Muhammed hassan Chadli
III - Les
institutions réglementant les organisations initiatiques égyptiennes
Les « Règlements des Ordres
soufis » (Lâ’ihat at-Turuq as-sûfiyya) 63 de 1895 ont institué ce Conseil
Soufi composé du khédive, le vice-roi d’Egypte, président ; du Chef des
Maîtres (Ra’îs al-Mashâyikh), désigné
par le khédive 64 ; de quatre membres permanents provenant des Maîtres
dirigeant les turuq du Caire, élus par leurs pairs en assemblée générale ;
et de quatre suppléants (art. 3) .
Le nom de famille al-Bakrî, que nous
venons de citer en note, et dont la généalogie remonte au premier calife de
l’Islam, Abû Bakr, n’est pas tout à fait inconnu des lecteurs de René Guénon .
En effet, il est mentionné dans le passage suivant . Après avoir considéré les
Ismaéliens, Druses et Nosaïris comme « sectes » (firâq), il
poursuivait : « de telles sectes n’ont aucun rapport avec les vraies
turuq, qui sont au nombre de 72 (ceci pourrait être un nombre symbolique, mais,
d’après une liste établie par feu Sayyid Tawfîq El-Bakrî, il paraît que c’est
également le nombre exact) »65.
Les membres des turuq étaient soumis aux
décrets du Conseil Soufi, ceux-ci étant conformes à la Loi sacrée (art.5) .
Tout conflit, au sein d’une tarîqa, entre les représentants d’un Cheikh et des
disciples, ou entre disciples, était du ressort du Cheikh de la tarîqa (art .
12), le Conseil n’intervenant qu’en cas de conflit entre les membres de turuq
contre l’un des chefs de celles-ci (art. 13) .
Les « Règlements » de 1895
furent amendés en 1903 (66), principalement à la demande de Tawfîq El-Bakrî, et la
composition du Conseil fut modifiée : le président, désigné par le
khédive, fut désormais le Shaykh
al-Mashâyikh at-turuq, le « Maître des Maîtres des organisations
initiatiques » - fonction dévolue au responsable de la famille al-Bakrî
- ; il était secondé par quatre Maîtres de turuq, choisis par lui, parmi
les huit Maîtres élus en assemblée générale regroupant au moins vingt-cinq
Maîtres de turuq officiellement reconnues, résidant ou non au Caire (art. 3 ) .
Les conflits entre Cheikh et disciples
d’une même tarîqa pouvaient être portés à la connaissance du Conseil Soufi, de
même que tout litige survenu au Caire entre membres appartenant à des turuq
différentes (art . 13) .
Enfin, des « Règlements internes
des Ordres soufis » (Lâ’ihat
ad-dâkhiliyya at-Turuq as-sûfiyya) furent publiés en 1905 (67) . Ils
étaient en vigueur lorsque René Guénon s’installa au Caire, et le resteront
jusqu’en 1976 . Les aspects administratifs sont renforcés, puisque
l’utilisation de plusieurs registres est désormais préconisée : on se sert
de rôles pour les correspondances, pour consigner les noms de tous les Maîtres
de chaque tarîqa, des biens immobiliers appartenant aux turuq, comme les
tombeaux, takâyâ, zawâyâ, etc . Une sorte de « main courante », dans
laquelle sont consignés, sous forme de procès-verbaux, les divers cas, avec
noms des plaignants et des défendeurs, etc., est mise en service, et le
déroulement des procédures est largement détaillé (art. 2-8) . « Une fois
que le Conseil Soufi a rendu un jugement dans une affaire, il ne le révisera
pas » (art. 9) .
La seconde section concerne les Maîtres
des organisations initiatiques (Mashâyikh at-turuq) . « La nomination de
quiconque en tant que Cheikh d’une tarîqa n’est permise que si celui-ci est
l’un d’entre ceux [possédant] connaissance (‘irfân) et perfection (kamâl) »
(art. 1) . « Aucun Cheikh ne peut être à la tête de deux turuq »
(art. 2) .
« Les Maîtres des turuq sont
indépendants les uns des autres », aucun n’étant subordonné à un autre .
Le Conseil Soufi est désormais seul habilité à valider quiconque comme Cheikh ,
même si celui-ci était antérieurement réputé comme dirigeant une tarîqa . De
nouvelles turuq peuvent voir le jour, et être officiellement reconnues (art.
