«
La première fiche de renseignements au nom du Cheikh date de 1912, elle
constate qu'Hamallah n'était encore qu'un marabout sans influence 1. »
Dans
un rapport en date du 3 décembre 1917, M. Brévié, l'inspecteur des affaires
administratives, écrivait :
«
J'ai vu Chérif Hamallah, il m'a paru très concentré, peu désireux d'être connu
de nous. Il parle très peu, bien qu'il écoute avec une grande attention ce
qu'on lui dit. A l'inverse de ses collègues, il n'est pas prodigue de
déclarations de loyalisme. Je lui ai parlé de la France, puissance musulmane
protectrice de l'Islam, sans réussir à le faire sortir de son mutisme. Une
allusion au grand Chérif de La Mecque, allié de la France dans la Grande
Guerre, m'a paru lui être plutôt désagréable. Au total, l'impression n'est pas
favorable. Personnage fermé, sur la réserve, qui paraît être en contemplation
intérieure ou sous l'emprise d'une idée fixe. On croirait qu'il est au stade
pathologique qui précède ou accompagne le mysticisme. A surveiller de très près
quoique avec discrétion 2. »
Les
renseignements fournis par Brévié semblent plausibles, sauf quand il écrit que
le Chérif était au « stade pathologique qui précède ou accompagne le mysticisme
». Parlant du marabout, l'administrateur de Méderdra écrivait en 1926 dans un
rapport adressé au gouverneur de la Mauritanie : « Je l'ai trouvé très lucide
3. » En 1918, P. Marty présentait ainsi le Chérif de Nioro 4 :
«
Chérif Hamallah est la figure la plus curieuse de Nioro et le personnage
islamique de premier plan des conflits sahélo-maures. Il n'est encore qu'une
source bouillonnante, mais une source qui, on peut le prévoir par la force
naissante de son courant, la vertu qui de toutes parts s'attache à ses eaux et
la convergence des ruisseaux voisins, va devenir un grand fleuve. »
Deux
ans plus tard, le même auteur ajoutait :
«
Vis-à-vis de nous, son attitude est correcte mais réservée. Il ne vient au
bureau du cercle que sur un appel formel. Il semble qu'avec un peu d'habileté
on l'apprivoiserait très vite. »
Dans
un rapport de mission en date du 10 août 1923 5, le capitaine André, chargé du
Service des Affaires musulmanes, écrivait à son tour à la page 46 :
«Chérif
Hamallah est en liaison avec Sokoto et Hodeïja, lesquels sont en relations
suivies avec les Madhistes et les Jeunes Egyptiens, lesquels à leur tour
reçoivent de plus loin encore une aide manifeste. Il est certain que les
Anglais ont déjà pris les mesures nécessaires et que cette trame n'est guère
dangereuse pour nous. »
Plus
loin, à la page 51, l'officier poursuit :
«
Ce marabout apparaît comme l'homme-chef peut-être incapable d'action
dangereuse, mais susceptible de recevoir les inspirations xénophobes d'origine
étrangère ; c'est à ce titre qu'il doit être surveillé. »
Dans
la conclusion de son rapport, l'officier français exagère les menaces que le
hamallisme fait peser sur le système colonial et propose la création d'une
organisation spéciale pour surveiller Cheikh Hamahoullah.
Dans
une lettre confidentielle du 20 avril 1925, l'administrateur de Nioro, M.
Némos, déclarait :
«
Chérif Hamallah, ce n'est plus la source bouillonnante dont parle Marty ; cette
source, d'abord souterraine et paraissant inoffensive, s'étale actuellement
insolemment en un pùissant fleuve … Chérif Hamallah répond immédiatement à une
convocation, mais sans convocation je n'aurais jamais fait sa connaissance.
J'ai pu le convoquer à ma prise de service alors que, selon l'usage, tous les
notables du lieu se présentèrent spontanément à mon arrivée. A l'occasion du
premier janvier, il s'abstint d'une visite à la résidence et, lui ayant fait
dire par un interprète mon étonnement de son absence au milieu des indigènes
influents qui vinrent me saluer, il me fit répondre qu'il ignorait les fêtes
françaises 6. »
Voilà
l'attitude de Chérif Hamahoullah d'après les administrateurs coloniaux, mais
qu'en était-il exactement ?
En
vérité, Cheikh Hamahoullah voulait vivre dans la prière et le recueillement,
loin des contingences terrestres. Rien d'autre ne l'intéressait. Pour lui, le
pouvoir colonial n'était qu'un épiphénomène venu se greffer au-dessus de la
société musulmane. Selon lui, il y avait en réalité un seul Pouvoir, le vrai,
celui d'Allah, et une seule loi, la shari'a, qui découle de la « Parole de Dieu
», le Coran.
