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Recension de :Charles-André Gilis, Introduction à l’enseignement et au
mystère de René Guénon, Les Éditions de l’Œuvre, Paris, 1986, 108 p
« L’enseignement de
René Guénon est l’expression particulière, révélée à l’Occident contemporain,
d’une doctrine métaphysique et initiatique qui est celle de la Vérité unique et
universelle. Il est inséparable d’une fonction sacrée, d’origine
supra-individuelle, que Michel Vâlsan a définie comme un “rappel suprême” des
vérités détenues, de nos jours encore, par l’Orient immuable, et comme une
“convocation” ultime comportant, pour le monde occidental, un avertissement et
une promesse ainsi que l’annonce de son “jugement” ».
C’est sur ces mots
reprenant les termes de l’article de Michel Vâlsan paru après la mort de René
Guénon dans les Études Traditionnelles (1) que s’ouvre l’Introduction à
l’enseignement et au mystère de René Guénon, ouvrage dû à Charles-André Gilis,
et qui, en plus de sa concision et de son remarquable esprit didactique,
apparaît d’une extrême importance.
Ce nouveau livre
consacré à René Guénon et à son œuvre se veut également un hommage à Michel
Vâlsan, qui s’est affirmé dès 1948 « à la fois comme le meilleur défenseur que
l’enseignement de Guénon ait jamais eu et comme le fondateur des études
akbariennes en Occident » (p. 29). En 1973, au Colloque international de
Cerisy- la-Salle, dont Michel Vâlsan, alors directeur littéraire des Études
Traditionnelles, s’était volontairement tenu à l’écart, Najm ad-Dîn Bammate
avait déclaré : « (...) le représentant le plus direct, le plus authentique, me
semble-t-il, de la pensée guénonienne, est sans doute Vâlsan, et le travail
qu’il poursuit actuellement sur Ibn ’Arabî est une œuvre essentielle (...) le
grand mérite d’hommes comme Vâlsan est de nous donner une somme, en partant
des textes les plus contrôlés d’Ibn ’Arabî » (2).
(2) René Guénon
et l’actualité de la pensée traditionnelle, Actes du Colloque International de
Cerisy-la-Salle : 13-20 juillet 1973, Archè, Milan, 1980, p. 91.
Pour Charles-André
Gilis, les écrits de Michel Vâlsan au sujet de René Guénon sont « d’une qualité
et d’une autorité incomparables » (p. 19) et l’essentiel y a été dit. « Dès
lors, une intervention nouvelle ne pouvait se justifier qu’en considération de
la littérature abondante qui a paru sur l’œuvre guénonienne au cours de ces
dernières années. Ces publications ont fait apparaître de nombreux malentendus
nouveaux qui appelaient à leur tour des mises au point et des précisions
complémentaires : il devenait nécessaire de souligner certains aspects et d’en
développer d’autres pour tenter de mettre un terme à ces incompréhensions »
(ibid.).
La réfutation
magistrale des procédés et des arguments de ceux qui critiquent Guénon et son
œuvre invite d’ailleurs à la réflexion. Il est tout à fait remarquable que la
critique porte souvent sur des points de détail, comme le montre abondamment
l’Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon, mais que
l’essentiel de l’œuvre demeure hors d’atteinte. Et le fait de constater la
crise du monde moderne, ou de se révolter contre le monde moderne (pour être
plus « radical » que Guénon !) tout en critiquant Guénon recèle quelque
absurdité tout à fait comique puisque au sein du monde moderne, l’œuvre
guénonienne « apparaît comme exceptionnelle et irremplaçable tant par sa
portée que par son envergure. Il est aberrant de vouloir en diminuer l’effet et
l’influence alors que l’on est incapable en fait, aussi bien qu’en droit, de
lui en substituer l’équivalent. Il importe de le rappeler avec toute la
netteté nécessaire : l’Occident ne retrouvera sa vocation et son orientation
traditionnelles que dans le respect de la fonction de René Guénon et par une
fidélité sans faille à son enseignement » (p. 9-10).
L’enseignement
traditionnel auquel Guénon se réfère est souvent assimilé à une pensée profane
et traitée de même. Or, Guénon ne peut être comparé avec un autre auteur ou «
penseur » d’origine occidentale : « On ne peut comparer que ce qui est
comparable : l’enseignement de Guénon ne saurait être compris et “situé”
valablement, d’un point de vue traditionnel, que par analogie avec d’autres
qui sont du même ordre, celui de Dante par exemple. Sa fonction relève en effet
d’un domaine que l’ésotérisme islamique désigne au moyen du terme Tasarruf. Il
s’agit, comme l’a indiqué Michel Vâlsan, du “gouvernement ésotérique des
affaires du monde”, ce qui n’a rien de commun avec le fait de guider des
disciples sur la voie de la réalisation métaphysique, mais implique en
revanche une autorité indiscutable, aussi bien dans l’ordre de la doctrine que
dans celui de la détermination des normes et des critères destinés à susciter,
à inspirer et à légitimer l’action » (p. 9). Comme l’écrivait Michel Vâlsan,
l’œuvre de Guénon est bien « le miracle intellectuel le plus éblouissant
produit devant la conscience moderne » (3).
