vendredi 6 juillet 2012

Ibn ‘Arabî – Tonnerre intérieur.

   


C’est pour nous qu’en al-Abraqân

Des éclairs jaillissent

Et des tonnerres, en ce lieu,

Grondent dans l’intime des cœurs,

 

Les nuages déversent de l’eau

Sur le terrain fertile,

Sur la branche frémissante

Qui vers toi se balance.

 

Leurs larmes à flots se répandent,

Leurs fragrances s’exhalent.

Un pigeon à col bariolé s’ébat.

Une branche se pare des ses feuilles.

 

Ils dressèrent les tentes rouges,

Au milieu des ruisselets

Ondulant comme des reptiles,

Parmi lesquelles siégeaient

 

De candides et attrayantes jeunes femmes

Comme des soleils levants,

Nobles, aux grands yeux noirs,

Au corps souple, femmes sages.

 

Commentaire d’Ibn ‘Arabî.

 

(1) Al-Abraqân [terme duel] illustre deux lieux de contemplation de l’Essence (mashhadan li-al-dhât) : l’un se trouve dans le monde non manifesté ou occulté (ghayb) et l’autre dans le monde manifesté (shahâda). Le monde non présent [pour nous] ne se diversifie pas dans les formes car il n’est pas conditionné [silbî] au contraire du monde formel présent.

 

Le terme éclairs (burûq) symbolise la diversification des formes [tanawwu’ as-suwar] dans ce monde et la rapidité de leur disparition [sur’at zawâlihâ].

 

Le tonnerre (ra’d) qui leur succède fait référence à l’arrivée d’un entretien divin (munâja ilâhiyya). Un état spirituel de type mosaïque (hâla mûsâwiyya) résulte de cette présence contemplative (shuhûd), car c’est en une telle disposition que Moïse reçut ce qu’il vit, comme provenant du Feu qui est assimilé à l’éclair. Ensuite, on s’adressa à lui confidentiellement et la Parole succéda à l’éclair. Le tonnerre qui survient après l’éclair fait allusion à ce processus qui prend la forme d’une entretien terrifiant [munâjât zajr].

 

(2) Le terrain fertile (khamîla) est un jardin recouvert d’une végétation luxuriante (rawda), il se réfère au cœur de l’homme imprégné de connaissances divines [al-ma’ârif al-ilâhiyyah].

 

Les nuages (sahâb) font allusion aux états spirituels [ahwâl plur. de hâl] engendrant les connaissances. Les nuages s’amoncellent et la pluie se déverse ; ceux-ci donnent l’eau abondante en produisant la fertilité. Il en est ainsi du terrain rendu fertile par une eau de pluie contenue dans le nuage, et où les fleurs poussent comme dans un jardin exubérant.

 

La branche frémissante, qui est dans ce jardin, indique le mouvement suggérant la verticalité (haraka mustaqîma) qui est celui de la croissance humaine se rapportant au hadîth prophétique : « Dieu créa Adam selon Sa [ou sa] forme. » A partir de cette station, Il s’incline vers toi afin de t’instruire.

 

(3) Les vallées de connaissances divines [awdiwat ma’ârifuhâ] déversent l’eau et le monde des souffles [‘âlam al-anfâs] répand les suaves parfums contenus dans les fleurs des connaissances divines en fonction du flair des Quêteurs [de connaissances].

 

Le pigeon (mutawwaqa) fait allusion à l’Âme universelle (nafs kulliyya – ou Respir animé universel qui produit des effets dans chaque âme [particulière] désaltérée qui se manifeste selon la forme de l’Âme universelle (‘alâ çûrati-hâ) grâce à ses deux facultés de science et d’action.

La branche qui se pare de ses feuilles [awraq ‘ûd] symbolise le revêtement de la ramure [libâs al-aghsân]. Le verset y fait allusion : « Prenez vos parures auprès de tout lieu de prosternation ou mosquée (masjid) » [Cor. 7, 29 : khudhhû zînatakum ‘inda kulli masjid]. La parure de Dieu (zînat Allâh) ne nous est pas refusée [ghayr muharramah ‘alaynâ] ; celle de cette vie immédiate attire le blâme, parure actuelle évanescente. Ne vous revêtez donc que des vêtements qui présentent un caractère permanent comme ceux des sciences et de connaissances, de nature non créée. C’est pour cela que Dieu a dit : « Les vêtements de la crainte pieuse, voilà ce qui est meilleur ! » [Cor.7, 26 : wa libâs at-taqwâ dhâlika khayr], crainte ou préservation de l’Enseigneur (mu’allim), Dieu, t’a revêtu et qu’Il exprime selon Sa parole : « Laissez-vous garder en Dieu car Dieu vous accordera la science… » [Cor.2, 282: wa-t-taqû-Llâh wa yu’allimukum Allâh].

 

(4) Les tentes rouges (qibâb humr) expriment la condition de la nouvelle mariée (hâlat al-i’râs) dans les lieux retirés symbolisant les sagesses divines.