Il
ne pouvait avoir de dialogue authentique avec des hommes qui ne reconnaissaient
pas dans le Coran une manifestation divine, la source de la loi et un code de
vie à respecter.
Selon
les témoignages recueillis au Hodh, c'est dans le Coran que Cheikh Hamahoullah
cherchait la réponse aux défis que lançait la colonisation à l'Islam. C'est
dans les sourates qu'il tirait l'essentiel de ce qu'on pourrait appeler
aujourd'hui sa pensée politique. C'est dans la « Parole de Dieu » qu'il tirait
les règles de son comportement. Pour comprendre la réserve de Cheikh
Hamahoullah à l'égard de l'administration coloniale, il convient de rappeler
ici quelques versets du Coran qui recommandent aux croyants (les musulmans) de
ne pas former de liaisons avec les « non-croyants », les « infidèles » :
«
O croyants, ne formez de liaisons intimes qu'entre vous ; les infidèles ne
manqueraient pas de vous corrompre : ils désirent votre perte. Leur haine perce
dans leurs paroles ; mais ce que leurs coeurs recèlent est pire encore. Nous vous
en avons déjà fait voir des preuves évidentes, si vous savez comprendre 7. »
Le
verset 22 de la sourate 58 dit :
«Vous
ne verrez aucun de ceux qui croient en Dieu et au jour dernier aimer l'infidèle
qui est rebelle à Dieu et au Prophète, fut-ce un père, un fils, un frère, un
allié. »
Dans
les confins soudano-mauritaniens au début du siècle, toutes les réponses aux
problèmes de la vie quotidienne étaient tirées du Coran.
Dans
la mentalité collective, l'administrateur colonial était assimilé à « l'infidèle
» dont parlent les versets du Coran. On savait que les commandants de cercle et
les gouverneurs n'étaient pas des musulmans et qu'ils se méfiaient de l'Islam.
On estimait aussi que le pouvoir colonial était illégitime et inique au regard
du Coran et de la Sunna.
Pour
Cheikh Hamahoullah, les ordres ou commandements donnés dans les sourates sont
éternellement applicables, en tous temps et en tous lieux. Pour lui, Allah
s'adresse par le biais du Coran à tous les hommes de l'Univers, quelles que
soient leurs races et où qu'ils se trouvent sur la planète.
Il
ne reconnaissait que le pouvoir d'Allah, qui reste pour lui le seul dépositaire
et dispensateur de la légitimité. Il aimait souvent citer les deux premiers
versets de la sourate des Anges 8 :
«
Gloire à Dieu, créateur des cieux et de la terre ! Celui qui emploie pour
messagers les Anges à deux, trois et quatre ailes. Il ajoute à la création
autant qu'il veut ; il est tout-puissant.
Ce
que Dieu, dans sa miséricorde, ouvre aux hommes de ses bienfaits, nul ne
saurait le renfermer, et nul ne saurait leur envoyer ce que Dieu retient. Il
est le puissant, le sage. »
Le
caractère « subversif » de ce dernier verset ne pouvait échapper au
colonisateur. Le pouvoir suprême de Dieu qui y est défini rend dérisoire tout
pouvoir terrestre, colonial ou non. Il suffit de réfléchir au message coranique
qui servait de référence à Cheikh Hamahoullah dans son comportement de tous les
jours pour comprendre que ses relations ne pouvaient être des meilleures avec
l'administration coloniale. De même, le Cheikh réduisait au minimum les
contacts que les chefs de tribus et tous ceux qui détenaient un pouvoir
quelconque dans la société, souhaitaient établir avec lui. Du reste, il les
recevait en tant que fidèles et non en tant que notables. Lui-même ne s'était
jamais comporté en dignitaire. Son attitude rappelle à certains égards celle
d'El-Hadj Omar à son retour des lieux saints de l'Islam :
«
Je n'ai jamais fréquenté les sultans et je n'aime pas ceux qui les fréquentent.
Anas rapporte dans son livre Tahyîn al-Maḥârim ces paroles attribuées au
Prophète : Les meilleurs émirs sont ceux qui recherchent la compagnie des
émirs. Les savants sont les représentants des prophètes auprès des fidèles tant
qu'ils ne fréquentent pas les sultans. Dans le cas contraire, ils trahissent
les prophètes et il vaut mieux les éviter 9. »
Plus
loin, dans ar-Rimâḥ, le saint de Haloar attribue ces phrases au Prophète
Mohammed :
«
El-Hadj Omar est mon fidèle ami tant qu'il ne fréquente pas les sultans et les
grands de ce monde. S'il fait cela, il m'aura renié et dans ce cas il faut vous
méfier 10. »
En
vérité, Cheikh Hamahoullah ne souhaitait pas avoir de relations avec les
Français. Il payait régulièrement ses impôts. Il tenait à vivre en reclus loin
des contingences terrestres. Au départ, il ne fit aucune déclaration contre la
présence française. Il était certes loin d'être favorable au régime colonial,
mais l'initiative de l'affrontement direct ne vint pas de lui. Il avait déjà en
1924, peu avant ses démêlés avec l'administration coloniale, une réputation de
saint. Les pèlerins affluaient de toutes les régions du Soudan et de la
Mauritanie dans le seul but de prier ne serait-ce qu'une fois dans sa zâwiya,
sous sa direction. A ce stade, même s'il était hostile au régime colonial, il
ne l'avait pas manifesté par des déclarations ou des actes anti-français
susceptibles de troubler « l'ordre public» ou d'être réprimés.
