Manuscrit des Futūḥāt Makkiyya écrit par le cheikh al akhbar
Michel
Chodkiewicz
Dans
la notice du Rūḥ al-quds qu’il consacre à l’un de ses
premiers maîtres, Abū Yaʿqūb Yūsuf b. Yakhlaf al-Qummī, 1 Ibn
ʿArabī déclare: ‘Je n’avais alors jamais vu la Risāla d’al
Qushayrī ni aucun ouvrage semblable et j’ignorais ce que
signifiait le mot taṣawwuf.’2 Il raconte ensuite qu’un
jour Yūsuf al-Qummī, partant à cheval vers une montagne située à
une courte distance de Séville, lui ordonna de l’y rejoindre avec
un de ses compagnons. Ce dernier portait un exemplaire de cette
Risāla dont Ibn ʿArabī répète qu’il ignorait tout de
son contenu comme de son auteur. Les deux jeunes gens, ayant retrouvé
leur shaykh au sommet de la montagne, accomplirent la prière de midi
derrière lui, dans une mosquée bâtie à cet endroit. Puis,
‘tournant le dos à la qibla, [le shaykh] me tendit la Risāla et me dit: “Lis!” Or la crainte révérentielle
que j’éprouvais me rendit incapable de prononcer deux mots de
suite et le livre tomba de ma main. Il dit alors à mon compagnon:
“Lis!” Ce dernier commença à lire et le shaykh se mit à faire
un commentaire sans interruption jusqu’au moment où nous
accomplîmes la prière du ʿaṣr.’
Une
date mentionnée à deux reprises dans les Futūḥāt à
propos de Yūsuf al-Qummī suggère qu’Ibn ʿArabī connut ce
shaykh en 586/1190. Il était donc âgé alors de vingt-six années
lunaires. Moins de dix ans plus tard, les premiers ouvrages qu’il
rédige témoignent qu’il a acquis une parfaite maîtrise du
vocabulaire technique du taṣawwuf et que les grands textes
classiques lui sont devenus familiers. Dans un livre composé, il est
vrai, beaucoup plus tard, la Muḥāḍarat al-abrār,3 Ibn
ʿarabī donne une liste des auteurs dont il a tiré une partie des
matériaux de ce recueil de miscellanées: la Risāla y figure
en bonne place à côté d’oeuvres d’al-Sulamī, d’Abū Nuʿaym,
d’Ibn al-Jawzī par exemple. Elle n’est néanmoins citée
qu’assez rarement dans les écrits du Shaykh al-Akbar,4 en général
lorsque celui-ci rapporte un propos attribué à l’un des rijāl
de la Risāla. En dépit de cette relative rareté des
renvois explicites, il n’en demeure pas moins qu’Ibn ʿArabī
reconnaît à l’ouvrage d’al-Qushayrī le statut d’une
référence majeure comme le vérifie un examen attentif des Futūḥāt
Makkiyyāt.
La
structure des Futūḥāt peut être considérée de plusieurs
points de vue, ce qui entraîne parfois des confusions quant à
l’emplacement exact d’une citation mentionnée par tel ou tel des
commentateurs anciens qui n’avaient à leur disposition que des
manuscrits. Il y a, tout d’abord, une subdivision matérielle de
l’ouvrage en trente-sept volumes (asfār) dans le manuscrit
autographe sur lequel est basée l’édition entreprise par O.
Yahia. Chacun de ces volumes comporte à son tour sept parties,
soit un total de deux cent cinquante-neuf ajzāʾ. Plus
significative quant à l’architecture de cet opus magnum est
la répartition en six section (fuṣūl) dotées chacune d’un
titre qui en annonce le contenu. Intervient enfin la division en 560
chapitres (abwāb),5 le nombre des chapitres de chaque faṣl
ayant manifestement un caractère symbolique.6
C’est
sur la deuxième section – le faṣl al-muʿāmalāt – que
notre attention va se porter ici. Elle compte 115 chapitres. Ce
nombre trouve son explication dans un ḥadīth, cité par
Ḥakīm al-Tirmidhī dans son fameux questionnaire, selon lequel
‘Allāh a 117 caractères’.7 Ibn ʿArabī, dans ses réponses aux
trois questions qui se rapportent à ce dit prophétique, déclare
d’abord que seuls les prophètes peuvent éprouver en plénitude la
‘saveur’ (dhawq) de ces ‘caractères divins’ mais que
les awliyaʾ bénéficient cependant d’une participation à
ces jouissances spirituelles.
