René Guénon
Publié
dans les Études
Traditionnelles,
décembre 1945.
À
propos d’une certaine « théorie de la fête » formulée par un
sociologue, nous avons signalé1 que cette théorie avait, entre
autres défauts, celui de vouloir réduire toutes les fêtes à un
seul type, qui constitue ce qu’on peut appeler les fêtes «
carnavalesques », expression qui nous paraît assez claire pour être
facilement comprise de tout le monde, puisque le carnaval représente
effectivement ce qui en subsiste encore aujourd’hui en Occident ;
et nous disions alors qu’il se pose, au sujet de ce genre de fêtes,
des questions qui méritent un examen plus approfondi. En effet,
l’impression qui s’en dégage est toujours, et avant tout, une
impression de « désordre » au sens le plus complet de ce mot ;
comment donc se fait-il que l’on constate leur existence, non pas
seulement à une époque comme la nôtre, où l’on pourrait en
somme, si elles lui appartenaient en propre, les considérer tout
simplement comme une des nombreuses manifestations du déséquilibre
général, mais aussi, et même avec un bien plus grand
développement, dans des civilisations traditionnelles avec
lesquelles elles semblent incompatibles au premier abord ?
Il
n’est pas inutile de citer ici quelques exemples précis, et nous
mentionnerons tout d’abord, à cet égard, certaines fêtes d’un
caractère vraiment étrange qui se célébraient au moyen âge : la
« fête de l’âne », où cet animal, dont le symbolisme
proprement « satanique » est bien connu dans toutes les
traditions2, était introduit jusque dans le choeur même de
l’église, où il occupait la place d’honneur et recevait les
plus extraordinaires marques de vénération ; et la « fête des
fous », où le bas clergé se livrait aux pires inconvenances,
parodiant à la fois la hiérarchie ecclésiastique et la
liturgie elle-même3. Comment est-il possible d’expliquer que de
pareilles choses, dont le caractère le plus évident est
incontestablement un caractère de parodie et même de sacrilège4,
aient pu, à une époque comme celle-là, être non seulement
tolérées, mais même admise en quelque sorte officiellement ?
Nous
mentionnerons aussi les saturnales des anciens Romains dont le
carnaval moderne paraît d’ailleurs être dérivé directement,
bien qu’il n’en soit plus, à vrai dire, qu’un vestige très
amoindri : pendant ces fêtes, les esclaves commandaient aux maîtres
et ceux-ci les servaient5 ; on avait alors l’image d’un véritable
« monde renversé », où tout se faisait au rebours de l’ordre
normal6. Bien qu’on prétende communément qu’il y avait dans ces
fêtes un rappel de l’« âge d’or », cette interprétation est
manifestement fausse, car il ne s’agit pas là d’un sorte d’«
égalité » qui pourrait à la rigueur être regardée comme
représentant, dans la mesure où le permettent les conditions
présentes7, l’indifférenciation première des fonctions sociales
; il s’agit d’un renversement des rapports hiérarchiques, ce qui
est tout à fait différent, et un tel renversement constitue, d’une
façon générale, un des caractères les plus nets du « satanisme
». Il faut donc y voir bien plutôt quelque chose qui se rapporte à
l’aspect « sinistre » de Saturne, aspect qui ne lui appartient
certes pas en tant que dieu de l’« âge d’or », mais au
contraire en tant qu’il n’est plus actuellement que le dieu déchu
d’une période révolue8.