3-5) . Quand un Cheikh décède, c’est son fils aîné qui lui succède, et, après
lui, son propre fils aîné, et ainsi de suite, à condition toutefois que le
successeur éventuel possède des connaissances suffisantes et ne soit pas
atteint de défauts rédhibitoires . Sinon, c’est un autre membre de sa famille
qui sera désigné . Au cas où personne ne convient, c’est le Conseil Soufi qui
nommera quelqu’un (art. 6) . De même que le Conseil possède des registres pour
différents usages, chaque Maître se doit
de tenir à jour deux matricules pour la correspondance (arrivée,
départ), un autre pour l’enregistrement de tous les députés et lieutenants
(nuwwâb et khulafâ’) de la tarîqa, contenant aussi les dates de leurs
investitures . Enfin un quatrième registre dans lequel sont consignés les
jugements donnés par le Cheikh dans les conflits opposant des disciples de sa
tarîqa . Au décès d’un Cheikh, ces registres sont transmis au Conseil qui les
conserve jusqu’à la nomination d’un nouveau Maître (art. 7) .
Les délégués d’un Cheikh doivent
posséder des connaissances dans certains domaines, les khulafâ’ affectés dans les
communes devant pouvoir guider les disciples . Chaque Maître est chargé
d’inspecter annuellement ses lieutenants et d’apprécier la qualité des
résultats de leur guidance . Quant aux nuwwâb, dans les districts ou quartiers
où ils sont présents, on ne peut les appeler shaykh at-tarîqa, mais
exclusivement nâ’ib (sing. De nuwwâb) .
Les licences d’enseignement sont
délivrées par les Maîtres uniquement à quiconque en est digne . Celles-ci
doivent être imprimées, et stipuler la signification exacte de l’autorisation
conférée et des règles selon lesquelles chaque lieutenant est habilité pour la
guidance . Aucun Cheikh ou khalîfa n’a le droit d’imposer aux disciples des
prélèvements censiers annuels obligatoires . En revanche, il leur est loisible
de recevoir des dons librement consentis (art. 8-13) .
La troisième section concerne les
agents (wukalâ’) de la Maîtrise des Ordres soufis (Mashyakhat at-Turuq
as-sûfiyya) . Ce sont des représentants locaux d’al-Bakrî, l’un des membres de
droit du Conseil Soufi . Cette famille revendiquait cette
« fonction », selon Tawfîq El-Bakrî 68 dont nous avons déjà parlé,
depuis le XIè siècle . Les wukalâ’ étaient choisis pour leurs mérites et la
considération dans laquelle on les tenait .
La quatrième section se rapporte aux tombeaux des saints, à leur entretien et aux commémorations qui leur sont liées .
La cinquième et dernière section
concerne les affaires générales . L’article 1er stipule
qu’ « il ne saurait y avoir d’autre but dans le Tasawwuf que celui de
la connaissance de la Loi et sa réalisation » . De là, chaque tarîqa doit
rejeter tout dogme contraire à la Loi, comme les conceptions de
l’ « incarnation » (hulûl) et de
l’ « unification » (ittihâd) . Nous reprenons la traduction habituelle
du terme hulûl, celui-ci indiquant une sorte d’ « infusion » de
nature divine dans l’homme, ou de « pénétration » de Dieu, totale ou
partielle, dans n’importe quelle créature 69 .
Dans la philosophie arabe, hulûl
désigne l’union substantielle du corps et de l’âme ; le rapport d’inhérence
de l’accident à sa substance ; l’union de la forme (sûra) avec la
substance primordiale (hayûlâ) ; la relation entre un corps et le lieu où
il se trouve, le terme hulûl pouvant d’ailleurs être précisément traduit par
« localisation spatiale » .
Quant à celui qui professe l’ittihâd,
son erreur, selon Michel Vâlsan, « consiste en ceci : il considère,
pour commencer, que l’être humain, par exemple, repose sur une essence ultime
distincte de l’Essence divine, et ensuite, il conçoit que l’Unité finale est le
résultat d’une fusion des deux essences » 70 . Il poursuivait :
« la conception juste sous ce rapport est alors celle du Tawhîd qui est la
doctrine régulière tant au point de vue exotérique qu’au point de vue
ésotérique . Le Tawhîd, doctrine de l’Unicité divine sur le plan religieux, est
attestation de l’Idendité suprême sur le plan métaphysique et
initiatique » .
