Mausolée de Sidi Ali ibn Harzihim ou Abul Hasan Ali ibn Ismail ibn Mohammed ibn Abdallah ibn Harzihim/Hirzihim (aussi: Sidi Hrazem or Sidi Harazim) (m 559/1163) au cimetière de Bab al-Futuh . Considéré comme le Maître d'Abu Madyan et comme celui qui a propagé les enseignements d' Al
Ghazâlî en Afrique du Nord . Il reçut la khirqa du cheikh Ibn
‘Arabî avant sa mort en 1148 .( vêtement, turban ou une pièce de tissu portant l’influx spirituel du Maître) . Il reçut l'initiation par l'intermédiaire de son oncle Abu Muhammad ibn Saalih ibn Harzihim (m. 505/1112), qui, lui, la reçut d'Al Ghazâlî . Pour en savoir plus, lire aussi Le rayonnement spirituel et initiatique de Sidi Abû Madyan au Proche-Orient (Égypte - Syrie)
par Ruggero Vimercati Sanseverino
vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints
(808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique »,
soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication
Comme le montre l’étude de ces quelques exemples, à Fès
l’hagiographie accompagne, témoigne et influence l’histoire de la sainteté.
Informant sur la sainteté, façonnant ses modèles, s’en faisant la
médiatrice270, l’hagiographie revêt diverses fonctions vis-à-vis de la
tradition spirituelle. C’est elle qui « canonise », pour employer une
expression de l’Occident latin, la sainteté dans la mémoire collective271. Le
mérite de l’hagiographie par rapport à la ville consiste dans le fait de
montrer comment les saints assument la fonction des « interprètes du sacré »272
par excellence. Les miracles, l’enseignement initiatique, les expériences
contemplatives, en somme tout ce qui constitue la vita du saint consignée dans
les manāqib, ne font qu’actualiser, en quelque sorte, « l’irruption
[perpétuelle] du sacré »273 dans la ville. Ainsi, l’hagiographie permet de
comprendre le saint comme « une figure qui distille dans une forme concrète et
accessible des valeurs centrales »274, voire les idéaux spirituels d’une
société urbaine comme celle de Fès.
En tant que foyer de saints et centre de sciences islamiques,
la ville de Fès joue un rôle actif dans ce processus qui va déterminer
l’évolution de l’histoire spirituelle du Maroc. Étant un des centres de la
transmission et du rayonnement de l’héritage d’Abū Madyan, c’est elle qui donne
naissance à l’hagiographie marocaine. Véritables traités narratifs du soufisme,
les premiers ouvrages hagiographiques légitiment la sainteté face aux élites
locales et mettent en valeur, face à l’Orient, sa forme maghrébine en tant que
tradition initiatique de haut niveau. A la fin du VIIIe/XIVe siècle,
l’hagiographie prend sa place parmi les principaux genres littéraires du Maroc.
La science des hadiths, auparavant source d’inspiration de l’hagiographie,
laisse la place à une approche plus historique et analyste, inspirée par
l’historiographie fâsie, ou bien à des recueils purement hagiographiques qui
visent à rendre hommage et à perpétuer le souvenir des saints. Dans les siècles
qui suivent, l’hagiographie prend, selon E. Lévi-Provençal275, « au Maroc, une
importance qu’elle n’avait jamais eue jusqu’alors ». Fès continue à déterminer
l’évolution des courants initiatiques et ne cesse de constituer le sujet
privilégié des nombreux hagiographes. L’émergence de la zâwiya Fāsiyya au
XIe/XVIIe siècle favorise un nouvel essor de l’hagiographie soufi où se
croisent la généalogie, la biographie savante et l’historiographie.
