Michel Chodkiewicz
In: Revue de
l'histoire des religions, tome 215 n°1, 1998. pp. 35-57.
Résumé
Le logion
johannique (Jn 3, 3) sur les « deux naissances » est abondamment cité par les mystiques
musulmans. Mais, pour renaître, il faut d'abord, comme l'énonce un
"hadîth", « mourir avant de mourir ». Les quatre formes
traditionnelles (blanche, noire, rouge et verte) de cette mort initiatique
représentent les pratiques qui visent à éteindre les convoitises spirituelles
comme les concupiscences charnelles. La retraite cellulaire
("khalwa"), dont les règles et les périls sont examinés ici, y joue
un rôle fondamental. Mais elle ne trouve son accomplissement que dans la
"jalwa", le retour vers les créatures.
Lan yalija malakut al-samâ ' man lam yulad marratayn. Traduite en français, cette phrase rendra
aussitôt un son familier :« Celui qui n'est pas né deux fois n'entrera pas dans
le royaume céleste. » II s'agit là évidemment d'une variante de la parole de Jésus
à Nicodème (Jn 3, 3) et c'est d'ailleurs bien à Jésus que l'attribuent les
maîtres musulmans qui la citent : tel est le cas, par exemple, d'Abu Hafs 'Umar
Suhrawardï (ob. 1234), auteur d'un célèbre manuel de soufisme, le K. 'awûrîf
al-ma'ârif, souvent copié par des auteurs postérieurs1 ou encore d'Abu L-Hasan
al-Shâdhili (ob. 1258)2. La notion de palingénésie, de wilâda ma'nawiyya, de
«naissance spirituelle», mise en rapport ou non avec cette sentence, est très
répandue dans la littérature soufie en général, le rôle du géniteur étant
naturellement assigné au shaykh, au père spirituel.
Mais pour
renaître, il faut d'abord mourir. C'est ce thème, corollaire du précédent, qui
donne lieu aux développements les plus nombreux. Il bénéficie d'appuis
scripturaires (même si les hadith-s invoqués à son sujet ne figurent pas tous
dans les recueils canoniques). «Vous ne verrez pas votre Seigneur avant de
mourir» a dit le Prophète3. Mais il a dit aussi: «Mourez avant de mourir»4, ce
qui permet d'interpréter l'affirmation précédente en mode symbolique. Il a dit
encore: «Celui qui veut voir un mort qui marche sur la terre, qu'il regarde Abu
Bakr »5 - proposant comme modèle du détachement et de l'abnégation celui qui
devait être le premier calife de la communauté musulmane mais confirmant en
même temps qu'il est légitime de ne pas s'en tenir à l'acception littérale du
mot « mort ». On peut en appeler à une autorité plus haute encore, celle du
Coran, de la Parole de Dieu, en se référant à un verset (62:6) qui apostrophe
ceux qui se prétendent awliyâ li-Llâh - « aimés de Dieu » - en leur disant : «
Désirez la mort, si vous êtes sincères. » Ce verset, il est vrai, ne peut
recevoir la signification qu'en tire, entre autres, Abu 1-Hasan al-Shâdhilï
(pour qui awliyâ désigne ici les saints) 6 qu'à condition de n'en retenir que
la fin: pris dans son intégralité, il s'agit en effet d'un défi divin à
l'adresse des Juifs qui revendiquent une élection par laquelle ils se
distingueraient du reste des hommes. Cette manière d'isoler de son contexte un
segment de verset est néanmoins considérée comme pleinement valide dans
l'exégèse ésotérique du Coran et son emploi est très habituel.
Le thème de
la mort peut être traité dans des registres bien différents. Sous sa forme la
plus haute, il se développe en une doctrine de la mors mystica, , entendue
comme anéantissement ou, plus précisément, comme retour de la créature à son
statut originel d'indigence ontologique. C'est ce que font, sur le mode poétique,
Hallâj, Ibn al-Fârïd ou Shushtârï. C'est ce que fait aussi Ibn 'Arabï dans
plusieurs passages de ses oeuvres où il commente le récit coranique (parallèle
à celui d'Ex. 33, 18-23) relatif à la vision de Dieu que Moïse demande au Sinaï
(Coran 7:143). Ce privilège est apparemment refusé à Moïse: «Lan tarunï», «Tu
ne verras pas». Mais une puissante théophanie pulvérise alors la montagne et
Moïse s'effondre, « foudroyé» (sa'iqân) : il est donc mort à lui-même et, selon
Ibn 'Arabï, la vision lui est enfin accordée. Cette exégèse est contestée mais
on notera qu'elle ne diffère guère de celle que propose saint Augustin dans son
De Genesi ad litteram: interdite au vivant, la vision de Dieu, explique-t-il,
est possible à celui qui meurt quodammodo, «en quelque façon». De l'histoire de
Moïse, Ibn 'Arabï tire un précepte pour l'aspirant: «Réclame la vision » écrit-il
« et ne crains pas d'être foudroyé »7.Ce n'est pas, toutefois, des elaborations
doctrinales sur la mort mystique que je voudrais parler ici bien qu'elles
explicitent en fait une notion sous-jacente à des textes nombreux qui, a
priori, ont une visée beaucoup plus modeste. Moins qu'à la mort elle-même,
c'est aux «mortifications» - en prenant ce mot avec le sens fort qu'il a, par
exemple, dans le vocabulaire paulinien (Col. 3,3-5; Rom. 8,13) - que
s'intéressent la plupart des maîtres spirituels lorsqu'ils s'adressent à leurs
disciples. Un adage très ancien et souvent répété illustre cette orientation
vers les applications pratiques. La paternité en est attribuée à un soufi du
IIIe siècle de l'hégire, Hâtim al-Asamm.
Ce dernier
décrit les épreuves auxquelles doit se soumettre celui qui entre dans la Voie
comme quatre espèces de mort: une mort «blanche», qui est la faim; une mort
«noire», qui consiste à endurer sans se plaindre les torts qu'on nous fait; une
mort « rouge », qui consiste à contrarier les désirs de l'âme passionnelle ;
une mort « verte », enfin, qui consiste à se revêtir de loques rapiécées8.
Ascèse corporelle, patience devant les injures, combat contre les concupiscences,
pauvreté: il y a là une liste qui, sans en épuiser toutes les modalités, résume
dans un langage imagé les conditions préliminaires de toute sanctification. Il
s'agit, en somme, de nécroser le « propre amour » qui est la racine de nos
désirs et de nos répulsions, de mettre à mort les tendances spirituellement
mortifères. La formule de Hátim al-Asamm traversera les siècles et sera
fréquemment commentée9 .Une autre formule, de type quaternaire elle aussi, due
à un soufi de la même période, Sahl al-Tustarï, connaîtra également une fortune
durable. Elle complète en quelque sorte la précédente en définissant plus concrètement
les moyens à mettre en oeuvre pour que périsse effectivement en nous tout ce
qui s'oppose à la pure adoration due à Dieu. Sahl est interrogé sur les abdâl -
une des plus éminentes catégories de saints dans la tradition islamique :
comment sont-ils parvenus au rang qui est le leur ? lui demande-t-on. Par
quatre choses, répond Sahl: en affamant leurs ventres, en observant la veille
et le silence et en se retirant à l'écart des hommes10.