Chaque Ordre doit aussi rejeter toute
croyance ou acte contraire à la Sharî’a, comme ceux consistant à se frapper le
corps avec des armes . L’invocation en commun (dhikr) consiste dans le souvenir
et la glorification d’Allâh ; elle sera faite debout ou assis, avec
humilité et dignité, en présence d’un khalîfa titulaire d’une ijâza délivrée
par son Cheikh . Les Maîtres et lieutenants doivent accompagner les disciples à
la zâwiya au moins une fois par semaine pour pratiquer en commun le
dhikr ; de plus, lors de cette réunion, il leur incombe aussi de veiller à
l’instruction et à la guidance des disciples .
Le Cheikh est chargé d’organiser des
rites pour commémorer la naissance du saint fondateur de la tarîqa . Lors des
processions, les turuq défilent ensemble dans un ordre précis : d’abord
les onze branches de la Ahmadiyya 71, puis la Rifâ’iyya 72, la Burhâmiyya 73,
deux branches de la Qâdiriyya 74, la Mîrghaniyya 75, neuf branches de la
Shâdhiliyya, ect . Enfin, pour tout cas particulier non prévu dans ces
« Règlements », ce sont les principes de la Sharî’a qui s’imposent,
et tout contrevenant aux présents « Règlements » sera sanctionné .
Toujours en Egypte, la loi de 1976 et
les règlements de 1978 (76) ont apporté
un certain nombre de changements concernant l’organisation des confréries
soufies .
Désormais, celles-ci « visent à
l’enseignement religieux et spirituel, conformément aux principes de la Sharî’a
et à sa mise en application » par le sermon, la prédication, le dhikr .
D’où l’interdiction de la diffusion des idées et pratiques contredisant la Loi
islamique (art. 1 et 2) . Les buts du « Conseil supérieur des Ordres
soufis » (Majlis al-a’lâ li-t-Turuq as-sûfiyya) restent religieux et
spirituels, mais deviennent aussi « sociaux, culturels et patriotiques » 77 . « Les finances
du Conseil sont considérées comme des fonds publics » (art. 3 ) . Le
Conseil est aussi compétent pour représenter les confréries égyptiennes dans
les congrès soufis internationaux » (art. 4) . De droit, le Conseil cumule
désormais les pouvoirs législatifs, judiciaires et exécutifs sur tous les
Ordres officiellement reconnus . Sa composition est modifiée : son
président en est le « Maître des Maîtres », chef suprême des
confréries soufies de la République ; dix membres élus parmi les Maîtres
des turuq siègent désormais, ainsi qu’un membre d’El-Azhar 78 et quatre
représentants de divers ministères (art. 5) . La présence d’ un membre
d’El-Azhar semble être la conséquence d’une volonté de réformer certains
articles des « Règlements », manifestée vers le milieu du XXè siècle
par Ahmad as-Sâwî, le Maître des Maîtres d’alors . Il souhaitait annuler le
caractère héréditaire de la fonction de chef de tarîqa 79 . Une telle
dévolution automatique présente pourtant un intérêt considérable : celui
de permettre à un Ordre de se maintenir dans le temps . Mais cet avantage
disparaît souvent bien vite : les successeurs d’un Cheikh bénéficient
rarement des charismes, connaissances et sainteté de celui-ci, ainsi que des
qualifications nécessaires à la guidance, ce qui entraîne fréquemment le
déclin, voire l’extinction de la tarîqa . Conscient que nombre de Maîtres se
trouvaient dans ce cas, et qu’il avait affaire alors à des
« administrateurs » de turuq, trop souvent ignorants des principes de
l’Islam et du Tasawwuf à la tête des confréries, as-Sâwî oeuvra pour le
remplacement de tels Maîtres par d’autres formés à El-Azhar, et titulaires de
diplômes . Depuis, certains ont repris cette idée, allant même jusqu’à
souhaiter que cette université exerce un contrôle sur l’ensemble des turuq 80 .