Parallèlement, un nouveau type d'écrivain s’intéresse à la vie des saints, sans
forcement être rattaché directement au soufisme, ce qui élargit le public et la
portée de la littérature hagiographique. Le fondateur de Fès et ses
descendants, dont la fonction spirituelle est revalorisée par les adeptes du
mouvement jazulite, attirent l’intérêt des écrivains et marquent depuis le
XIIe/XVIIIe siècle les ouvrages consacrés aux personnalités religieuses. Les
élèves des savants et les disciples des saints continuent à rendre hommage à
leurs maîtres et à les défendre face à leurs critiques, espérant également
inciter le lecteur à la visite de son sanctuaire. L’hagiographie devient
porteuse d’un idéal d’équilibre entre science et sainteté dont la ville
idrisside est le symbole. Notoire pour le grand nombre de tombes de saints et
de zâwiyas, Fès développe une littérature de sainteté avec une forte
connotation topographique. Le rôle de la ville de Mawlāy Idrīs comme capitale
de la tradition hagiographique marocaine s’exprime enfin dans la Salwat
al-anfās d’al-Kattānī.
Mausolée' d’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim à Bab al-Futuh
Mausolée' d’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim à Bab al-Futuh
Quelques remarques concernant les caractéristiques de la
tradition hagiographique de Fès
Vu la diversité des écritures, des styles et des
approches de la production hagiographique fâsie, une interrogation s’impose :
Est-il possible de parler d’une tradition hagiographique propre à Fès ayant des
traits distincts ? Il est vrai que son hagiographie partage des caractéristiques
avec les hagiographies des autres villes et régions du monde musulman. Ainsi,
la vocation initiatique et édifiante est au coeur de toute hagiographie, ainsi
qu’une certaine dimension apologétique. D’autre part, il est possible de
distinguer des traits particuliers qui reflètent la particularité de Fès et de
sa vie spirituelle. Ce sont ces derniers qui nous intéressent ici, car ils nous
révèlent des éléments qui ont joué un rôle important dans l’évolution
historique et doctrinale de la tradition spirituelle de Fès.
Or, ces traits particuliers ne se manifestent
véritablement qu’à partir du XIe/XVIIe siècle, c’est-à-dire suite au deuxième
grand mouvement hagiographique que Fès a connu grâce à l’essor de la zâwiya
Fāsiyya. Avant cela, c’est la figure d’Abū Madyan qui domine l’écriture
hagiographique marocaine, autrement dit celle d’un saint qui n’a pas seulement
marqué la vie spirituelle de Fès mais celle du Maghreb tout entier. La ville de
Mawlāy Idrīs apparaît dans ces premiers ouvrages comme un des foyers du
soufisme à côté des autres métropoles maghrébines. Ainsi, le Mustafād, bien
qu’il témoigne de la fonction capitale de Fès par rapport au soufisme
maghrébin, est immédiatement suivi du Tashawwuf et d’autres hagiographies
concernant diverses villes et régions.
Tombe d’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim . Qu'Allâh l'agrée
Il est intéressant de remarquer que jusqu’au moment où la
fondation de la zâwiya al-Fāsiyya inaugure une tradition spirituelle propre à
Fès, les ouvrages consacrés aux vies des saints traitent toujours d’un
collectif et jamais d’un saint individuellement. C’est sans doute une des
particularités de Fès276 par rapport aux autres villes du monde musulman où les
manāqib d’un de ses saints, les « hagiographies individuelles »277,
apparaissent assez tôt278. Cela traduit peut-être la tendance à envisager la
sainteté comme un phénomène « collectif » lié à un lieu, à savoir la ville,
plutôt qu’à un personnage représentatif. La sainteté, a-t-on l’impression en
lisant les hagiographies fâsies du Moyen Âge, forme à Fès un tout. Elle est
continuellement présente et ses acteurs sont, pour ainsi dire,
interchangeables. Du point de vue de la doctrine soufie, cela traduit le fait
que le « pôle » de la ville, c’est-à-dire le personnage qui incarne pour son
époque la sainteté dans sa plénitude, reste caché, alors qu’il semble devenir
plus visible à des époques ultérieures, ce qui concorde d’ailleurs avec le type
de spiritualité prévalant alors. Le témoignage d’Ibn al-‘Arabī nous montre que
le quṥb de son temps est complètement inconnu par ses contemporains et il tient
à ce qu’il en soit ainsi. L’exemple des quatre piliers de Fès dont parle le
Mustafād ou encore celui d’Abū Khazar al-Awrabī (m. 572/1176-77) et d’Abū al-Ḥasan
Ibn Ḥirzihim (m. 559/1164), considérés respectivement comme les deux « bougies
» qui « illuminent » les deux rives de Fès, montre bien que l’idée d’une
fonction initiatique liée à la topographie urbaine existe assez tôt, mais que
l’hagiographie ne le met pas encore vraiment en valeur.