(3) M.
Vâlsan, op. cit., p. 218.
Il importe également
de retenir ce qu’écrit Charles-André Gilis au début du chapitre qu’il consacre
à l’inspiration prophétique de René Guénon, à propos des critiques qui visent
telle ou telle formulation particulière de l’œuvre guénonienne : « D’une façon
plus générale, rien ne serait plus contraire à l’esprit de son enseignement que
de considérer son œuvre comme une sorte de “corpus” doctrinal fixé une fois
pour toutes ; on constate cependant que bon nombre de ceux qui jugent et
critiquent Guénon ne disposent le plus souvent d’autres ressources que les
indications qu’il a données lui-même dans ses ouvrages, et qu’ils ont
assimilées à la mesure de leurs moyens » (p. 18).
Sur la polémique
propre à l’œuvre guénonienne et qui effarouche toujours ceux qui sont rétifs à
toute polémique, Charles-André Gilis précise : « La polémique s’engage dès 1908
et le climat qui se crée ne disparaîtra plus jamais entièrement, ni de son
vivant, ni après sa mort. Au demeurant, ne peuvent s’en étonner que ceux, plus
nombreux qu’on ne croit, qui confondent doctrine et théorie, miséricorde et
tolérance : les mentalités spéculatives ignorent tout de ce qu’implique
véritablement une fonction magistrale, surtout lorsqu’elle s’exerce dans
l’ordre doctrinal. Il est bien vrai, comme l’enseignait Michel Vâlsan, que les
grands métaphysiciens ont toujours été des polémistes et ce n’est assurément
pas sans raison profonde que l’“encre des savants” est assimilée en Islam au
“sang des martyrs”. Si sereine et détachée que puisse être son apparence, une
affirmation doctrinale relève en réalité toujours de cette “guerre sainte”
qu’il y a obligation de mener, chaque fois que les circonstances le
permettent, contre l’ignorance et l’erreur » (p. 28-29).
Sur le plan des mises
au point doctrinales concernant plus particulièrement Guénon, l’enseignement
de ce dernier, ne pouvant être saisi entièrement que par référence au Tasarruf,
procède d’une source sacrée que les doctrines islamiques désignent par le terme
nubuwwa, c’est-à-dire « prophétie », et Charles-André Gilis ajoute : « Il
convient de rappeler ici la distinction fondamentale établie par les Maîtres du
Tasawwuf entre la prophétie dite “légiférante”, qui comporte l’établissement de
règles ou de statuts nouveaux, et la “prophétie générale” qui ne comporte pas
cet aspect. On sait que la prophétie légiférante a pris fin avec l’achèvement
de la révélation muhammadienne et qu’elle a été “scellée” par le Sceau des
Envoyés divins ; en revanche, la prophétie générale demeure toujours
accessible à ceux qui possèdent et réalisent initiatiquement la qualification
correspondante : c’est uniquement de cette dernière qu’il peut être question à
propos de Guénon. D’autre part, seule la prophétie légiférante peut énoncer
éventuellement des règles obligatoires pour l’ensemble de ceux auxquels
s’adresse le Message divin, alors que la prophétie générale n’implique rien de
semblable » (p. 19-20).
Ceux qui affirment que
Guénon a été missionné d’« en haut » le pensent sans doute avec juste raison
puisque la Parole d’Allâh fait référence à ceci. L’Islam enseigne plus
précisément « qu’il n’y a pas de communauté humaine à laquelle Allâh n’adresse
un Envoyé ou un Avertisseur, qui est d’ailleurs aussi un “témoin à charge” :
“Il n’y a pas de communauté où ne soit passé un Avertisseur” (Cor., 35,24) ;
“Oui, Nous avons suscité en chaque communauté un Envoyé : que vous adoriez
Allâh !” (Cor., 16,36) ; “Et le jour où Nous susciterons en toute communauté un
témoin à leur charge issu d’eux-mêmes...” (Cor., 76,89) » (p. 20). Quant à la
fonction traditionnelle de Guénon en Occident, le Coran définit la “mission
prophétique” en des termes très significatifs : « “O Prophète (nabiyyu), en
vérité Nous t’avons envoyé comme un Témoin (shâhidan), un Annonciateur de bonne
nouvelle (mubachchiran) et un Avertisseur (nadhîran)” (Cor., 53,45). Bien que
ce verset se rapporte avant tout au Prophète de l’Islam, il est interprété par
les représentants du Tasawwuf, et notamment par Qâchânî, en tant qu’il
s’applique aussi à la nubuwwa initiatique (...) » (p. 21). Et si on veut parler
de René Guénon comme d’un « témoin de la Tradition », il s’agit d’un aspect
fonctionnel correspondant au terme de nadhîran, « c’est-à-dire d’un témoignage
à charge lié à la “crise du monde moderne” et porté directement au nom du
Centre lui-même » (p. 23).