Il nous reste à préciser que si l’obtention de diplômes est ici préférable à
l’ignorance, il n’y a toutefois aucune commune mesure entre une accumulation de
savoirs d’ordre extérieur et les connaissances effectives obtenues en suivant
l’enseignement d’un Cheikh authentique, ou reçues par pur Don divin .
Le souhait d’as-Sâwî concernant la
cessation de la succession héréditaire n’a pas été pris en compte dans la
nouvelle loi : lorsqu’un poste de Cheikh est vacant, c’est toujours son
fils aîné qui y succède ou, par ordre décroissant, l’un des frères du Cheikh
précédent, puis l’un de ses parents, et enfin l’un des notables de la tarîqa
(art. 30) . As-Sâwî a cependant obtenu gain de cause sur l’autre
question : on relèvera en effet « la création d’un institut ou
de plusieurs instituts pour les études soufies islamiques » , dont les
diplômés « auront la priorité pour exercer des différentes fonctions au
sein des institutions soufies » (art. 44) . Lors des conférences dont nous
avons parlé en note, il est fait état « également de la diffusion de
brochures, publications et périodiques soufis et religieux » 81 . Des
« conférences internationales destinées à tous ceux qui s’intéressent au
Soufisme » sont aussi organisées .
Les « Règlements »
d’application définissent « les règles et les dispositions auxquelles
doivent se conformer les membres des confréries soufies dans leurs activités,
conformément au Livre, à la Sunna et aux principes soufis authentiques » .
Ils déterminent aussi les emblèmes et insignes propres à chaque tarîqa,
l’utilisation des registres qu’elle doit conserver, etc .
Les noms des chefs du Conseil Soufi
sont répandues jusque dans la presse : en 1983, c’était Abû-L-Wafâ’
al-Ghunaymî at-Taftazanî, doyen et professeur de philosophie à l’université du
Caire, et, en 2000, c’était un autre professeur de philosophie de la religion à
l’université d’El-Azhar, Hasan ash-Shannawî 82 . Dans l’article du périodique
cité en note, il était indiqué que « le cautionnement par l’Etat des
Ordres soufis remonte à l’époque de Saladin », puis que « la fonction
du Conseil suprême des Ordres soufis consiste à surveiller tout ce qui concerne
l’organisation des Ordres, et à s’assurer du respect de la régularité des
doctrines et pratiques qu’ils propagent » .
Ainsi en Egypte, les chefs temporels,
rois ou présidents, et les Maîtres des turuq, se sont-ils mis d’accord pour
« officialiser » le Soufisme, lui conférer « une structure
d’autorité soutenue par l’Etat . Cette
structure […] est l’une des causes principales de l’intégration et de la
cohérence des confréries » 83 . On a chiffré à six millions d’adhérents,
c’est-à-dire à plus du tiers de la population masculine, le nombre de rattachés
aux quelques 70 turuq bénéficiant d’un statut légal, et aux 50 turuq non
officielles . Les relations entre le pouvoir politique et les responsables des
Ordres soufis ont généralement bénéficié au premier qui, par une ingérence plus
ou moins marquée, a pu contrôler et surveiller les turuq, intervenir dans leur
fonctionnement, voire les utiliser à des fins politiques . Il existe cependant
quelques cas où des turuq ont obtenu une reconnaissance officielle grâce à des
appuis politiques, ou aux engagements de leurs responsables dans certains
partis . Enfin, il a pu y avoir parfois une sorte de conjonction d’intérêts
entre la sphère politique et tel Ordre 84 . Sans vouloir être exhaustif sur ces
questions, nous nous limiterons à citer quelques exemples suffisamment
significatifs remontant à l’époque de Gamal ‘Abdel-Nasser : c’est à ce moment-là
que la politique s’insinua de façon marquée et durable dans les turuq, et que
le processus de leur institutionnalisation s’est accompagné d’un renforcement
de leur sécularisation, aboutissant à la rationalisation, voire à la
bureaucratisation, de leur gestion .