Avec le Mir’āt al-Maḥāsin le saint commence à devenir le protagoniste de l’hagiographie, bien que la tendance collective continue à se développer parallèlement, notamment en intégrant d’autres registres et c’est elle qui, avec la Salwa, aura le dernier mot. On a vu que les lettrés commencent à s’intéresser à la vie des saints. Comme capitale des sciences islamiques, la ville de Fès est naturellement marquée par la culture savante et cela se reflète dans l’écriture hagiographique. Ainsi les saints sont intégrés dans les traités biographiques visant originalement à recenser de manière assez technique les grandes figures de la tradition savante. La forme savante que prend donc à partir du XIe/XVIIe siècle la plus grande partie de l’hagiographie fâsie semble particulièrement caractéristique. Si les premiers ouvrages imitent, à l’instar de leurs modèles orientaux, la structure et la méthodologie des recueils de hadith, les versions plus tardives ressemblent, dans des ouvrages comme le Jadhwat al-iqtibās d’Ibn al-Qāḍī (m. 1025/1616), à des dictionnaires biographiques destinés à l’usage des spécialistes. L’hagiographie gardera cet aspect savant et presque technique, assumant ainsi une forme qui correspond au fait que Fès est la ville des savants par excellence. A l’exception du Rawḍ al-‘aṥir et de quelques autres ouvrages destinés spécialement à l’usage des adeptes d’une zâwiya ou d’une confrérie, on trouve de ce fait dans les recueils hagiographiques, de nombreux savants et lettrés dont l’affiliation au soufisme n’est pas du tout certaine. Si l’hagiographie constitue essentiellement une littérature de la sainteté, elle assume à Fès également le rôle de rendre hommage à tous ceux qui représentent la sainteté de la ville dans un sens plus large. Les savants, en assurant la continuité de la science religieuse, participent à leur manière à perpétuer la fonction de Fès comme centre spirituel tel qu’elle fut définie dans l’invocation de Mawlāy Idrīs279.
Les shurafā’ participent évidemment aussi à cette
continuité. Comme probablement nulle autre hagiographie urbaine, la tra-dition
fâsie est marquée par l’élément chérifien. Or, ce n’est qu’à la suite du
mouvement jazûlite que le chérifisme est associé au soufisme et conséquemment
à la sainteté. On a vu que dans ce cas aussi la zâwiya Fāsiyya joue un rôle
considérable, les premiers grands généalogistes soufis étant rattachés à un de
ses représentants. L’hagiographie s’adapte ici encore à la spécificité de Fès
comme capitale des shurafā’ et, en effet, à un autre paradigme de sa vocation
originelle telle qu’elle fut formulée par son fondateur. En fait, la figure
prophétique est présente depuis les débuts de l’hagiographie fâsie, d’abord
comme modèle normatif de la sainteté et ensuite, à partir du XIe/XVIIe siècle,
comme son principe même. L’élément chérifien s’insère dans cette orientation prophétique
de l’hagiographie. Il prend d’ailleurs une forte connotation idrisside, la
descendance du fondateur étant naturellement la branche la plus représentative
de Fès et c’est dans cela que réside peut être la spécificité de la littérature
fâsie par rapport au reste du Maroc. Cela dit, l’immigration des shurafā’
orientaux et andalous n’est pas moins considérée comme une preuve de la valeur
spirituelle de la cité. Étant considéré comme une expression de la bénédiction
prophétique, il est normal que le chérifisme occupe une place importante dans
une littérature qui se veut un hommage aux héritiers du Prophète. C’est pour
cela qu’on trouve dans la Salwa de nombreux passages portant sur les familles
chérifiennes et que Mawlāy Idrīs constitue le premier personnage de la série
biographique.