Enumeration
fort classique: la via purgativa, toutes religions confondues, exige ordinairement
de telles disciplines et elles étaient bien sûr, en islam, connues et
pratiquées sans attendre le III/IXè siècle. L'importance qui leur est reconnue dans
les manuels de soufisme, la place qu'elles occupent dans les méthodes
prescrites par les turuq, les «confréries», n'ont donc, à première vue, rien de
surprenant. L'une de ces disci plines, pourtant, mérite une attention particulière
car, sous des formes strictement réglementées, elle apparaîtra presque par tout
comme un élément majeur de la tarbiyya - de l'éducation des disciples - mais,
plus encore, comme la clef qui donne accès au fath, à l'illumination. Il s'agit
de ce qui, dans la réponse de Sahl al-Tustarï, est désigné un peu vaguement
comme «le retrait à l'écart des hommes». C'est la manière dont ce « retrait »
est vécu, les dangers auxquels il expose, les fruits qu'en tirent les aspirants
à la sainteté que je me propose de décrire à partir de quelques documents
d'époque médiévale, la plupart datés du XIIIe siècle qui est, dans l'histoire
du soufisme, une étape majeure.
Le «retrait»
stricto sensu (i'tizâl, 'uzla) n'est pas soumis à des conditions particulières:
on peut choisir de s'isoler dans une mosquée ou tout simplement chez soi. Il
est fréquent, cependant, qu'on adopte une solution plus radicale. De longs séjours
solitaires en des lieux écartés, souvent dans des édifices en ruines ou des
cimetières, sont mentionnés dans les vitae sanctorum. Ghazâlï (ob. 1111), qui
traite des bienfaits de la 'uzla dans un chapitre de sa Vivification des
sciences religieuses11, en a fait lui-même l'expérience mais sans s'éloigner des
villes où il séjournait : à Damas, il se réfugie dans le minaret de la mosquée
des Omeyyades, à Jérusalem, dans la Coupole du rocher12. Fondateur éponyme
d'une tariqa fameuse, 'Abd al- Qâdir al-Jïlânï (ob. 1166), si l'on en croit les
propos que lui attribue un de ses hagiographes, ne se contente pas d'une retraite
urbaine mais « demeure vingt-cinq ans, dénué de toute possession, dans les
déserts et les lieux en ruines de l'Irak». «J'ignorais les créatures, dit-il,
et elles m'ignoraient.» Du moins est-ce vrai des créatures de l'espèce humaine
car, en s'enfonçant dans les déserts les saints musulmans, comme les anachorètes
chrétiens du Wâdi Natroun, se préparent à affronter de rudes combats avec les
forces ténébreuses qui y rôdent. « Ce bas monde, ajoute-t-il, se présentait à
moi sous de multiples formes, avec ses séductions et ses convoitises et les
démons accouraient vers moi sous des aspects terrifiants. » Avec simplicité il
précise que, par une nuit glaciale, il fut sujet quarante fois de suite à des
pollutions involontaires et, chaque fois, pratiqua l'ablution complète (ghusl)
que requiert la Loi divine en pareil cas13. Dans un ouvrage autobiographique le
soufi égyptien 'Abd al-Wahhâb al-Sha'rânï (ob. 1565) nous fait part d'épreuves
similaires. Dans une qubba abandonnée où il s'adonne à la prière, il est menacé
par d'énormes serpents. En un autre lieu du même genre, les djinns se livrent à
un violent tapage nocturne pour tenter - sans succès, affïrme-t-il - de le distraire
de ses oeuvres pieuses14.
La plupart
de ces récits font apparaître une prédilection pour le voisinage des tombes, à
la fois séjour privilégié d'influences maléfiques dont l'affrontement forge la
résolution du retraitant et rappel de cette « mort » à laquelle il a condamné résolument
les puissances inférieures de son être. Dans son Andalousie natale, Ibn 'Arabï
(ob. 1240), qui lui aussi, pendant sa jeunesse, a l'habitude de s'isoler dans
les cimetières, se le voit reprocher par un de ses maîtres, Yusuf al-Kumï qui
déclare à son sujet: «II préfère la compagnie des morts à celle des vivants. »
« Si tu me rejoins, tu verras bien qui je fréquente », fait-il répondre à Yusuf
al-Kumï. « II me trouva assis entre les tombes, raconte Ibn 'Arabï, la tête
baissée, conversant avec les esprits qui se tenaient en ma compagnie (...) Je
lui dis : Maître !
Qui donc
fréquente les morts : toi ou moi? Il me répondit : par Dieu, certes, c'est moi
qui fréquente les morts ! »15 Ibn 'Arabï, je m'empresse de le dire, ne saurait
être suspecté de nécromancie.
Les «
esprits » qu'il mentionne ici, s'ils ne sont pas angéliques, sont ceux ďawliya
défunts dont l'invisible présence l'assiste. La 'uzla peut être sédentaire.
Elle peut également être nomade - elle prend alors le nom de siyâha. Très
fréquente, elle aussi, la siyâha est une modalité spécifique de retrait du
monde que je me borne à signaler car elle justifierait un traitement particulier.
La durée de la 'uzla est d'autre part très variable : elle s'étend parfois sur
quelques jours et parfois sur quelques années. Elle est intermittente chez
certains alors que d'autres l'observent toute leur vie. Elle n'obéit pas à des
règles précises mais à la libre inspiration de l'esprit : les formes de
l'ascèse qui s'y déploie, la nature des exercices spirituels pratiqués ne sont pas
uniformes. La réclusion, enfin, n'y est pas toujours rigoureuse: celui qui
s'isole dans un coin d'une mosquée n'est, pas totalement séparé des humains. Au
désert même, un voyageur égaré, un ascète gyrovague, un visiteur en quête de
conseils peuvent troubler la solitude du renonçant. Mais il existe un type de
retrait qui lui, en revanche, est l'objet de prescriptions rigoureuses et
détaillées : c'est la khalwa, un mot dérivé d'une racine qui exprime l'idée de
vide. Il arrive souvent, dans les textes les plus anciens surtout, que 'uzla et
khalwa soient employés sans tenir compte de la distinction que je viens
d'indiquer. Muhâsibï, au IXe siècle, a écrit un Kitâb al-khalwa16. Qushayrï, au
XIe siècle, consacre à la khalwa un chapitre de sa Risâla, où il rapporte une
série de propos des saints du passé17. Mais on chercherait vainement là des
précisions permettant de caractériser la khalwa : c'est du « retrait à l'écart
des hommes », de manière indifférenciée, qu'il est question. C'est,
semble-t-il, au XIIIe siècle, au moment où commencent à se structurer les turuq
(qui sont loin encore, cependant, d'être des « confréries » au sens moderne du
terme) qu'apparaît la nécessité de réserver le nom de khalwa à un type bien déterminé
de « retrait » ou plutôt de retraite. Sans être constant, cet usage sera
généralement respecté par la suite. Il existait déjà une pratique pieuse
ouverte à tous les croyants et encore observée de nos jours, en particulier pendant
les dix derniers jours de Ramadan, celle de l' i'tikâf. Elle consiste,
habituellement à la suite d'un voeu, à se retirer dans une mosquée pour une
durée déterminée, généralement assez courte, au cours de laquelle il est obligatoire
d'observer le jeûne et l'abstention de relations sexuelles. Mais l’i'tikâf ne
requiert ni une solitude complète ni un silence absolu. Malgré les apparences,
il est d'une toute autre nature que la khalwa qui, n'étant pas destinée au
commun des fidèles, est aussi beaucoup plus exigeante. J'ai mentionné les
'Awarif al-ma'ârif de Suhrawardi18.