Nasser intégra à sa façon les Ordres
dans la nouvelle administration centrale : les contrôlant, il put les
utiliser en fonction de certains objectifs politiques, notamment contre les
Frères musulmans, dont l’organisation fut dissoute en 1954 . L’Union Socialiste
Arabe s’impliqua dans toutes les cérémonies officielles soufies, les Ordres
favorisant de leur côté la diffusion de la propagande idéologique du nouveau
régime, tout en étant utilisés aussi comme base potentielle de support
populaire . Tout postulant à une fonction au sein d’une tarîqa devait
obligatoirement obtenir du responsable local de l’Union Socialiste un certificat
de « bonne conduite », dûment signé . Les chefs des turuq répandues
dans des pays autres que l’Egypte furent mis à contribution pour servir les
intérêts de la politique extérieure . Les « idéaux » des membres du
Soufisme furent présentés comme similaires, voire identiques, à ceux des
« vrais » socialistes, ces derniers se sacrifiant pour le bien commun
. Un Cheikh devint le conseiller spirituel du président Nasser . Ce dernier,
qui ne bénéficiait évidemment d’aucun mandat, ni de la moindre légitimité,
d’ordre « sacré », suivit ses recommandations dans le cadre de sa
politique qui resta anti-traditionnelle, moderne et profane . Ce Cheikh fut
considéré comme une sorte de « Raspoutine égyptien » ! Etc .
Aujourd’hui encore, les chefs de tarîqa
entretiennent des relations suivies avec les responsables les plus hauts placés
dans les hiérarchies politique et administrative du pays, certains de ces
responsables étant d’ailleurs le plus souvent membres de leur Ordre . De plus,
les chefs des confréries sont désormais « plutôt des administrateurs que
des guides spirituels » 85 . « La plupart d’entre eux ont leur
domicile au Caire, ayant hérité la fonction de chef de confrérie de leur père,
en tant que fils aîné, conformément aux articles du règlement de 1905 et de la
loi nouvelle » .
Sur cette question de la Maîtrise
réduite à certains de ses aspects, nous avons aussi le témoignage de René
Guénon qui, pendant un peu plus de vingt ans, a pu prendre directement
connaissance de ce qui existait en Egypte, tout en sachant, par ses nombreux
correspondants, ce qui se passait ailleurs . Il a relevé que, « dans
l’initiation islamique, certaines turuq, surtout dans les conditions actuelles,
ne sont plus dirigées par un véritable Sheikh capable de jouer effectivement le
rôle d’un Maître spirituel, mais seulement par des khulafâ’ qui ne peuvent
guère faire plus que de transmettre valablement l’influence initiatique »
86 . Depuis la publication du texte de Guénon en 1950, qui reste toujours
d’actualité, il faut aussi tenir compte de certaines particularités .
Paradoxalement, ce sont les khulafâ’ qui apparaissent maintenant, dans certains
cas, comme des instructeurs spirituels : leur réputation, « leur rôle
dans l’élaboration et l’application de la voie originale qu’ils propagent,
constituent leur force d’attraction principale . […] En général on peut dire
que c’est surtout la grande variété sociale et intellectuelle des khulafâ’ des
turuq qui détermine celle de la composition sociale des membres des confréries »
87 . Malgré cela, combien de ces khulafâ’ sont capables, aujourd’hui, de
« faire plus que de transmettre valablement l’influence initiatique »
88 ? Combien sont aptes à guider effectivement dans la voie spirituelle et
initiatique les membres des turuq et, pour reprendre certains des critères
retenus par Ibn ‘Arabî, « possèdent la méthode d’éducation spirituelle
(tarbiyya) et peuvent poursuivre la progression du disciple depuis la condition
d’ « enfance spirituelle » (tufûla) et d’adolescence »
(shabâb) jusqu’à celle de la maturité (kuhûla) ; savent quand il est
opportun de cesser de gouverner la nature individuelle (le tempérament, tabî’a)
du disciple pour régir son intelligence (‘aql) ; comprennent quand le
disciple attache foi aux propos mentaux qui lui surviennent subitement
(khawâtir) ; […] réunissent tout ce dont a besoin le disciple engagé sur
la voie (al-murîd as-sâlik) pendant son éducation (tarbiyya), sa marche
initiatique (sulûk) et son processus de dévoilement intuitif (kashf), jusqu’à
ce que celui-ci devienne lui-même capable d’assumer le rôle de Maître
spirituel » ? 89
63. Traduits par F. De Jong, op. cit.,
pp. 201-203 .