A la figure de Mawlāy Idris est liée une autre
caractéristique de la tradition hagiographique de Fès. Nous avons vu que la
ville idrisside, considérée comme le premier germe de l’empire marocain, a
intéressé les historiens et que l’hagiographie a intégré cette écriture
historique afin de souligner le rapport entre la fondation par Mawlāy Idris et
l’idée de Fès comme ville des saints. La symbiose de l’hagiographie avec une
historiographie urbaine est à Fès particulièrement marquante et assez rare. En
Orient on ne trouve pas, à notre connaissance, des hagiographies consacrées
explicitement aux saints d’une ville280. Cette particularité fâsie ne fait que
traduire, en effet, la volonté d’associer les saints au caractère sacré de Fès
et de son fondateur.
D’ailleurs, la généalogie n’est pas, comme nous l’avons
vu à propos des ouvrages comme les deux Buyūtāt Fās, le monopole du
chérifisme. Elle est également mise au service des familles qui forment les
Ahl Fās dont sont issus des grands clans savants et soufis comme les Ibn Ḥirzihim,
les Fāsī, les Banū Sūda etc. Cette généalogie urbaine trouve une place
importante dans l’hagiographie fâsie où elle montre la cohérence entre
structure sociale et tradition spirituelle. C’est enfin aussi une façon
d’illustrer « le caractère héréditaire de la baraka au sein de certaines
familles »281.
La continuité remarquable de l’écriture hagiographie de
Fès, qui se prolonge jusqu’au XIVe/XXe siècle282, mérite d’être soulignée. A
l’exception de l’époque zénète, où seulement quelques saints nous sont connus,
nous disposons jusqu’au Protectorat pour toute époque des ouvrages
hagiographiques qui contiennent des biographies portant sur les saints de Fès.
Cette abondance extraordinaire, qui n’a pas encore été étudiée dans le détail,
n’est qu’un autre témoin de l’importance que revêt à Fès l’hagiographie.
Un aspect de l’hagiographie fâsie qui nous semble central
par rapport à l’identité spirituelle de Fès est le fait qu’elle traduit une
vision de la ville comme cité de saints (madīnat al-awliyā’)283. La notion du
taṣrīf que l’on rencontre dans la plupart des hagiographies fâsies exprime
l’idée du gouvernement ésotérique de la ville par la communauté des saints
présidée par Mawlāy Idrīs284. Nous allons revenir sur cela plus tard, mais ce
qu’il convient de souligner ici c’est que l’importance de l’hagiographie réside
dans le fait d’avoir exprimé et propagé cette idée, qui traduit de la façon la
plus explicite la vocation de Fès comme centre spirituel et initiatique.
Pour conclure, il reste à remarquer que l’orientation
urbaine re-présente sans doute la caractéristique la plus spécifique de la
tradition hagiographique fâsie, ainsi que le fait d’intégrer l’historiographie,
la généalogie et la biographie savante, autrement dit d’associer l’histoire
profane à l’histoire sacrée. L’hagiographie dépasse ainsi le cadre strict du
soufisme et son écriture assume une vocation éclectique qui, en dernier compte,
ne fait que refléter les divers aspects à travers lesquels se manifeste à Fès
la sainteté.
Les hagiographes – témoins de la sainteté
Les ouvrages et les auteurs étudiés montrent que
l’hagiographe est une des figures essentielles de la vie spirituelle de Fès. Il
accompagne, participe et influence les grands mouvements de son histoire et est
un de ses acteurs principaux. Comme témoin et porte-parole de la sainteté, il
occupe une fonction de premier plan dans la formation et le développement du
soufisme, ainsi que dans la conceptualisation de la sainteté. Étant souvent
impliqué personnellement et à la fois se positionnant comme observateur ou
historiographe, l’hagiographe est un véritable médiateur entre le saint et les
hommes « ordinaires », un interprète de la sainteté vis-à-vis de la société.