Cet ouvrage
du XIII siècle, qui servira souvent de matrice aux règles que vont se donner
les turuq en formation, ne prétend pas énoncer des préceptes originaux et l'on
peut sans peine en effet trouver des précédents à tous ceux qu'il formule. En
ce qui concerne spécialement la khalwa, il se borne à codifier les directives
que des soufis antérieurs avaient tirées de leur expérience. Son importance
tient à son caractère synthétique et ordonné mais aussi au fait qu'il répond
aux besoins d'un soufisme qui évolue vers des formes institutionnelles et requiert
une réglementation précise.
L 'entrée dans le
tombeau
Trois
chapitres des 'Awarif (chap. 26, 27, 28) sont consacrés à la arba'iniyya, la
«retraite de quarante jours », plus particulièrement recommandée puisqu'elle
s'autorise d'un «dit» du Prophète selon lequel «celui qui se voue totalement à
Dieu pendant quarante matins, les fontaines de la sagesse jaillissent de son
coeur sur sa langue»19. Le nombre 40 est traditionnellement mis en rapport avec
le délai de préparation que Dieu impose à Moïse avant la rencontre au Sinaï
(Cor. 7:142) et aussi avec la période de quarante jours (ou quarante ans) pendant
laquelle le corps d'Adam attend l'insufflation de l'esprit.
Mais il est
à noter en outre que 40 est la valeur numérique de la lettre Mim, initiale de
mawt, la mort. Quoi qu'il en soit, les stipulations relatives à la arba'iniyya
valent mutatis mutandis pour toute khalwa quelle qu'en soit la durée.
L'exemple du
Prophète lui-même, qui se prépara à recevoir la Révélation par de longues
retraites dans la grotte de Hira, celui aussi des maîtres du passé établissent
la légitimité de la khalwa qui d'ailleurs, pour Suhrawardï, est en réalité
permanente (mustamirra) pour les hommes de Dieu - un thème qui sera ultérieurement
mis en relief chez les Naqshbandis sous la dénomination persane de khalvat dar
anjuman, «la retraite au milieu de la foule ». Mais cette retraite intérieure
que n'affecte pas la compagnie des hommes n'est accessible qu'à celui qui s'est
entraîné au face-à-face avec Dieu grâce aux disciplines de la retraite cellulaire.
Car c'est de cellule qu'il s'agit (le mot khalwa désigne aussi bien la retraite
elle-même que le lieu où elle s'accomplit) : dans un monde très urbanisé,
s'enfoncer dans des régions sauvages peuplées de lions féroces et de génies malfaisants
n'est pas la solution la plus commode ni la plus recommandée. C'est donc dans
les lieux habités que l'on se tient : sous les Ayyubides et sous les Mamelouks,
les nombreux khanqa-s construits aux frais des sultans pour héberger les soufís
sont situés au coeur de la ville. Lorsque l 'espace manque, on les édifie dans
la zone encore déserte qui entoure la cité et, très rapidement, un nouveau
quartier prend naissance. Les zawiya-s, qui n'ont pas le caractère officiel des
khanqa-s et sont de dimensions plus modestes, se nichent de préférence aussi
dans des lieux peuplés, cités ou bourgades.
Pour le
candidat à la retraite, la proximité du shaykh est d'ailleurs généralement
considérée comme nécessaire : c'est lui qui, en principe, introduit le disciple
dans la cellule où il va s'enfermer et l'en fera sortir au terme de la période
fixée. Le retraitant, en état permanent de pureté rituelle, va s'adonner dans
sa cellule aux invocations prescrites par le maître. Il doit jeûner chaque jour
et, de préférence, ne rompre son jeûne qu'avec du pain (Suhrawardï précise la
quantité permise) et un peu de sel. Il s'applique à diminuer progressivement sa
ration quotidienne. Il doit même s'efforcer de ne rompre son jeûne qu'un jour
sur deux ou sur trois, voire de renoncer à toute nourriture pour la durée de la
retraite. S'exercer à la vigilance est l'un des buts de la khalwa : on doit
donc en outre résister au sommeil et n'y céder qu'à bout de force.
Citant Abu
Tamîm al-Maghribï qui déclarait que « celui qui choisit la retraite de
préférence à la compagnie doit être vide de toute pensée autre que l'invocation
de Dieu, vide de tout désir autre que le désir de son Seigneur », Suhrawardï
met en garde contre la tentation d'entrer en khalwa avec l'espoir des visions
et des charismes : la retraite doit être faite exclusivement li-wajhiLlàh, «
pour la Face de Dieu ». Elle diffère
donc radicalement en cela, dit-il, de celle que pratiquent les barâhima (= les
yogis) ou les philosophes qui ne visent qu'à acquérir des pouvoirs extraordinaires
au moyen d'une intense concentration. En bref, il ne s'agit pas de substituer
des convoitises spirituelles aux concupiscences charnelles mais d'exténuer
également les unes et les autres. Certes, Dieu peut octroyer au retraitant la
faveur de découvrir les haqâ 'iq, les vérités éternelles, soit par la
perception de formes imaginales (qui demandent alors une interprétation) soit
par une saisie directe des intelligibles. La faveur divine se traduit aussi,
éventuellement, par divers phénomènes surnaturels, comme la connaissance
d'événements lointains et futurs. Mais ces grâces ne sont destinées qu'à affermir
la certitude et celui dont la certitude est inébranlable n'en a nul besoin. Il
s'en méfie même car elles sont parfois des ruses de Dieu qui met ainsi à
l'épreuve la pureté d'intention de ses serviteurs.
Contemporain
de Suhrawardï, Ibn 'Arabï a écrit bien des pages sur la khalwa20. L'un de ces
textes est un court traité écrit à la demande d'un de ses amis, la Risulat
al-khalwa al-mutlaqa21 . Il y expose, de manière encore plus précise que
Suhrawardï, les règles à appliquer en indiquant préalablement que la retraite proprement
dite exige une bravoure sans défaillance et la capacité de contrôler la faculté
imaginative (wahm) ; sinon, il est préférable de s'en tenir à la 'uzla qui est,
on l'a vu, une formule beaucoup plus souple. Viennent alors des prescriptions
minutieuses. Les dimensions de la cellule sont déterminées par référence aux
postures de la prière rituelle : sa hauteur doit être celle d'un homme debout,
sa longueur à la mesure du corps dans la prosternation, sa largeur celle qui
permet la position finale où l'on se tient assis. Elle ne doit avoir aucune fenêtre.
