critiquaient et [me] blâmaient, afin d’en extraire ce qui fait mourir l’âme. Je me présentais ainsi intentionnellement chez ceux qui me portaient de l’estime, et surtout chez nos parents. A tous ceux-là, je me montrais un mendiant particulièrement insistant et avide des biens de ce monde, espèrant par là atteindre la pure sincérité et la mort de mon ego.”

Ibn ‘Ajiba fut aussi porteur d’eau, versant à boire pour les passants, en échange de quelque piécettes dont en réalité, il n’avait cure. Il fit cela jusqu’à son départ de Tétouan, en 1799-1800, lorsque éclata une grande épidémie de peste où il vit mourir ses enfants. Un autre évènement précipita son départ : Ibn ‘Ajiba, par son comportement étrange, s’était attiré bon nombre de détracteurs de parmi les milieux conformistes de Tétouan. De plus, la voie Darqawi représentait une puissance montante à Tétouan, indépendante du pouvoir politique de la ville. Ces hommes de Dieu pouvaient se montrer parfois assez directs et désapprobateurs envers l’avidité et l’orgueil des puissants. Déjà, le shaykh Darqawi, à Fès, avait ouvertement conseillé à ses disciples de ne prendre part à aucune réunion mondaine, et de n’accepter aucune faveur des autorités et des riches. Ibn ‘Ajiba, maintenant autorisé à transmettre l’initiation et à fonder des lieux d’invocation (zawiya), pouvait représenter un danger pour le nouveau sultan, Mawlay Sulayman, affaibli d’un pouvoir peu consolidé.

Les religieux dits “littéralistes”, refusant l’expérience intime de Dieu le Législateur, ne pouvaient que condamner une attitude peu conforme, selon eux, à la norme religieuse dont les savants, les ‘ulama, sont les garants. En effet, et le malentendu est posé, l’Islam est aussi un système social cohérent, où toutes les classes s’interpénètrent et se complètent, dès lors que chacun accepte et respecte la fonction qui lui échoit par le Très-Haut. Ibn ‘Ajiba a pu être perçu comme un fasid, un irresponsable qui mine la oumma de l’intérieur, par opposition au salih, le vertueux socialement engagé qui œuvre à la consolidation et au respect de la religion au sein du tissu social. C’est malheureusement faire peu de cas des exigences –non étendables à la majorité de la population –d’une vie contemplative et de combat pour la sincérité de l’âme. En effet, le souci de pureté de l’intention vis-à-vis de Dieu n’a que faire des convenances de ce monde. Là où Ibn ‘Ajiba a pu être vu comme un provocateur et un irresponsable, il convient de rappeler le caractère salutaire de son comportement : celui d’interroger sa société sur les intentions profondes dissimulées derrière le masque d’une vie mondaine, de rappeler les hommes à la primauté de la vie du cœur. L’anticonformisme du provocateur spirituel, dit Faouzi Skali, qu’elle soit préméditée ou due à un ravissement permanent en Dieu, “ne peut être un modèle à suivre mais tend cependant à empêcher que le conformisme ne devienne une finalité en soi”.
[10]En 1794, Ibn ‘Ajiba fut incarcéré à la suite d’une plainte déposée à son encontre : une femme avait été initiée à la Darqawiyya à l’insu de son mari ! Le coupable présumé était le frère d’Ibn ‘Ajiba, Hashim, et les deux furent incarcérés. Tous les fuqara de Tétouan subirent le même sort. Ibn ‘Ajiba, dans un malicieux pied de nez, raconte ces trois jours d’incarcération :
“Par Dieu ! Je n’ai pas vécu de jours meilleurs que ceux-là : la prison se trouva transformée en zawiya et l’on n’y faisait qu’invoquer Dieu. C’est comme si la porte en était restée ouverte : pour celui qui y entrait et pour celui qui en sortait ; les autres prisonnier étaient heureux et tous leurs soucis cessèrent pendant le laps de temps que nous passâmes parmi eux ; je transmis le wird
[11] à plusieurs d’entre eux, quatre ou cinq, on nous apporta des provisions que nous partageâmes avec tous les autres prisonniers et il y en eut même en excédent”.[12]


Ibn ‘Ajiba et les disciples Darqawa fuyèrent donc la ville de Tétouan suite à cette incarcération. Il retourna dans sa tribu des Anjra et y construisit, avec la permission de son shaykh, un centre spirituel où il vécut jusqu’à sa mort, quatorze années plus tard.


 Toutefois, le retour au bled fut loin d’être une retraite spirituelle : Ibn ‘Ajiba et ses disciples se mirent à parcourir, surtout par temps d’hiver, sa campagne pour faire connaître les réalités du soufisme et de la vie pieuse. Ces pérégrinations en compagnie du shaykh furent pour les fuqara de véritables déplacements initiatiques. Ibn ‘Ajiba, se sentant un instrument dans la main de Dieu, se déplaçait en fonction de ses inspirations et les voyages regorgeaient de spontanéité et d’imprévus, doublés d’abandon à la merveilleuse volonté divine.
Voici, pour la valeur illustrative de cette qualité spontanée et enjouée de ces voyages, une anecdote qu’Ibn ‘Ajiba relate dans son Autobiographie :
“Tandis que nous nous rendions à Salé, invoquant Dieu, nous passâmes près d’un troupeau de vaches et de moutons qui étaient au pâturage. Les animaux se mirent à nous suivre. Ce que voyant, le berger nous emboîta le pas à son tour.
“Tes vaches sont entrées en extase ! Lui dis-je.
-Mais qui donc ne serait pas ravi par vous ? répliqua le pâtre.”

Le Darqâwi Bûzzîyyân al-M'askârî , qui le connut vers cette époque, nous a laissé de lui ce portrait:"il était maigre et sa peau était tendue sur ses os par suite de la disciplines spirituelle, de l'ascèse et du scrupule intenses qui le caractérisaient.Il portait une jellaba et un burnous rapiécés, selon la coutume des Darqâwa, et lorsqu'il écrivait ou participait aux cercles de Dhikr, il se ceignait d'une large ceinture en fibres de palmier.
[13]. Lorsque l’inspiration leur venait, par fulgurance ou à la suite d’une réflexion, ils s’arrêtaient pour le noter par écrit, de jour comme de nuit.

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