Si la typologie de ces gardiens de la mémoire sacrée est
variée, c’est toujours une profonde vénération qui les anime dans leur
entreprise, ainsi que le désir de se voir associés dans l’au-delà à ceux dont
ils ont si soigneusement consigné les vies. Enfin, dans certains cas, il s’agit
véritablement de l’intention de prendre les protagonistes de leurs ouvrages
comme modèles pour leur propre expérience spirituelle. On ne saurait souligner
assez cet aspect de la personnalité de l’hagiographe qu’une recherche purement
historique de l’hagiographie tend à négliger au détriment des considérations
sur les enjeux idéologiques ou sociaux. En effet, la sainteté et la volonté
d’en rendre témoignage forment le véritable moteur de l’activité
hagiographique, au-delà des questions d’ordre historique ou individuel285
qu’elle peut impliquer.
Or, les hagiographes, notamment ceux qui traitent des
descen-dants du Prophète, jouissent d’une vénération particulière. Il serait
difficile de ne voir en eux que de simples historiens et biographes, comme
l’ont fait des chercheurs comme É. Lévi-Provençal286, car ils participent de
manière active et cons-ciente à la transmission d’un héritage spirituel. Ils
sont souvent disciples d’un saint comme Ibn ‘Askar, Ibn ‘Ayshūn et les Qādirī
et dans certains cas ils sont eux-mêmes des maîtres comme al-Tamīmī ou des
représentants éminents de filiations initiatiques comme l’auteur du Mir’āt et
al-Kattānī. C’est dans cette participation de l’hagiographe que réside, comme
l’a souligné É. Geoffroy287, la subjectivité de son témoignage. Cette dernière
lui permet de dévoiler des aspects qui seraient dissimulés dans un exposé
simplement historique et de présenter le récit hagiographique comme le fruit
d’une expérience personnelle.
Néanmoins, l’hagiographe est quelqu’un qui sait s’adapter
aux paradigmes de son temps et à les utiliser pour ses fins. C’est là que le
contexte socio-historique exerce son emprise sur les circonstances et les
modalités de l’écriture hagiographique. En effet, c’est précisément la fonction
de l’hagiographe que d’« expliquer » le saint à ses contemporains et aux
générations futures dans leur « langage ». Dans ce but il se sert des
références universelles de l’islam, à savoir le Coran, les Hadith ainsi que la
tradition savante, pour interpréter, expliciter et défendre le saint par
rapport à ceux qui ne l’ont pas connu ou qui, tout en le connaissant, n’ont pas
saisi sa véritable nature. L’hagiographe révèle ainsi au grand jour ce qu’il
gardait pour lui ou pour ses disciples288. Pour cela l’écrivain doit
nécessairement s’approprier le « discours » et les instruments intellectuels de
l’époque. Si les premières hagiographies emploient le style plutôt sobre de
leurs prédécesseurs orientaux, l’émergence du jadhb et l’élaboration doctrinale
du soufisme maghrébin entraînent une écriture plus expressive. Le vocabulaire
s’inspire de l’enseignement et des ouvrages soufis de l’époque. Si al-Tamīmī
insiste sur le war‘a et le khuluq, au Xe/XVIe siècle Ibn ‘Askar parle du sukr
(« l’ivresse spirituelle ») en se référant à la poésie d’Ibn al-Fārid et
souligne le rôle du maître spirituel comme intermédiaire (wasīla) entre
l’aspirant et Dieu. Ibn ‘Ayshūn caractérise un siècle plus tard maints saints
comme sāqiṥ al-taklīf, alors qu’al-Kattānī se réfère à la typologie akbarienne.
D’autre part, historiographie, biographie, généalogie, bibliographie,
jurisprudence et rhétorique sont autant d’instruments pour insérer le saint
dans les rangs de l’élite religieuse fâsie. Par rapport à la tradition
spirituelle de Fès, ce rôle de l’hagiographe, consistant à rendre manifeste ce
qui était caché et seulement accessible au cercle initié des proches du saint,
est tout à fait crucial.