Aucune lumière n'y doit pénétrer. Son emplacement doit la mettre hors de portée
des bruits de voix. La porte doit être étroite et solide.
On devine
sans peine que ce qui est décrit là est une sorte de tombeau anticipé...
Le
retraitant doit rester parfaitement silencieux, économe de ses mouvements et se
tenir en permanence tourné vers la qibla. Il lui est interdit de s'étendre et
il ne dort que lorsqu'il ne parvient plus à résister au sommeil. Pour la
rupture du jeûne, la quantité d'aliments (d'où toute nourriture d'origine
animale est exclue) doit être modérée mais - moins directif sur ce point que
Suhrawardï - Ibn 'Arabï indique qu'elle doit être adaptée à la constitution de
chacun. A ces conditions externes - dont je ne donne pas une liste exhaustive -
s'ajoute une condition interne dont quelques témoignages que je vais citer
soulignent l'importance : il faut se séparer du fîkr, de la pensée spéculative.
La
méditation n'a pas sa place dans la khalwa. Le retraitant s'adonne
perpétuellement à l'invocation (dhikr), par le cœur et non point par la langue
«et cela, écrit 'Arabï, jusqu'à ce que surgisse l'invocateur [véritable] qui
réside au secret de ton être » - autrement dit jusqu'au moment où Dieu est à la
fois l'invocateur et l 'invoqué.
Que la
finalité de la khalwa (qui intègre, on l'aura remarqué, les quatre moyens
définis par Tustarï : jeûne, veille, silence et solitude) soit bien cette mort
sans laquelle l'homme ne peut être « né deux fois », c'est ce qu'exprime en
langage symbolique un autre traité du même auteur. Il s'agit de la Risâlat
al-anwâr, dont j'ai donné ailleurs une analyse22, où la phase initiale de l'ascension
spirituelle du retraitant est décrite comme une dissolution progressive (tahtil)
de ce qui constitue sa nature humaine. Dans un texte autobiographique23 Ibn
'Arabi, relatant sa propre expérience, explique qu'au cours de ce voyage immobile
il s'est successivement défait de l'élément terre, puis de l'eau, de l'air et
enfin de l'élément feu comme d'autant de vêtements: il y a donc là une sorte de
«dé-création». Qu'elle soit le prélude à une re-création, à une renaissance
n'est pas moins clair car, au retour de son voyage, quand il revient vers les
hommes, l'être reprend un à un ces vêtements : mais ils sont retournés (comme
une tunique qu'on a enlevée en la saisissant par le bas, précise un commentaire
de la Risalat al-anwâr), c'est-à-dire à la fois identiques et différents.
Je me tourne
à présent vers un témoignage personnel qui date de la même période, celui de
Najm al-dïn Kubrâ qui, né en 1145, vingt ans avant Ibn 'Arabi, est mort
également vingt ans avant lui, en 1220. Maître spirituel prestigieux - il fut
surnommé wali turash - le « tailleur de saint » -, Kubrâ dispensait un
enseignement expressément fondé sur le principe des «quatre morts» de Hâtim
al-Asamm24. La khalwa était de rigueur pour ses disciples. Mais Kubrâ, s'il en
avait expérimenté les fruits, en connaissait bien aussi les difficultés et les périls
: elle n'est pas faite pour les débutants et réclame de celui qui s'y engage
d'avoir été précédée d'une conversion résolue et d'une préparation par
l'ascèse. « La première fois que j'entrai en khalwa, raconte-t-il, il y avait
encore en mon coeur quelque hypocrisie, le souci de la vaine gloire, le désir
de discourir sur la Voie en sermonnant les gens du haut d'une chaire et d'être
compté parmi ceux qui en font partie alors que ce n'était pas le cas (...) Ma
retraite était bâtie sur des fondations malsaines car mon but n'était pas pur
ni mon intention sincère.
Je possédais
quelques livres en dehors de ma cellule. Je me mis à y penser et ils me firent sortir
de ma cellule au bout du onzième jour. »25 Son propre maître, 'Ammâr
al-Bidlïsï, l'avait pourtant prévenu : « Lorsque tu entres dans ta cellule, ne
te dis pas que tu en sortiras au bout de quarante jours. Tu dois te dire au
contraire que la cellule est ta tombe jusqu'au jour de la Résurrection. »26
Le silence de l'intellect
II ne suffit
pas de fermer la porte de sa cellule pour échapper au monde. Les êtres et les
choses qu'il a laissés derrière lui se présentent au retraitant sous forme
d'images obsessionnelles. Parfois même, il les voit effectivement à distance,
en dépit des murs qui l'en séparent : tentation redoutable, dont Najm al-din Bakrâ
parle à plusieurs reprises27. Tout ce que le retraitant a connu ou possédé
l'invite à revenir en arrière. Un combat s'engage. Si le retraitant est faible,
il ne pourra achever sa khalwa, comme l'illustre l'histoire précédente. Mais
ces suggestions venues de l'âme passionnelle ne sont pas les seuls obstacles à vaincre.
Connaître les règles du discernement des esprits est
nécessaire
pour distinguer les inspirations divines ou angéliques de celles qui viennent
du démon. Comme tous les auteurs qui traitent de la khalwa et, notamment, Ibn
'Arabï et Suhrawardï, Kubrâ rappelle ces règles28 mais, là encore, évoque son
expérience personnelle29. On y voit que Satan, s'il ne se manifeste pas
toujours sous les formes terrifiantes auxquelles s'affrontent les solitaires
dans les déserts et les cimetières, n'en est pas moins un adversaire dangereux.
«Je m'étais voué exclusivement à Dieu dans ma cellule, raconte Kubrâ,
m'appliquant àl'invocation. Le Maudit (al-la'ln) survint et multiplia les stratagèmes
pour troubler ma retraite et mon invocation. » « Tu es un savant, un homme
attaché à suivre l'exemple de l'Envoyé de Dieu », déclare cet habile démon. «
Si tu t'occupais à réunir les propos des maîtres et les traditions du Prophète,
cela serait mieux pour toi.» Ce pieux argument n'étant pas suffisant, il fait
appel à la vanité de Kubrâ : pendant qu'il perd son temps dans sa retraite,
d'autres acquièrent la science et la renommée.