Mais
très tôt, son charisme auprès des foules et la vénération que celles-ci lui
portaient lui créèrent de nombreux jaloux parmi les chefs religieux du Soudan
français et de la Mauritanie. Certains marabouts alertèrent l'administration
coloniale et lui présentèrent le Cheikh comme un « nationaliste musulman »
ayant l'intention de soulever les populations contre les autorités. On retrouve
leurs thèses dans un rapport de mission du capitaine André qui les reprend à
son propre compte 11.
En
vérité, les marabouts proches de l'administration coloniale avaient estimé,
face au charisme grandissant du Chérif, que la seule solution pour maintenir
leur autorité sur leurs fidèles et préserver leurs intérêts matériels
consistait à détruire le mouvement hamalliste. Au plan purement religieux, ils
n'étaient pas en mesure d'affronter Cheikh Hamahoullah pour détruire ses
thèses, notamment en ce qui concerne la doctrine tijâni. Les adversaires les
plus acharnés du Cheikh ne faisaient pas le poids devant lui : ils ne pouvaient
revendiquer la même ascendance que lui, il était chérif, c'est-à-dire un homme
du sang du Prophète Mohammed ; il avait une réputation de saint alors que ses
ennemis étaient connus comme de simples marabouts. Mais ils réussirent à
utiliser l'administration coloniale pour freiner le hamallisme, en créant une
situation conflictuelle entre les autorités et le Chérif de Nioro. Ces
délations contre le hamallisme étaient faites à un haut niveau. Les gouverneurs
généraux furent constamment piégés par les marabouts proches du système
colonial au sujet du Cheikh de Nioro. C'est ce qui explique que des mesures draconiennes
furent prises, comme nous le verrons, contre Cheikh Hamahoullah, malgré l'avis
de Gaden, le gouverneur de la Mauritanie, qui avait une perception plus
rigoureuse de l'Islam et du hamallisme que les autorités supérieures de Dakar :
«
Cheikh Hamahoullah a auprès de ceux qui ne suivent pas sa Voie la réputation
d'un saint, d'un mystique qui vit dans la prière et qui distribue largement les
dons qui lui sont apportés. Il ne s'occupe pas de politique et ne donne à ceux
qui l'approchent que des conseils de paix et de tranquillité 12. »
Il
faut le reconnaître, les marabouts qui avaient conditionné le gouverneur
général étaient mieux écoutés que le premier représentant de la France en
Mauritanie. Il y eut donc un véritable complot contre Cheikh Hamahoullah. On le
présenta d'abord comme un anti-Français avant d'inciter l'administration à le
surveiller et à le persécuter. Au départ le Cheikh ne s'occupait pas de
politique et semblait se consacrer uniquement à ses dévotions et à la formation
religieuse de ses fidèles. Lorsque les autorités françaises tentèrent de
l'approcher en vue de tirer profit de son influence sur les foules il leur fit
comprendre qu'il ne lui était ni licite ni possible, en tant que cheikh parlant
au nom de l'Islam, de donner sa caution à la colonisation.
Le
Cheikh et son mouvement n'avaient eu l'option qu'entre la rébellion à outrance
et la reddition pure et simple. La France excluait tout compromis honorable et
recherchait l'humiliation de l'adversaire. Nous verrons par la suite que face à
l'écrasante force du colonisateur le marabout tiendra tête. Il adoptera une
attitude de résistance morale (refus des cadeaux politiques), culturelle
(boycott de l'école française), spirituelle (la prière abrégée), politique
(contestation au nom du Coran de la légitimité du régime colonial), excluant
ainsi la solution recherchée par les administrateurs français, l'affrontement
militaire direct. A ce sujet, il convient de signaler que le Cheikh aurait pu,
s'il le voulait, entraîner des dizaines de tribus guerrières du Hodh et de
l'Assaba dans la résistance armée. Mais celle-ci lui paraissait sans issue.