Vue panoramique de Fès
Cela étant dit, peut-on constater une évolution
historique de l’hagiographe ? Si une schématisation trop rigide risquerait
d’aboutir à une vision plutôt artificielle, il est vrai que certains traits
sont pourtant prépondérants dans des époques données. La figure de
l’hagiographe subit donc un certain développement et des tendances sont
reconnaissables. Nous avons vu que la figure de l’hagiographe soufi-muḥaddith
représentée par al-Tamīmī et al-Tādilī correspond aux premiers hagiographes du
Khorasan. Pour les siècles qui suivent les hagiographes restent dans les
cercles des savants, juristes ou spécialistes des hadiths, rattachés au
soufisme. A la fin du règne mérinide, certains hagiographes entretiennent
quelques contacts avec les autorités politiques. Ainsi un auteur comme al-Ḥaḍramī
intègre l’actualité politique de son temps et insiste sur la bienveillance des
Mérinides à l’égard des saints. La figure de l’hagiographe qui côtoie la cour
se perpétue avec les lettrés du XIe/XVIIe siècle comme Ibn al-Qāḍī et
al-Ifrānī. Ces derniers ne se présentent pas comme des soufis rattachés à une
voie. L’hagiographe non-soufi reste pourtant une rareté à Fès. Avec l’auteur du
Mir’āt al-maḥāsin, Muḥammad al-‘Arabī al-Fāsī, l’hagiographe se fait le
biographe de son maître spirituel et, en même temps, de son saint ancêtre,
tendance déjà annoncée avec al-Ḥaḍramī et Ibn ‘Askar, bien que ces derniers ne
consacraient pas leur ouvrage à un saint en particulier. Ibn ‘Ayshūn, gagnant
son pain dans une soierie, constitue la rare exception d’un hagiographe qui
n’est pas un savant notoire.
A Fès, la règle est plutôt du genre des Qādirī, issus de
l’élite religieuse de Fès et spécialistes dans plusieurs disciplines
traditionnelles. Avec eux, le généalogiste établit sa place parmi les
hagiographes, place qu’il va garder. Nous avons déjà eu l’occasion de constater
l’importance de l’élément généalogique dans la tradition hagiographique de Fès
et l’hagiographe-généalogiste sont sans doute une caractéristique fâsie. Or,
ces personnalités s’inscrivent dans la tradition savante qui est une des
marques de la ville idrisside. Chez un auteur comme Sulaymān al-Ḥawwāt, ainsi
que chez tous les grands hagiographes tardifs de Fès, cet aspect transparaît
assez clairement. L’hagiographe s’efface alors moins devant celui dont il
transcrit la vie et incorpore tout son savoir dans ce qui prend l’allure
d’encyclopédies savantes. On voit que l’hagiographe a désormais acquis une
certaine importance et indépendance à l’intérieur du milieu savant fâsie ce qui
lui permet de transformer l’hagiographie en une écriture savante considérée
comme performance intellectuelle de haut niveau. Mais ce n’est pas seulement
chez les oulémas qu’il devient un personnage éminent. Le service que
l’hagiographe rend au saint lui permet de participer à la sainteté. Ainsi, al-Ḥalabī,
hagiographe du tout premier saint de Fès, est particulièrement vénéré parmi les
descendants de ce dernier. Curieusement, le dernier grand hagiographe de Fès,
Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī, étant issu de la tradition savante des Kattānī,
est de nouveau un muḥaddith, rejoignant ainsi al-Tamīmī, premier hagiographe marocain.
Mais, comme on l’a vu, l’auteur de la Salwa réunit en lui également les autres
types de l’hagiographe. Il est historien, généalogiste et lettré, voyage en
Orient et est profondément ancré dans la vie spirituelle, intellectuelle et
sociopolitique de sa ville natale.
270 On doit ces trois notions à Nelly Amri (« Ecriture
hagiogra-phique et modèles de sainteté dans l’Ifriqiya Ḥafḵide
(VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècle) d’après trois recueils de manāqib », loc. cit., p.