Kubrâ, cette
fois, n'est pas dupe de ce piège grossier. Satan n'ignore pas, cependant, que
l'homme n'est jamais si vulnérable que lorsqu'il croit l'avoir vaincu. Il feint
donc de s'avouer battu mais avance aussitôt une autre suggestion. Puisque Kubrâ
a su le percer à jour, il devrait pendant sa khalwa composer un livre dont le
Malin lui propose obligeamment le sujet et même le titre. Cela pourrait s'appeler,
dit-il, Hiyal al-marïd 'ala l-murïd - soit, approximativement : « Comment le
démon trompe le disciple ». Kubrâ ne se laissera pas séduire. Mais cette anecdote
est importante car elle met en relief un principe fondamental sur lequel
insistent également les auteurs déjà cités. La khalwa n'a pas seulement pour
but d'éteindre les puissances inférieures. Elle doit imposer silence à l'intellect.
Selon le Coran, le Prophète est ummï, « illettré »30. Pour se sanctifier,
l'homme doit lui aussi devenir ummï. « Le coeur est ummï, écrit Ibn 'Arabï,
lorsqu'il est délivré de toute science acquise par la spéculation... Il devient
alors capable de recevoir sans délai l'illumination divine en la manière la
plus parfaite. »31
Dans un
autre ouvrage, Ibn 'Arabï définit la docte ignorance dont la ummiyya est la condition
: « Le signe de celui qui connaît Dieu d'une connaissance véritable, c'est que
son regard pénètre le secret divin sans en retirer
aucune science [discursive] à Son sujet.»32 Mais la resilience
de l'intellect est plus forte encore que celle des passions.
Devant une menace mortelle, son instinct de survie se révolte.
C'est ce que montre bien une histoire dont Kubrâ est aussi le
héros mais où il apparaît désormais dans un rôle de maître et
non plus de disciple. Il reçoit un jour la visite de l'éminent
théologien Fakhr al-dïn Râzï (ob. 1209) qui déclare vouloir se
placer sous sa direction spirituelle. Kubrâ fait conduire
Râzï dans une cellule en lui ordonnant de s'adonner exclusivement
à l'invocation. Mais, usant d'un pouvoir surnaturel, il vient à l'aide de cet
intellectuel professionnel en effaçant peu à peu de la mémoire du théologien
toutes les connaissances livresques qui l'encombraient. C'en est trop pour Râzï
: l'oblitération de son savoir est pour lui une épreuve insupportable. Il demande
donc à sortir de sa cellule et son apprentissage mystique s'arrête là".
Les aspirants à la sainteté ne se montrent cependant pas tous aussi
velléitaires quand cette pénible mortification leur est imposée. Lorsque
Sha'rânï rencontre son maître 'Ali al-Khawwâs - qui est un illettré dans tous
les sens de ce mot - ce dernier lui impose d'abord de vendre ses livres et de
distribuer l'argent aux pauvres. Sha'rânï ne cache pas l'effort que réclama ce
premier sacrifice. Mais quand un intellectuel ne peut pas lire, que fait-il? Il
écrit. Moins sage que Kubrâ, Sha'rânï, pour se consoler de la perte de sa
bibliothèque, prend la plume et remplit, nous dit-il, une centaine de cahiers.
Inflexible, 'Alï al-Khawwâs l'oblige alors à détruire cette prose abondante. La
science qui s'y étale, déclare-t-il, y est trop mélangée de spéculation.
Sha'râni se plie docilement aux ordres de son maître34. Cela ne l'empêchera pas
d'ailleurs, l'esprit purgé par cette énergique discipline, de rédiger ultérieurement
un nombre considérable d'ouvrages - dont celui où il rapporte cette expérience.
Les
instructions données au murïd qui entre en retraite ont donc en commun, on le
voit, de proscrire tout ce qui pourrait le détourner
d'une orientation sans partage vers Dieu. Il ne doit rien demander, rien espérer.
Les grâces spéciales – les karâmât - qui peuvent lui être octroyées ne doivent
pas le retenir. Il arrive même qu'elles soient accablantes et que leur bénéficiaire
soit conduit à en solliciter le retrait. Telle est l'aventure qui survint à un
soufi cairote qui mourut au XVIe siècle et dont la tombe est encore vénérée aujourd'hui
dans la mosquée qui porte son nom, Muhammad al-Hanafï. Orphelin pauvre, il tient
une échoppe de libraire et mène une vie pieuse. Mais un mystérieux inconnu
l'interpelle un jour: ma tarakta l-dunyâ ilâ l-ân! «Jusqu'à présent, tu n'as
pas vraiment quitté ce bas monde.»" Il abandonne aussitôt sa boutique et
ses maigres possessions et s'installe dans une cellule souterraine qu'un de ses
amis fait construire pour lui. Il va y demeurer sept ans. Quand il en sort, sur
l'injonction répétée d'une voix céleste, il découvre que Dieu lui a donné le pouvoir
de connaître le secret des âmes : les hommes qu'il rencontre lui apparaissent,
les uns avec un visage lumineux, les autres avec des faces de porcs ou de
singes. Écrasé par cette vision hideuse, il retourne dans sa cellule et supplie
Dieu de la lui enlever. Lorsqu'il sort de nouveau, tous les visages ont repris
leur aspect ordinaire36.
Les textes
que j'ai cités s'étagent sur trois siècles. Il en existe évidemment beaucoup
d'autres dont je ne peux faire état ici. Mais la fréquentation des ouvrages de
cette période me permet d'affirmer qu'on ne constate aucune différence
substantielle entre les plus anciens et les plus récents: qu'il s'agisse de manuels
élémentaires ou d'ouvrages plus savants, d'écrits normatifs ou de documents
hagiographiques, les mêmes directives, les mêmes mises en garde se lisent d'un
bout à l'autre de cette période. Mieux: si l'on poursuit l'enquête au-delà, et
jusqu'à l'époque contemporaine, il semble que rien n'ait changé.
Certes, en
ce domaine plus qu'en tout autre, la fidélité à un enseignement traditionnel
fondé sur l'expérience des maîtres spirituels du passé est explicable : le
langage de saint Jean de la Croix a pu vieillir, sa doctrine mystique n'est pas
devenue obsolète pour autant. L'immobilisme apparent qu'on observe dans le
traitement de la khalwa, le caractère pratiquement invariable, non seulement de
la doctrine mais de l'expression qui en est donnée, ont toutefois une cause en
quelque sorte mécanique. J'ai accordé une attention particulière à trois
auteurs qui, au début du XIIIe siècle, s'ils n'inventent pas les règles de la retraite,
les codifient avec précision. Or l'autorité de leurs écrits est telle qu'ils
vont être paraphrasés ou tout simplement copiés d'âge en âge. Un exemple
instructif est celui du Kitâb al-rimâh d'al-Hajj 'Umar, le conquérant
toucouleur qui, au XIXe siècle, fonda un empire au Soudan mais fut aussi vénéré
comme un saint. Deux chapitres (44 et 45) y sont consacrés à la khalwa.
Dans ces
chapitres, comme dans le reste de son livre, al-Hajj 'Umar ne se cache pas
d'avoir beaucoup emprunté à un manuel rédigé par un soufî égyptien, Shams
al-dïn al-Madyanï, Al-Khulâsa al-mardiyya. J'ai eu la curiosité d'examiner le manuscrit
de ce dernier ouvrage conservé à la Bibliothèque Nationale37. J'ai pu ainsi
constater qu'il était à peu près entièrement constitué d'un montage de
citations - certaines attribuées, d'autres non - de Suhrawardî, de Najm al-dïn
Kubra et d'Ibn 'Arabï qu'al-Hajj 'Umar va donc récupérer à son tour.