64. Ce titre fut dévolu au chef de la
famille al-Bakrî, famille dont les membres exercèrent, depuis le milieu du
XVIIIè siècle et jusqu’au milieu du XXè siècle, presque sans interruption, la
fonction de Naqîb al-ashrâf, chef des
descendants du Prophète, qui correspond d’une certaine façon, à celle plus
récente de « Maître des Maîtres des organisations initiatiques
soufies » (Shaykh al-Mashâyikh
at-turuq as-sûfiyyah), qui sera aussi attribuée aux responsables de cette
famille .
65. Speculative
Mason, janvier 1937, sous la signature « A.W.Y. », traduit dans
les Etudes Traditionnelles, n° de
sept.-oct. 1971. Muhammad Tawfîq El-Bakrî (1870-1932) fut le Cheikh de la
tarîqa Bakriyya, et Maître des Maîtres à partir de janvier 1892 jusqu’à sa
démission début 1911 ; il fut donc concerné au premier chef par les divers
« Règlements des Ordres soufis » édictés entre 1895 et 1905 . Il
rédigea plusieurs ouvrages, dont un Kitâb
at-turuq as-sûfiyya (Livre des Ordres soufis) .
66. De Jong, op. cit., pp. 204-205 .
67. Ces « Règlements » sont
traduits (pp. 206-214) et analysés (pp. 154 et suiv. ) dans le livre déjà cité
de F. De Jong .
68. Bayt as-Siddîq, p. 379, cité Ibid.,
p. 9, n. 9 .
69 . Les motifs pour lesquels certains
Maîtres du Soufisme ont été accusés, à tort,
d’ « incarnationisme » (hulûliyya),
mériteraient d’être étudiés à part .
70. Introduction à sa traduction du Livre de l’extinction dans la contemplation
d’Ibn ‘Arabî, p. 11 , Editions de l’œuvre, Paris, 1984 .
71. Nous avons vu, dans la note 4, que cette tarîqa a été fondée au XIIIè siècle par le Cheikh
Ahmad al-Badawî . Pour commémorer la naissance du Cheikh Ahmad, qui est fixée
sur le calendrier solaire, en octobre – son mawlid attire chaque année près de
deux millions de personnes -, le chef de sa tarîqa, qui a la charge de l’entretien
du tombeau du saint à Tantâ, « entre dans la grande mosquée, monté sur un
âne rouge que la foule épile tout vivant, pour s’en partager les poils auxquels
on attribue une vertu miraculeuse » (Le Chatelier, op. cit., p. 179) . Selon
René Guénon, l’âne rouge n’est pas sans rappeler la « bête écarlate »
de l’Apocalypse (Symboles
fondamentaux, chap. 20) ; il pourrait représenter ici les aspects
« infernaux » parfaitement maîtrisés par le Cheikh Badawî et,
symboliquement, si ce n’est effectivement, par ses successeurs .
Nous nous limitons dans les notes
concernant les Maîtres du Soufisme, à quelques « repères », laissant
de côté nombre de précisions et références, ce qui évitera de surcharger notre
texte .
72. Le Cheikh Ahmad ar-Rifâ’î
(1694-1768) ; à l’exception de son pèlerinage à La Mekke, a passé toute sa
vie à Batâ’ih, en Iraq . Ses oraisons (awrâd) sont récitées dans nombre de
turuq .
73. Cette tarîqa remonte au Cheikh
Ibrâhîm ad-Disûqî, ou Dasûqî, décédé en 1288, à l’âge de 43 ans, à Disûq, dans le
delta du Nil . Le nom de sa tarîqa, appelée aussi Burhâniyya, provient du
« titre » (laqab) attribué au Cheikh : Burhân ad-Dîn,
« Preuve de la tradition » .
74. ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî
(1077-1165), l’un des plus grands Maîtres de l’Islam, qui fut aussi le Pôle
ésotérique (Qutb) de la tradition, et le Secours, Ghawth.- Les turuq qui
viennent d’être mentionnées sont appelées « les quatre pôles du
Soufisme » . On rapporte que les quatre fondateurs de ces Ordres étaient
spirituellement présents aux côtés du Prophète à la bataille de Badr,
combattant avec lui ; on leur accorde ainsi « la même préexistence
que celle de la Lumière prophétique dont ils sont les héritiers » (Denis
Gril, « Doctrine et croyances », dans Les Voies d’Allâh , p.
138, Fayard, Paris, 1996) .