24).
271 M. Chodkiewicz remarque à ce propos : « Je retiens
donc provisoirement un critère intellectuellement peu rigoureux mais pratique :
la « canonisation » par la littérature. Sont saints les personnages identifiés
comme tels par la tradition hagiographique – et plus particulièrement, ceux
dont les noms revien-nent toujours dans les grandes compilations » (« Le saint
illettré dans l’hagiographie islamique », Les Cahiers du Centre de Recherches
Historiques, 1992, n° 9).
272 Loc. cit., p. 13.
273 Nous devons cette expression à l’historien des
religions Mircea Eliade (cf. Le sacré et le profane, Paris : Gallimard, 1964).
274 BROWN, Peter, «
The saint as exemplar in late antiquity », Saints and Virtues, HAWLEY, John S.
(dir.), Berkeley : Univer-sity of California Press, 1987, p. 9.
275 Op. cit., p. 218.
276 Au Maroc, la ville de Sabta (Ceuta) fait également
l’objet, durant les VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècles, de quelques ouvrages hagio-biographiques
consacrés aux savants et aux saints (ṣulaḥa’) de la ville (cf. BENCHEKROUN,
Mohamed, op. cit., p. 444-445).
277 Cf. AIGLE, Denise, « Sainteté et miracles en Islam
médié-val : l’exemple de deux saints fondateurs iraniens », loc. cit., p.
55-58.
278 Cf. p. ex. pour Tunis : IDRIS, Hady Roger, Manâqib
d'Abû Isḥâq al-Jabanyânî par Abû l-Qâsim al-Labîdî et Manâqib de Muḥriz b. Ḧalaf
par Abû l-Ṥâhir al-Fârisî, Paris : PUF, 1959, et AMRI, Nelly, « Écriture
hagiographique et modèles de sainteté dans l’Ifriqiya Ḥafḵide
(VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècle) d’après trois recueils de manāqib », Les Cahiers de
Tunisie, Tunis : Faculté des Sciences Humaines et Sociales, n° 173, 1996, 2e
sem., p. 12-31. Pour Damas on peut mentionner le Ghāyat al-bayān fī tarjamat
al-shaykh al-Arslān al-Dimashqī (cf. GEOFFROY, Éric, Le Soufisme en Ègypte et
en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans, orientations
spirituelles et enjeux culturelles, Damas : Institut Français de Damas, 1995,
p. 30) de Muḥammad Ibn Ḷulūn (m. 953/1546). Pour Bagdad, Ibn al-Jawzī (m.
597/1200) a rédigé le Manāqib Ma‘rūf Karkhī wa akhbāruhu (cf. l’édition du
texte dans la revue al-Mawrid, Bagdad, 1982, n° 4, p. 609-680) où il rapporte
entre d’autres les anecdotes des habitants de la ville à propos du saint.
279 Nous rappelons que dans cette invocation la science
(al-‘ilm) constitue une des éléments qui caractériseront Fès jusqu’à la fin des
temps.
280 Cf. PELLAT,
Charles, « Manāḳib », EI2, vol. VI, p. 333-341. Une littérature urbaine existe
bien sûr en dehors de Fès dès le début du Moyen Age, mais généralement ces
ouvrages ne peuvent pas être considérés comme étant des hagiographies. Ainsi,
un ouvrage comme le Manāqib Baghdād d’Ibn al-Jawzī (m. 597/1201) traite des
mérites et des caractéristiques de Bagdad. Quant au reste du Maghreb, le
Iftikhār fī manāqib fuqahā’ al-Qayrawān de ‘Atīq al-Tujībī (m. 422/1030) et le
Ma‘ālim al-īmān fī manāqib al-mashhūrīn min ‘ulamā’ al-Qayrawān d’al-Dabbāgh
(m. 699/1300) sont essentiellement des ouvrages biographiques portant sur des
savants malikites, bien qu’ils contiennent des éléments hagiographiques (cf.