Un autre
cas, mieux connu, est celui de Sha'rânï, dont j'ai signalé la fécondité littéraire
et qui a été pillé à d'innombrables reprises mais qui, lui-même, démarque à
longueur de pages les auteurs antérieurs et, par exemple, sur la khalwa,
reproduit sans indication d'origine des passages de la Risalat al-anwâr d'Ibn
'Arabï38. Un texte unique - éventuellement agrémenté de quelques apostilles -
peut donc voyager incognito très loin, dans le temps et dans l'espace, de son
point de départ. Il n'aura évidemment aucune peine à être unanime avec
lui-même.
Le recyclage
indéfini des mêmes formules ne doit pas nous abuser. La khalwa n'a pas cessé
d'être pratiquée dans les turuq.
Au XIVe
siècle est même apparue une tarïqa qui, en raison de l'importance qu'elle
donnait à la retraite cellulaire, a pris le nom de khalwatiyya et non, comme
c'est l'usage, le nom de son fondateur39. Mais s'agit-il toujours de la khalwa
telle que la décrivent Suhrawardï, Kubrâ ou Ibn 'Arabï? Bien des raisons permettent
d'en douter. Les maîtres éminents à qui nous devons ces codes du retraitant imposent
à ce dernier, on l'a vu, de hautes exigences. Non sans difficulté parfois -je
rappelle les aveux de Najm al-dïn Kubrâ, qui n'est pas le premier venu – ils s'y
sont eux-mêmes soumis, comme l'avaient fait avant eux leurs propres maîtres.
Mais cette khalwa idéale qui achemine l'être vers un détachement absolu, vers
une parfaite nudité de l'esprit dépasse les forces de la majorité des mortels.
Or l'expansion des turuq a pour effet de généraliser -je dirais presque de
banaliser - cette épreuve qui ne convient qu'aux forts : elle sera souvent
prescrite non seulement aux disciples déjà avancés mais à des débutants malgré
l'opposition de maîtres plus avisés. Sans parler des contingences - santé, contraintes
de la vie familiale et professionnelles : les murïd-s ne sont pas des moines-
qui font obstacle à l'accomplissement de longues retraites ou de retraites
répétées et au strict respect des formes requises, on ne peut espérer que le
modèle initial subsistera intact dans son esprit sauf en des cas exceptionnels.
Les sarcasmes d'Ibn Taymiyya sont sans nul doute excessifs, comme tout ce qui
sort du calame de ce censeur atrabilaire. Il met d'ailleurs en cause la légitimité
même de la khalwa et ce qu'il dit de la manière dont elle est pratiquée en son
temps, au début du XIVe siècle, peut donc inspirer le soupçon. Mais d'autres
témoignages plus probants, car ils émanent des soufís eux-mêmes, attestent que
la khalwa, telle qu'elle s'est répandue dans les turuq au fur et à mesure de
leur développement, s'est inévitablement dénaturée.
L'autobiographie
déjà citée de Sha'rânï, achevée en 1553, contient à cet égard un passage très
éloquent. Sha'rânï n'est pas un penseur original mais c'est un bon observateur
du sou fisme de son époque. Or, dans une page d'une inhabituelle véhémence, il
proteste contre le recours abusif à la khalwa par les shuyukh. Cette méthode de
dépouillement radical (takhallï) n'a pas été faite, dit-il, pour le commun des hommes.
Elle ne peut donc leur donner rien de ce qu'ils en attendent. Elle les expose à
des hallucinations qu'ils prennent pour des révélations célestes et qui
pervertissent leurs croyances. « L'erreur a ainsi pénétré, écrit-il, chez les
ahl al-khalwa au point d'en conduire certains à l'hérésie (zandaqa)... » II
s'empresse d'ajouter que ce n'est pas le principe de la khalwa qu'il condamne :
«II ne t'échappe pas, mon frère, que ce que je viens de dire pour blâmer la
khalwa concerne seulement ceux qui la pratiquent en vue de demander à Dieu un
moyen d'accroître leur réputation.»40 Cette concession verbale n'enlève rien à
la vivacité d'une critique dont d'autres sources confirment la pertinence pour
cette période et pour les suivantes. Que les motivations du retraitant soient vulgaires
- être honoré en ce monde -ou d'un ordre plus élevé - obtenir des états (ahwâl)
ou des degrés (maqâmât) spirituels -, la khalwa n'est plus qu'un dangereux test
d'endurance dès lors que Dieu n'occupe pas toute la place dans l'intention de
celui qui entre en cellule. Il est d'ailleurs plus difficile de résister à la
seconde de ces tentations qu'à la première : cela explique l'apparition, dans
des textes plus tardifs que ceux examinés ici, d'un accent volontariste -
dirai-je pélagien? - qui dégrade la méthode en technique. Le fath ( « L’illumination
» ) y semble garanti à celui qui applique cette technique à la lettre. Mais des
ambitions très terrestres, celles-là mêmes que dénonce Sha'rânï, se font jour
aussi dans certains cas : en Afrique noire, par exemple, une réclusion
prolongée est souvent perçue avant tout comme un exploit et confère ipso facto
un charisme - au sens weberien du mot, cette fois – à celui qui en est capable.
Elle ouvre l'accès à une « carrière » de saint professionnel41. Les petites
impostures de ce genre ont une longue et pittoresque histoire sur laquelle les
sources ne manquent pas.
La « mort noire » et le retour vers
les créatures
Que la
concurrence entre les turuq conduise à y accueillir sans précaution des vocations
impures, que l'imprudence de certains maîtres ou la présomption de certains
disciples compromettent l'intégrité du modèle originel de la khalwa n'est guère
contestable. Ces relâchements, ces adultérations sont plus voyants que les fidélités
exemplaires, qui ne manquent pas non plus: effacés ou reconnus, les saints
authentiques restent présents à toute époque, y compris la nôtre, et il en est
peu dont l'apprentissage n'ait comporté la pratique des retraites.
Mais si
«mourir avant de mourir» est une condition sine qua non pour être «né deux
fois», c'est, ne l'oublions pas, d'une quadruple mort que parlait Hâtim
al-Asamm. Or la khalwa ne programme
que trois de ces morts : la solitude, le dénuement, le combat contre les
passions. La mort « noire » est par définition exclue dans la retraite
puisqu'elle impose à l'homme de sortir de sa cellule et d'aller à la rencontre
des créatures. La définition que donne Hâtim de la « mort noire », dans le
langage concis et concret qui est le sien - endurer sans se plaindre les torts
qu'on nous inflige - ne paraît exiger, en somme, qu'une pratique persévérante
de la vertu de patience. Mais nous ne sommes pas ici dans le domaine de
l'éthique. Ce serait même trop peu dire que d'assimiler cette patience à Yapatheia
au sens qu'Évagre, par exemple, donc à ce mot. Après la khalwa, \a,jalwa, le
retour vers le monde est moins une épreuve supplémentaire qu'un accomplissement.