L'attitude
de la France finit par donner un sens révolutionnaire au refus de Cheikh
Hamahoullah et ne put empêcher l'exaspération collective des musulmans du Sahel
de Nioro et leur mobilisation autour d'un homme qui à leurs yeux symbolisait
désormais la résistance à l'arbitraire et aux marabouts ayant choisi le camp du
colonialisme pour des intérêts personnels. La sainte alliance maraboutique qui
se forma contre lui ne réussit pas à mettre fin aux ralliements massifs des
fidèles au hamallisme.
Le
succès du marabout est dû en grande partie au fait qu'il s'était démarqué du
régime colonial alors que ses adversaires en étaient très proches. Ce sont ces
derniers qui incitèrent l'administration coloniale à agir contre la confrérie
hamalliste. Des marabouts allèrent jusqu'à rédiger des poèmes injurieux 13 à
l'égard de la France pour les présenter aux autorités comme étant l'oeuvre de
Cheikh Hamahoullah. Ils l'accusèrent de « semer la discorde dans la communauté
musulmane » et lui attribuèrent les projets les plus diaboliques. Mais il ne
jugea pas utile de publier le moindre démenti. Parlant des délations dont le
hamallisme avait été l'objet auprès de l'administration coloniale, Alphonse
Gouilly 14 note que les ennemis et rivaux de la confrérie lui ont attribué «
suivant l'époque toutes les tendances possibles et imaginables : anglophilie,
germanophilie, panarabisme, et en tous temps : xénophobie ».
C'est
donc sur les appels incessants de certains marabouts 15, qui ne cessaient de
dénoncer le hamallisme comme une secte grossière, fanatique et anti-française,
que les autorités du Soudan prirent la décision de sévir contre Cheikh
Hamahoullah.
Dans
le même rapport, M. Gouilly note que « le hamallisme a suscité bien d'autres
animosités, car il ne recrute pas seulement ses adeptes en milieu musulman. Il
réussit des conversions parmi les chrétiens ». Il ajoute que le Supérieur de la
Mission de Bam lui a signalé les progrès sensibles du hamallisme dans la région
de Ouahigouya.
On
peut donc affirmer que Cheikh Hamahoullah gênait à la fois les tenants de l' «
Islam officiel » et les hommes d'Eglise. Mais à la lumière des documents en
notre possession, même si certains prêtres n'étaient pas mécontents des mesures
prises contre le hamallisme, ils ne les ont pas provoquées. A la vérité, les
malheurs du hamallisme provenaient essentiellement de l'action des marabouts
hostiles à la confrérie.
Les
incidents de Bamako (1917) et de Nioro (1923-1924) donnèrent le prétexte à l'intervention
française envisagée depuis longtemps d'ailleurs contre le Chérif dont l'esprit
d'indépendance était mal apprécié.
Notes
1.
Voir rapport Descemet en annexe.
2.
Rapport Brévié cité par Descemet, A.N.M., S.E. 2/33.
3.
Voir lettre du 26 février 1926 de Charbonnier, S.E. 2/33, A.N.M.
4.
P. Marty, Tome IV, 1920.
5.
Voir rapport de mission du capitaine André, 19 G-23 (versement 108), A.N.S.
6.
Voir rapport Descemet citant Némos, en annexe (de larges extraits), A.N.M.,
S.E. 2/33.
7.
Le Coran (traduction de Kasimirski), p. 80, sourate III, verset 114 (la famille
d'Imrân), Garnier-Flammarion, Paris, 1970 ou p. 49, 1980. Voir aussi la
traduction de Si Hamza Boubakeur, sourate III, verset 118, Fayard, p. 220.
8.
Sourate XXXV, les Anges ou encore le Créateur. Voir Kasimirski, op. cit.,
p.359, 1980 et S.H. Boubakeur, op. cit. , p. 1380.
9. El-Hadj Omar Tall, ar-Rimâḥ. (Les
Lances), traduction en français de M. Puech, D.E.S. d'arabe, Faculté des
Lettres de Dakar, 1967, pp. 184-195 et 29 chapitre, p. 4.
10.
Ar-Rimâḥ., op. cit., p. 6 du 29e chapitre.
11.
Voir 19G - 23 (108), A.N.S. , op. cit.
12.
Voir lettre de Gaden, gouverneur de la Mauritanie (en date du 21 juillet 1926
adressée au résident de Méderdra (S.E. 2/ 33, A.N.M.).
13.
Voir rapport Descemet en annexe.
14.
A. Gouilly, rapport confidentiel, 1948, op. cit. Aux pages 32, 33 et 34,
s'appuyant sur des documents confidentiels du gouvernement général encore non
classés aux Archives du Sénégal et de la Mauritanie, A. Gouilly donne des cas
précis de dénonciations faites par des marabouts contre le hamallisme. Il cite
des noms connus et des documents irréfutables.
15.
Voir pour plus de précisions l'article de Jean-Louis Triaud, « La question
musulmane en Côte d'Ivoire », R.F.H.O.M., 1974.
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