MACKEEN, A. M. Mohamed, « The early history of Sufism in the Maghreb prior to
al-Shādhilī », JAOS, 1971 (jul. - sep.), vol. 91, n° 3, p. 407) comme tous les
ouvrages de ce genre. Une exception est le Riyāḍ al-nufūs fī ṥabaqāt ‘ulamā’
al-Qayrawān wa al-Ifrīqiyya (2 vol., Beyrouth : Dār al-Gharb al-Islāmī, 1981)
d’Abū Bakr al-Mālikī (m. 541/1047) où l’on trouve entre d’autres des sections
consacrées aux biographies des ascètes (‘ubbād et nussāk) tunisiens. Toutefois,
selon ‘Īsā Luḷfī (Maghrib al-mutaṣawwifa min al-qarn 10 ilā al-qarn 17, Tunis :
Markaz al-Nashr al-Jāmi‘ī, 2005, p. 52) cette littérature, qui est même marquée
par une forte connotation juridique, est avant tout destinée à défendre la
version malékite du sunnisme face à l’influence fatimide et kharijite. Il ne
s’agit donc pas d’un ouvrage hagiographique stricto sensu.
281 VAUCHEZ, André, « Préface », Saints orientaux,
Hagio-graphies médiévales comparées 1, AIGLE, Denise (dir.), Paris : De
Boccard, 1995, p. 13. Le médiéviste français parle ici d’une des
caractéristiques de l’hagiographie musulmane, notamment celle du Maroc et du
Khorasan, par rapport à l’hagiographie chrétienne.
282 Un cas analogue représente peut-être la ville de
Damas pour laquelle on dispose d’un dictionnaire biographique con-temporain
portant sur les savants du IVe/XXe siècle, le Tārīkh ‘ulamā’ Dimashq fī al-qarn
al-rābi‘ ‘ashar al-hijrī de Muḥammad al-Ḥāfiẓ (Damas : Dār al-Fikr al-Mu‘āsir,
1986).
283 Cf. GEOFFROY, Éric, Le Soufisme en Egypte et en Syrie
sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans, IFD, Damas, 1995, p.
111-114, 135-143 ; AMRI, Nelly, « Le pouvoir du saint en Ifriqiya aux
VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècles : le "très visible" gouvernement du monde
», Politique et religion en
Méditerranée, Moyen Âge et époque contemporaine, BRESC, Henri, DAGHER, Georges,
VEAUVY, Christiane (dir.), Paris : Éditions Bouchène, 2008, p. 167-196.
284 Le Dīwān al-awliyā’, tel qu’il est décrit par ‘Abd
al-‘Azīz al-Dabbāgh (cf. IBN AL-MUBĀRAK AL-LAMĀḶĪ, Aḥmad, Kitāb al-ibrīz min
kalam sayyidī ‘Abd al-‘Azīz, Beyrouth : Dār al-Kutub al-‘Ilmiyya, 1998, p. 278
sq.) est présidé par le Prophète. Il faut donc distinguer entre l’assemblée
universelle et l’assemblée locale spécifique à la ville de Fès.
285 Il faut sans doute relativiser la thèse d’É.
Lévi-Provençal selon laquelle ce sont « bien souvent [...] des descendants du
saint lui-même qui écrivent sa vie, ou, s’ils ne s’en sentent pas capables, la
font écrire par un lettré » (op. cit., p. 48). Les exemples étudiés auparavant
suffisent pour démontrer l’infondé d’une telle remarque.
286 Op. cit.
287 « Hagiographie et typologie spirituelle à l’époque
mamelouke », loc. cit., p. 83.
288 É. Geoffroy analyse les différentes manières grâce
auxquelles l’hagiographie « manifeste la sainteté » et remarque dans ce sens
que « l’hagiographie a pour vocation de mettre en relief la sainteté, et donc
de souligner son aspect tangible et manifeste ». Il s’agit de l’« extérioriser
de façon optimale » (loc. cit., p. 86-89). Mais en même temps, une certaine
prudence a toujours été observée, ce qui transparaît dans « la relative
pauvreté des textes de manāqib en matière de typologie » (loc. cit., p.
97).
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