Purifié des attachements, délivré des illusions, n'étant occupé que de Dieu,
solus ad solum, le retraitant parfait lorsqu'il ouvre enfin la porte de sa
cellule ne voit plus en tout acte que l'oeuvre de Dieu, en tout être que
l'épiphanie des Noms divins. En la personne des superbes et des injustes, c'est
le déploiement du Jalal, de l'attribut de Majesté qu'il perçoit ; en celle des
riches, il reconnaît la théophanie du nom Al-Ghanï qui énonce la surabondance
divine. Pour lui, comme l'écrit Ibn 'Arabï, l'univers est tout entier «Parole
de Dieu»42. Qâshânï, disciple d'Ibn 'Arabï, résume tout cela lorsqu'il commente
l'expression al-mawt al-aswad, la «mort noire», dans l'ouvrage qu'il consacre
au vocabulaire technique du soufisme. Celui qui est mort, dit-il, « ne
s'afflige pas [des calamités] mais se réjouit car tout pour lui vient de son
Bien-aimé »43.
Je conclurai
en évoquant une figure de l'hagiographie musulmane qui illustre admirablement
l'attitude définie par Qâshânï: il s'agit d'un saint fort populaire, Ahmad
al-Rifà'ï (ob. 1183), que nul n'a jamais vu autrement que souriant44. Un jour,
des officiers qui ne l'ont pas reconnu le réquisitionnent brutalement comme
rameur dans le bateau du gouverneur de Wàsit. Il se laisse faire sans protester.
Un de ses voisins, le confondant dans l'obscurité avec un individu qu'il
déteste, le rosse copieusement. Il reçoit les coups sans se plaindre. Un de ses
disciples l'invite à rompre le jeûne un soir de Ramadan puis oublie cette
invitation. Quand, repu, il sort de chez lui, il trouve Rifa'ï à la porte où,
patiemment, il attendait depuis de longues heures. Un voleur s'introduit dans
sa maison et s'empare du grain qu'il y trouve. Rifa'ï lui suggère de prendre
plutôt de la farine déjà prête, s'assure qu'il a un sac pour la transporter et
l'accompagne jusqu'à la sortie du village45. Cette charité n'est pas limitée
aux humains. Rifa'ï chasse pas les puces: «Laisse-les boire, dit-il à l'un de
ses compagnons, la part de mon sang que le Très-haut leur a attribuée.» Il se
met à l'ombre pour qu'une sauterelle qui s'est posée sur son vêtement ne
souffre pas de la chaleur. Lorsqu'il voyage dans les régions marécageuses du
bas-Irak où s'est déroulée son existence, il salue toutes les bêtes qu'il
rencontre, y compris les chiens et les cochons sauvages - animaux impurs s'il
en est46.
Légende
dorée, trop dorée? Sans doute. Il n'en est pas moins significatif qu'elle véhicule
un tel modèle de sainteté: car, ď Ahmad al-Rifâ'ï et de ses pareils on peut
dire, comme le Prophète d'Abu Bakr, qu'ils sont « des morts qui marchent sur la
terre». On peut dire aussi, car cela ne signifie pas autre chose, qu'ayant
connu les «quatre morts» du soufi, ils sont deux fois nés. Le royaume des cieux
leur est donc ouvert. Et peut-être même, présents parmi nous, y sont-ils déjà.
École des
Hautes Études en Sciences sociales
54,
boulevard Raspail
75006 Paris
1. 'Awârif
al-ma'ârif, publié en annexe à YIhyâ 'ulum al-dîn de Ghazâlï, Le Caire, s.d., 5
vol. La citation de cette parole de Jésus figure volume V, p. 74. A titre
d'exemple signalons que tout ce passage (comme beaucoup d'autres) des 'Awarif
est repris textuellement par Shams al-dîn al-Madyanï (ob. 1476) dans la Khulasa
mardiyya dont il sera question plus loin. Chez Ibn 'Arabï (Futuhat Makkiyya,
Bûlaq, 1329 h., I, p. 212), la sortie de Jonas du ventre de la baleine est
prise comme symbole de la seconde naissance. Rappelons que l'emploi de propos
attribués à Jésus est fréquent dans la littérature soufie. Dans Ylhya 'ulum
al-dïn, Asin Palacios a relevé plus de cent Logia et agrapha Domini Jesu
(Patrologia orientalis, t. 13, fasc. 3, p. 334-431) parmi lesquels, toutefois,
ne figure pas celui que nous citons ici.
2. Ce propos
de Jésus et son commentaire par Shadhilï sont cités par Sha'râni, Tabaqât
kubrâ. Le Caire, 1954, II, p. 18. Voir également l'interprétation de ce hadïth
christique dans le commentaire anonyme de la formule de pacte initiatique
instituée par Ibn Sab'ïn (ob. ca 1269) à l'usage de ses disciples (Rasâïllbn
Sab'ïn, éd. Badawï, Le Caire, 1965, p. 127-128).
3. Voir
Wensinck, Concordance, VI, p. 288.
4. Voir
Wensinck, Concordance, II, p. 463 (pour la deuxième partie du hadith : wa
hâsibu anfusakum). Les auteurs soufis ont fait un très large usage de la
première partie (mutu qabla an tamutu) dont l'authenticité n'est jamais
discutée par eux.
5. Ce hadith
ne figure pas dans les collections considérées comme canoniques.
6. Cette
interprétation est citée par Ibn 'Atâ Allah dans ses Lata if alminan (en marge
de l'ouvrage du même titre de Sha'rânï), Le Caire, 1357 h.,I.p.51.
7. Kitûb
al-tajalliyât, éd. O. Yahya, Téhéran, 1988, p. 517. Sur l'interprétation par
Ibn 'Arabï de l'épisode du Sinaï dont il parle à diverses reprises dans ses
oeuvres, voir notre article «The vision of God according to Ibn 'Arabï» dans
Prayer and Contemplation, St. Hirstenstein éd., Oxford et San Francisco, 1993,
p. 53-67.
8. Abu Nu'aym al-Isbahânï, Hily at al-awliyu,
Beyrouth, 1967, VIII, p. 78.
9. Voir les
références données par F. Meier, Die Fawâ'ih al-Jamâl...,Wiesbaden, 1957, note
7, p. 123-124. Il faut y ajouter Ibn 'Arabï, Futuhât Makkiyya, Bulaq, 1329 h.,
II, p. 187; III, p. 223, 250, 288; IV, p. 352-354; Al-amr al-muhkam, ms. BN
1337, f. 10 (trad. Asin Palacios, El Islam cristianizado, Madrid, 1931, p.
339).