On
voit par ces exemples qu’il y a invariablement, dans les fêtes de
ce genre, un élément « sinistre » et même « satanique », et,
ce qui est tout particulièrement à noter, c’est que c’est
précisément cet élément même qui plaît au vulgaire et excite sa
gaieté : c’est là, en effet, quelque chose qui est très propre,
et plus même que quoi que ce soit d’autre, à donner satisfaction
aux tendances de l’« homme déchu », en tant que ces tendances le
poussent à développer surtout les possibilités les plus
inférieures de son être. Or, c’est justement en cela que réside
la véritable raison d’être des fêtes en question : il s’agit
en somme de « canaliser » en quelque sorte ces tendances et de les
rendre aussi inoffensives qu’il se peut, en leur donnant l’occasion
de se manifester, mais seulement pendant des périodes très brèves
et dans des circonstances bien déterminées, et en assignant ainsi à
cette manifestation des limites étroites qu’il ne lui est pas
permis de dépasser9. S’il n’en était pas ainsi, ces mêmes
tendances, faute de recevoir le minimum de satisfaction exigé par
l’état actuel de l’humanité, risqueraient de faire explosion,
si l’on peut dire10 et d’étendre leurs effets à l’existence
tout entière, collectivement aussi bien qu’individuellement,
causant un désordre bien autrement grave que celui qui se produit
seulement pendant quelques jours spécialement réservés à cette
fin, et qui est d’ailleurs d’autant moins redoutable qu’il se
trouve comme « régularisé » par là même, car, d’un côté,
ces jours sont comme mis en dehors du cours normal des choses, de
façon à n’exercer sur celui-ci aucune influence appréciable, et
cependant, d’un autre côté, le fait qu’il n’y a là rien
d’imprévu « normalise » en quelque sorte le désordre lui-même
et l’intègre dans l’ordre total.
Outre
cette explication générale, qui est parfaitement évidente quand on
veut bien y réfléchir, il y a quelques remarques utiles à faire,
en ce qui concerne plus particulièrement les « mascarades », qui
jouent un rôle important dans le carnaval proprement dit et dans
d’autres fêtes plus ou moins similaires ; et ces remarques
confirmeront encore ce que nous venons de dire. En effet, les masques
de carnaval sont généralement hideux et évoquent le plus souvent
des formes animales ou démoniaques, de sorte qu’ils sont comme une
sorte de « matérialisation » figurative de ces tendances
inférieures, voire même « infernales », auxquelles il est alors
permis de s’extérioriser. Du reste, chacun choisira tout
naturellement parmi ces masques, sans même en avoir clairement
conscience, celui qui lui convient le mieux, c’est-à-dire celui
qui représente ce qui est le plus conforme à ses propres tendances
de cet ordre, si bien qu’on pourrait dire que le masque, qui est
censé cacher le véritable visage de l’individu, fait au contraire
apparaître aux yeux de tous ce que celui-ci porte réellement en
lui-même, mais qu’il doit habituellement dissimuler. Il est bon de
noter, car cela en précise davantage encore le caractère, qu’il y
a là comme une parodie du « retournement » qui, ainsi que nous
l’avons expliqué ailleurs11, se produit à un certain degré du
développement initiatique ; parodie, disons-nous, et contrefaçon
vraiment « satanique », car ici ce « retournement » est une
extériorisation, non plus de la spiritualité, mais, tout au
contraire des possibilités inférieures de l’être12.
Pour
terminer cet aperçu, nous ajouterons que, si les fêtes de cette
sorte vont en s’amoindrissant de plus en plus et ne semblent même
plus éveiller qu’à peine l’intérêt de la foule, c’est que,
dans une époque comme la nôtre, elle ont véritablement perdu leur
raison d’être13 : comment, en effet, pourrait-il être encore
question de « circonscrire » le désordre et de l’enfermer dans
des limites rigoureusement définies, alors qu’il est répandu
partout et se manifeste constamment dans tous les domaines où
s’exerce l’activité humaine ? Ainsi, la disparition presque
complète de ces fêtes, dont on pourrait, si l’on s’en tenait
aux apparences extérieures et à un point de vue simplement «
esthétique », être tenté de se féliciter en raison de l’aspect
de « laideur » qu’elles revêtent inévitablement, cette
disparition, disons-nous, constitue au contraire, quand on va au fond
des choses, un symptôme fort peu rassurant, puisqu’elle témoigne
que le désordre a fait irruption dans tout le cours de l’existence
et s’est généralisé à un tel point que nous vivons en réalité,
pourrait-on dire, dans un sinistre « carnaval perpétuel ».
René Guénon
1
Voir
Études
Traditionnelles,
avril 1940, p. 169.
2
Ce
serait une erreur que de vouloir opposer à ceci le rôle joué par
l’âne dans la tradition évangélique, car, en réalité, le boeuf
et l’âne, placés de part et d’autre de la crèche à la
naissance du Christ, symbolisent respectivement l’ensemble des
forces bénéfiques et celui des forces maléfiques ; ils se
retrouvent d’ailleurs, à la crucifixion, sous la forme du bon et
du mauvais larron. D’autre part, le Christ monté sur un âne, à
son entrée à Jérusalem, représente le triomphe sur les forces
maléfiques, triomphe dont la réalisation constitue proprement la «
rédemption ».