Mais, si on ne peut
dissocier l’œuvre guénonienne d’une certaine finalité islamique, Guénon « s’est
voulu le porte-parole de la pure Vérité métaphysique, non celui d’une forme
particulière, de telle sorte que c’est uniquement par le biais de ses écrits
sur l’initiation qu’une certaine excellence de la tradition islamique se trouve
suggérée, sans que rien y soit affirmé pour autant qui puisse être considéré
comme décisif. Les raisons d’une telle attitude relèvent par excellence du
“secret” de René Guénon » (p. 62).
Une des énigmes les
plus curieuses de l’enseignement de Guénon est constituée par le texte
intitulé : « Les conditions de l’existence corporelle », dont une partie parut
dans les deux derniers numéros de la revue La Gnose, en janvier et février
1912, et qui, de fait, demeure inachevé. Pour Charles-André Gilis, cette énigme
touche de manière fort directe « non seulement au “secret” qui présida à
l’investiture et à l’ensemble de la carrière traditionnelle de Guénon, mais
aussi, ce qui dans le fond revient au même, aux mystères solaires et
eschatologiques de la lettre Nûn » (p. 69).
L’Introduction à
l’enseignement et au mystère de René Guénon ouvre donc des perspectives fort
riches. Ainsi, des précisions notables sont apportées sur « les origines de la
religion chrétienne ». Le Christianisme peut être rapproché du Bouddhisme car
ces traditions, qui ont, du point de vue du Droit sacré, un statut «
dérogatoire », « représentent non pas une manifestation de la Norme
universelle, mais bien une dérogation à cette Norme, ce qui devrait, à tout le
moins, inciter à plus de circonspection et de prudence ceux qui s’imaginent,
par référence à ces deux formes particulières, pouvoir montrer les erreurs et
les insuffisances de l’enseignement de Guénon » (p. 88-89).
Finalement, écrit
Charles-André Gilis, et son ouvrage le prouve, le « mystère » de René Guénon
demeure à l’abri de toute atteinte. Les critiques ne parviennent à rien d’autre
qu’à se dévoiler eux-mêmes et à démontrer leur incompréhension.
On notera incidemment
ce qu’écrit Charles-André Gilis au sujet de l’Université et de René Guénon : «
(...) on retiendra également que Guénon présenta en 1920 l'Introduction
générale à l’étude des doctrines hindoues comme thèse de doctorat ; celle-ci
fut acceptée tout d’abord, puis refusée d’une façon qui lui parut tout à fait
inexplicable et inattendue. Ce n’est donc pas lui, il convient de le
souligner, qui a rejeté l’Université a priori, mais bien au contraire, cette
dernière qui a récusé et son enseignement et sa méthode. L’incident prend dès
lors une valeur exemplaire, car il montre que la rigueur qui s’impose pour
l’exposé des vérités métaphysiques et l’interprétation du symbolisme répond à
des critères que l’Université moderne, avec les limitations et les déformations
mentales qu’elle comporte, est incapable de vérifier. Les nombreuses tentatives
faites depuis lors, pour y introduire le point de vue traditionnel, tout en
acceptant les normes universitaires courantes, ont immanquablement tourné au
détriment du premier et à l’avantage de ces dernières : il faut y insister
car, de nos jours encore, certains semblent nourrir des illusions au sujet
d’une “tactique” que M. Mircea Éliade présentait jadis comme étant celle du
“cheval de Troie”. On constate, hélas, qu’à chaque tentative nouvelle nos
modernes “Achéens” ont perdu à la fois, leur temps et la bataille, ce qui
laisse un peu sceptique, sinon sur leurs bonnes intentions, du moins sur
l’opportunité et l’efficacité du procédé employé » (p. 55).
En définitive,
l'Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon apparaît comme une
initiative particulièrement bienvenue en cette année du centième anniversaire
de la naissance de René Guénon et dont, à moins de nous compter parmi les
éternels fâcheux, imbus de leur criticisme, trouvant là un livre d’«
apologétique », nous ne pouvons que nous féliciter.
Daniel FROT
Note
supplémentaire : à propos de l’épisode de l’Ordre du Temple Rénové,
l’interprétation de C.-A. Gilis et la dernière en date de Jean Robin sont
sensiblement divergentes puisque Jean Robin, dans son introduction à la
deuxième édition de René Guénon, Témoin de la Tradition, écrit qu’il ne peut
plus cautionner le point de vue de Michel Vâlsan sur l’O.T.R. Guénon lui-même a
confessé à l’un de ses correspondants qu’il n’attachait pas à la chose une
grande importance « et sans doute était-ce là un euphémisme », ajoute Jean
Robin.
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