10. Ghazâlï,
Ihyâ (éd. signalée note 1), III, p. 76. Comme le précise Ibn 'Arabï (Hilyat
al-abdal, Hayderabad, 1948, p. 4) cette formule était déjà citée dans le Qut
al-qulub d'Abu Tâlib al-Makkî.
11. Ihyâ,
II, p. 221-241.
12. Àl-munqidh min al-dalàl, trad. F. Jabre, Beyrouth,
1959, p. 99-100.
13.
Shattanawafï, Bahjat al-asrâr, Le Caire, 1330 h., p. 85.
14. Latâ'if al-minan, I, p. 103.
15. Futuhât,
III, p. 45. Ce passage est traduit intégralement dans Cl. Addas, Ibn 'Arabï ou
la quête du Soufre rouge, Paris, 1989, p. 117. Sur la pratique de la retraite
par Ibn 'Arabï, voir aussi p. 56-58.
16. Cet
ouvrage a été édité par A. Khalife dans la revue al-Mashriq, 1955, t. 49, p. 43-49.
17.
Qushayrï, Risala, Le Caire, 1957, p. 50-52.
18. 'Awarif al-ma'âr if, p. 121-129. On doit à Richard Gramlich une
excellente traduction allemande des ' Awarif: Die Gaben der Erkentnisse,
Wiesbaden, 1978.
19. Ce
hadïîh ne figure pas dans les recueils canoniques. Pour Ibn Taymiyya, la khalwa
ne peut se justifier par aucune référence scripturaire. C'est donc une bid' a,
une innovation blâmable (Majrm'aî al-rasâ'il wa l-masâ'il, éd. Rashïd Rida, Le
Caire, s.d., V, p. 84-94).
20. Voir en
particulier la Risulat al-anwâr dont il sera question plus loin (Hayderabad,
1948; Le Caire, 1986) et, dans les Futuhât Makkiyya, les chapitres 78, 79 et
80.
21. Ms.
Bayazid 1686, ff. 66-11; Yahya Efendi 2415, ff. 4-1 b. Une édition de ce texte
a été publiée au Caire en 1986 par 'Abd al-Rahmân Hasan Mahmud d'après un
manuscrit égyptien. Sur les circonstances de la rédaction de ce traité, cité
dans Yljûza (n° 64) et dans le Kitâb maqâm al-qurba (Hayderabad, 1948, p. 6),
voir Fut., I, p. 391-392. L'auteur fait référence dans le texte à sa Risulat
al-anwâr, ce qui en confirme l'authenticité. Dans les trois versions
susmentionnées, toutefois, la partie finale paraît être une adjonction
postérieure. Une édition critique serait bien nécessaire.
22. Voir Le
Sceau des saints, Paris, 1986, chapitre X.
23. Fut..
III, p. 345.
24. Voir sur
ce point les Traités mineurs édités par M. Mole, Annales islamologiques, 1963,
IV, p. 16, 21, et l'introduction de H. Landolt à sa traduction du Révélateur
des mystères ďlsfarayni, 2e éd., Paris, 1986, p. 39.
25. Fawâ'ïh al-jamâl, p. 58-59.
26. Op. cit., p. 59-60. Sha'rânï reprend, d'après Kubra, cette phrase de
Bidlisî dans Al-anwâr al-qudsiyya fi ma'rifa qawa'id al-sufiyya, Beyrouth,
1985, II, p. 105 (où une faute typographique transforme le nom de Kubra en Najm
al-dïn Bakrl).
27. Op.
cit., p. 58 et 60.
28. Op.
cit., p. 11.
29.
L'anecdote qui suit est évoquée dans deux textes qui se complètent: Fawa'ih, p.
15, et Risâlat al-hâ'im, éd. M. Mole, Traités mineurs, Annales islamologiques,
IV, 1963, p. 33.
30. Sur le
sens de ce mot, appliqué dans le Coran au Prophète mais également à sa
communauté, voir les commentaires classiques sur les versets 2:78; 3:20; 3:75;
7:157-158; 62:2.
31. Fut.
,11, p. 644.
32. Kitab al-tajalliyat, p. 493 (chap. 91). Sur la notion de ummiyya, je renvoie
à mon article « Le saint illettré dans l'hagiographie islamique », Cahiers du
Centre de Recherches historiques, avril 1992, n° 9, p. 31-41, et à Un Océan
sans rivage, Paris, 1992, p. 52-54.
33. F. Meier
donne les sources de cette anecdote dans Fawa'ih, p. 45-46.
34. Lata'if am-minan, I, p. 52.
35. Kitâb
al-sirr al-safi fi manâqih al-sultân al-Hanafi, Le Caire, 1306 h., p. 9. Cet
ouvrage de 'Alî al-Batanûni, rédigé en 1494, cinquante ans après la mort de
Hanafî, est la principale source de toutes les biographies postérieures et
notamment de la longue notice des Tabaqât kubrâ (II, p. 88-101).
36. Op.
cit., p. 10. Le cas de Hanafî présente une évidente similitude avec celui des
saints rajablyyun que décrit Ibn 'Arabï dans les Futuhât (II, p. 8).
37. Ms. BN
1337, ff. 1-90, Le 5e chapitre, consacré à la khalwa, se trouve ff. 63b-6Sb.
Bernd Radtke prépare actuellement un article sur les sources du Kitâb al-rimâh
38. Al-anwûr
al-qudsiyya..., II, p. 106-109.
39. Sur la
Khalwatiyya, voir dans El2 l'article très détaillé de F. De Jong, qui donne de
nombreuses références. La thèse de Nathalie Clayer, Mystique, état et société,
Leyde, 1994, est riche en informations sur l'histoire de cette tarïqa dans la
partie européenne de l'Empire ottoman (sur la pratique de la khalwa, voir p.
305 s.).
40. Latâ
'ifal-minan, II, p. 64. Ces critiques ont une portée générale mais, comme l'a
remarqué Michaël Winter (Society and Religion in Early Ottoman Egypt, New
Brunswick/ Londres, 1982, p. 107 s.), elles visent plus particulièrement les
Khalwatis.
41. Je
renvoie sur ce point à l'ouvrage collectif Charisma and Brotherhood in African
Islam, D. B. Cruise O'Brien and Ch. Coulon éd., Oxford, 1988.
42. Cette
formule ou d'autres semblables apparaît à maintes reprises dans l'oeuvre d'Ibn
'Arabï (voir Fut, I, p. 366; II, p. 390 et 402, etc.).
43. Qâshânï,
Istilâhât al-sufiyya, Le Caire, 1981, p. 90.
44. Ahmad
al-Sayyâd, Al-ma'ârif aî-muhammadiyya fi l-wazâ'if al-ahmadiyya, Le Caire, 1305
h., p. 42.
45. Op. cit., p. 74-76.
46. Sha'ranï, Tabaqât kubra, I, p. 143. L'attitude de Rifa'ï est à rapprocher
d' un propos attribué à Jésus par Ghazâlï (Ihyâ, III, p. 120) : les apôtres
s'étonnent qu'il salue un porc. « II me déplaît d'habituer ma langue à dire du
mal », répond-il.
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