3
Ces
« fous » portaient d’ailleurs une coiffure à longues oreilles,
manifestement destinée à évoquer l’idée d’une tête d’âne,
et ce trait n’est pas le moins significatif au point de vue où
nous nous plaçons.
4 L’auteur
de la théorie à laquelle nous avons fait allusion reconnaît bien
l’existence de cette parodie et de ce sacrilège, mais, les
rapportant à sa conception de la « fête » en général, il
prétend en faire des éléments caractéristiques du « sacré »
lui-même, ce qui n’est pas seulement un paradoxe un peu fort,
mais, il faut le dire nettement, une contradiction pure et simple.
5
On
rencontre même, en des pays très divers, des cas de fêtes du même
genre où on allait jusqu’à conférer temporairement à un esclave
ou à un criminel les insignes de la royauté, avec tout pouvoir
qu’ils comportent, quitte à le mettre à mort lorsque la fête
était terminée.
6
Le
même auteur parle aussi, à ce propos, d’« actes à rebours » et
même de « retour au chaos », ce qui contient au moins une part de
vérité, mais, par une étonnante confusion d’idées, il veut
assimiler ce chaos à l’« âge d’or ».
7
Nous
voulons dire les conditions du Kali-Yuga
ou
de l’« âge de fer » dont l’époque romaine fait partie aussi
bien que la nôtre.
8
Que
les anciens dieux deviennent d’une certaine façon des démons,
c’est là un fait assez généralement constaté, et dont
l’attitude des chrétiens à l’égard des dieux du « paganisme »
n’est qu’un simple cas particulier, mais qui semble n’avoir
jamais été expliqué comme il conviendrait ; nous ne pouvons
d’ailleurs insister ici sur ce point, qui nous entraînerait hors
de notre sujet. Il est bien entendu que ceci, qui se réfère
uniquement à certaines conditions cycliques, n’affecte ou ne
modifie en rien le caractère essentiel de ces mêmes dieux en tant
qu’ils symbolisent intemporellement des principes d’ordre
supra-humain de sorte que, à côté de cet aspect maléfique
accidentel, l’aspect bénéfique subsiste toujours malgré tout, et
alors même qu’il est le plus complètement méconnu des « gens du
dehors » ; l’interprétation astrologique de Saturne pourrait
fournir un exemple très net à cet égard.
9
Ceci
est un rapport avec la question de l’« encadrement » symbolique,
sur laquelle nous nous proposons de revenir [voir ch. LXVI].
10
À
la fin du moyen âge, lorsque les fêtes grotesques dont nous avons
parlé furent supprimées ou tombèrent en désuétude, il se
produisit une expansion de la sorcellerie sans aucune proportion avec
ce qu’on avait vu dans les siècles précédents ; ces deux faits
ont entre eux un rapport assez direct, bien que généralement
inaperçu, ce qui est d’ailleurs d’autant plus étonnant qu’il
y a quelques ressemblances assez frappantes entre de telles fêtes et
le sabbat des sorciers, où tout se faisait aussi « à rebours ».
11
Voir
L’Esprit
est-il dans le corps ou le corps dans l’esprit ? [Initiation
et réalisation spirituelle,
ch. XXX.]
12
Il
y avait aussi, dans certaines civilisations traditionnelles, des
périodes spéciales où, pour des raisons analogues, on permettait
aux « influences errantes » de se manifester librement, en prenant
d’ailleurs toutes les précautions nécessaires en pareil cas ; ces
influences correspondent naturellement, dans l’ordre cosmique, à
ce qu’est le psychisme inférieur dans l’être humain, et par
suite, entre leur manifestation et celle des influences spirituelles,
il y a le même rapport inverse qu’entre les deux sortes
d’extériorisation que nous venons de mentionner ; au surplus, dans
ces conditions, il n’est pas difficile de comprendre que la
mascarade elle-même semble figurer en quelque sorte une apparition
de « larves » ou de spectres malfaisants.
13
Cela
revient à dire qu’elles ne sont plus, à proprement parler, que
des « superstitions », au sens étymologique de ce mot.
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