75. Fondée par Muhammad ‘Uthmân
Mirghanî (1794-1851) . Il se rattacha dans nombre de turuq, ce qui fait que
quiconque entre dans sa tarîqa se relie à la plupart des chaînes initiatiques .
Certains enseignements de la Mirghaniyya, appelée aussi Khatmiyya, furent
sujets à controverse, ce qui incita le père du Cheikh Elîsh à rédiger une fatwâ
les condamnant comme n’étant pas orthodoxes (kufr) . En effet, dans un traité,
Muhammad ‘Uthmân prétendait être le sceau des saints, affirmait que le Mahdî
serait issu de sa famille et qu’il était préférable de mentionner 12 000 fois
son propre nom dans l’invocation plutôt que le Nom de Majesté Allâh (cf. De
Jong, Turuq, op. cit., p. 73) .
76. Loi (Qânûn) n° 118, promulguée le 9
septembre 1976 par le président Sâdât, et décret d’application (Lâ’ihat) n° 54
du deux mars 1978 (trad. Pierre-Jean Luizard, Egypte/Monde arabe, n° 5 et n° 6 , CEDEJ, Le Caire, 1991) .
77. Chaque année, le chef suprême des
confréries doit instituer des conférences locales « pour diffuser la
conscience religieuse, soufie et patriotique » (art. 45) .
78. Au cours du XIXè siècle, nombre de
savants (‘ulamâ) d’El-Azhar furent aussi membres, ou chefs, de turuq, le
Tasawwuf étant d’ailleurs l’une des disciplines enseignées dans cette université
.
79. Il s’insurgea aussi contre le
commerce très lucratif des ijâzât – comme d’autres ont combattu ailleurs la
vente des indulgences - . Une dizaine d’années après sa nomination, il fut contraint
d’abdiquer .
80. Sur ces questions, cf. De Jong,
Sufi orders, op. cit., pp. 192-193 .
81. Il existe un mensuel officiel de la
Mashyakhat at-turuq as-sûfiyya,
intitulé At-Tasawwuf al-Islâmî, tirant
à vingt mille exemplaires et disponibles chez les marchands de journaux (cf. De
Jong, « Les confréries mystiques musulmanes au Machreq arabe », pp.
209-210, dans Les Ordres mystiques dans
l’Islam, Editions de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
Paris, 1985) .
82. CF. l’hebdomadaire Al-Ahram, « Les Pyramides »,
n° 510, 30 nov.-6 déc. 2000 .
83. F. De jong, art. cit., p. 234.
84. Sur ces trois aspects, on trouvera
nombre de renseignements dans les chapitres 9 à 12 de Sufi orders, op. cit., de F. De Jong .
85. F. De Jong, art. cit., p. 208 (pour
cette citation et la suivante) . La loi de 1976 stipule que « le Cheikh de
la tarîqa est le chef spirituel et administratif de la confrérie » (art.
28) .
86. Initiation
et Réalisation spirituelle, chap. 24 .
87.
F. De Jong, art. Cit., pp. 208-209 .
88. D’après une mention privée
rapportée par M. Sedgwick (art. cit., p. 9), en principe, tout faqîr,
« pauvre », c’est-à-dire « rattaché » à une organisation
initiatique, a le droit de transmettre valablement l’initiation qu’il a reçue
lui-même, comme cela arrive quand il n’y a pas de branches organisées sous une
forme définie . Selon Guénon, ce qui compte essentiellement, en réalité, c’est
la chaîne de transmission initiatique (silsila) qui subsiste de toute façon, et
non pas la dépendance à l’égard d’une « personne » qui compte, trop
souvent de nos jours, sur la fidélité des membres pour son propre avantage .
Chaque faqîr, par le dépôt qu’il a reçu, est « héritier » du Cheikh
fondateur de la tarîqa à laquelle il appartient . C’est ce qui permet de
comprendre aussi que, toujours selon Guénon, un authentique Guide spirituel
(Murshid), et n’importe quel initiateur, peuvent bien être, en un certain sens,
tous les deux qualifiés de « Maîtres » .
89. Ibn ‘Arabî, Futûhât, chap. 181, « La vénération des Maîtres
spirituels », trad. Michel Vâlsan, Etudes Traditionnelles, n° de
juil.-oct. 1962, p. 168 .
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