Les ruisselets [jadâwil] suggèrent les catégories de sciences relatives [‘ulûm kawniyya, litt. sciences cosmologiques] et qui sont liées aux comportements disposant à l’union [avec des sagesses divines]. Ces cours d’eau sont comparés aux reptiles (asâwid) ou aux serpents dont le déplacement s’effectue sur le ventre. Dieu dit : «  Dieu créa toutes les bêtes d’eau. Certaines d’entre elles se meuvent sur le ventre… » [Cor. 24, 45 : …wa minhum man yamshî ‘alâ batnih]. Il est fait allusion aux personnes scrupuleuses qui examinent attentivement et pieusement leur nourriture car, par une nourriture reconnue bonne selon les données de la Loi sacrée et qui renouvelle les forces en vue de l’accomplissement des œuvres d’obéissance, le cœur est illuminé. Ces sagesses divines, dont il vient d’être question, descendent alors et siègent parmi les ruisselets sous les tentes rouges. Discerne bien ce que nous suggérons là ! [fa-antabih li-mâ asharnâ ilayhi].

Ces réalités selon leurs degrés, sont décrites dans le vers suivant.

 

(5) Ces jeunes femmes sont qualifiées de candides car aucun doute ne les effleure. C’est aussi à elles que s’adresse la nouvelle prophétique suivante : « Vous verrez votre Seigneur comme vous voyez le soleil, à son apogée, qu’aucun nuage ne voile » [tarawna rabbukum kamâ tarawna ash-shamsa bi-dh-dhahîrati laysa dûnahâ sahâb] puisque l’évidence de cette vision ne laisse place à aucun doute chez celui qui l’observe.

 

Ces jeunes femmes (awânis) sont, d’après le sens de la racine anasa, des êtres avec lesquels on acquiert de l’intimité (uns) par familiarité, considération (nazhra) et regard (nazhar) porté sur elles, de ce regard ou vue (baçar) dont il est question dans un hadîth saint « … Je suis sa vue par laquelle il voit… » [kuntu basaruhu alladhî yabsuru bihi].

 

Elles sont comme des soleils qui symbolisent tout à la fois l’éminence (rif’a), la situation polaire (maqâm al-qutbiyya), l’élimination des doutes et les bienfaits accordés dans le monde de la génération [al-mawludât].

 

Ces soleils levants culminent sur les cœurs qui recherchent ces réalités supérieures en les désirant intensément pour qu’elles descendent sur eux et manifestent leurs lumières en eux.

 

Ces jeunes femmes aux grands yeux noirs possèdent un vaste regard permettant de recevoir la lumière et le dévoilement avec intensité.

 

Elles sont nobles [al-karîmât] ou d’extraction excellente [at-tayyibât al-usûl], en raison des effets que produisent les œuvres prescrites par la Loi sacrée de Dieu le Vrai, et non en raison des règles de sagesse des philosophes (hikam al-falâsifa), car de telles prescriptions sont le fruit de leurs élaborations. Or les personnes d’expérience spirituelle [ashâb adh-dhawq] savent bien discerner cela.

 

L’expression femmes sages (‘aqâ’il) dérive de ‘aql, intelligence, lien, car ces êtres saisissent les grâces projetées [ya’qulnâ mâ yulqâ ilayhinna] sur elles, en comprennent la valeur [ya’rifna miqdârihi] et en apprécient la portée [yumayyiznahu]. Leur pénétration est fonction de cette appréciation et de cette détermination.

 

Leur corps est souple (ghîd), incliné ou penché en faveur de celui sur qui elles descendent sous l’effet de l’inclination compatissante (hunuww). Car le penchant [al-mayl] est une préférence qui implique la prédisposition à la compassion [al-hanân], à la tendresse [ar-ra’fah], à la bienveillance [al-‘atf], à l’amour [al-mahabbah] et à l’empressement [ar-raghbah]. Le penchant (mayl) n’est que la rupture d’un état d’équilibre (istiwâ’). Ces créatures, au corps flexible, mettent en évidence la station de l’équilibre (istiwâ’) et de l’harmonie (i’tidâl), ainsi que celle du manque de déviation (‘adam al-iltifât). Aussi, lorsqu’elles soulèvent une question, lorsqu’elles provoquent envie, modestie, désir, amour, elles se déprennent de ce équilibre, sollicitées qu’elles ont par celui qui les interpelle, du fait qu’il n’a pas la capacité de s’élever vers elles. Ainsi ce sont elles qui descendent [vers lui].

 

[Ibn ‘Arabî, Turjumân al-ashwâq, extrait du poème 9 avec commentaire du Cheikh al-Akbar – qu’Allâh l’agrée ! Traduit par M. Gloton dans L’Interprète des désirs, Albin Michel p. 136-141. Nous avons rajouté quelques translittérations entre crochets à partir du texte en arabe du Livre des commentaires Kitâb dakhâ'ir al-a'lâq, sharh tarjumân al-ashwâq]


 

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