Puis
il précise qu’à la différence des autres rusūl qui, en
proportions variables selon leur rang dans la hiérarchie des
Envoyés, n’ont accès dans le meilleur des cas qu’à 115 des
akhlāq divins, Muḥammad en possède la totalité. Dans le
contexte de la prophétologie akbarienne, l’explication la plus
probable de ces deux parts exclusivement réservées au Prophète de
l’Islam est qu’elles constituent un privilège lié aux deux
aspects par lesquels sa fonction se distingue de celle des autres
rusūl – à savoir son antécédence (‘J’étais prophète
alors qu’Adam était entre l’eau et la boue’)8 et son caractère
final puisque la Révélation est définitivement ‘scellée’ par
la descente du Qurʾan (‘Pas de prophète après moi’).9 La
signification du nombre des chapitres 10 devient ainsi évidente. Les
awliyaʾ Muhammadiens sont, en leur qualité d’‘héritiers
des prophètes antérieurs’,11 en droit d’espérer goûter la
saveur de 115 des akhlāq divins en passant par les trois
étapes que sont le taʿalluq (‘l’adhérence’ aux
caractères divins), le takhalluq (l’appropriation de ces
caractères) et le taḥaqquq (leur pleine réalisation).12
La
section initiale des Futūḥāt est le faṣl al-maʿārif
et la finalité de cet exposé des connaissances doctrinales
fondamentales est indiqué par le très long chapitre 73 qui en est
le terme: on y trouve en effet une analyse extrêmement détaillée
de la nature,
de la fonction, des modalités et des degrés de la sainteté.13
L’enseignement dispensé dans les chapitres précédents a donc
clairement pour objet de préparer le disciple à entreprendre le
cheminement qui le conduira à la walāya. Encore lui faut-il
mettre en oeuvre les connaissances qu’il a reçues. C’est à ce
passage à un stade opératif que va être consacré le faṣl
al-muʿāmalāt, ce dernier mot ayant ici un sens très
différent de celui qu’il a dans les traités de fiqh.
À
titre de première approximation on peut, à partir d’un examen de
la table des matières, conclure que la section des muʿāmalāt
(du chapitre 74 au chapitre 188 inclus) traite de l’exercice
des vertus: si la pratique ‘héroïque’ de celles-ci n’est pas
dans l’enseignement akbarien, comme elle l’est dans la procédure
de canonisation de l’Église romaine,14 un critère décisif de
sainteté, il va de soit qu’elle en est une condition nécessaire.
On va voir que, sans être fausse, cette évaluation du contenu de
ces chapitres demeure très insuffisante. Mais une constatation
s’impose en outre dès que l’on s’interroge sur l’ordre
des matières, c’est-à-dire sur la structure du faṣl:
il apparaît très vite que cette structure est rigoureusement
calquée sur celle de la Risāla Qushayriyya.15 Cette Risāla,
on le sait, après une introduction qui est une sorte de bref
mémorial des mashāyikh al-ṭarīq, et une série d’exposés
sur la signification d’une quarantaine de termes techniques en
usage dans le soufisme,16 est
constituée, pour l’essentiel, de chapitres qui seront, annonce
l’auteur, consacrés à l’explication (sharḥ) des
‘stations’ puis des ‘états’ de la Voie.
Relevons
la liste des thèmes successivement abordés dans les treize premiers
chapitres de cette partie centrale de la Risāla, tels que les
énoncent les titres de ces chapitres:
1) tawba,
2) mujāhada, 3) khalwa, 4) ʿuzla, 5)
taqwā, 6) warāʿ, 7) zuhd, 8) ṣamt, 9)
khawf, 10) rajāʾ, 11) ḥuzn, 12) jūʿ,
13) mukhālafat al-nafs.
On
constate sans peine, au simple vu des titres choisis par Ibn ʿArabī,
que l’ordre des thèmes, au début de la deuxième section des
Futūḥāt, est exactement identique. Mais, alors
qu’al-Qushayrī traite cette matière en treize chapitres, il n’y
en a pas moins de trente-neuf dans la partie correspondante du faṣl
al-muʿāmalāt en raison d’une démultiplication du traitement
de chacun des sujets abordés. C’est ainsi que le thème de la
khalwa, objet chez al-Qushayrī d’un seul chapitre qui
associe la notion de khalwa et celle, connexe, de ʿuzla,
se déploie chez Ibn ʿArabī en six chapitres: deux sur la khalwa,
deux sur la ʿuzla et deux sur le firār, la ‘fuite’
vers Dieu, corollaire du ‘retrait’ du monde. On constate un
enrichissement analogue à propos de la notion de taqwā,
envisagée sous différents aspects dans quatre chapitres que
complète un ensemble de trois autres chapitres consacrés aux
principes (uṣūl) dont dérivent les statuts légaux puis
aux farāʾiḍ, les actes obligatoires, et aux nawāfil,
les actes surérogatoires.
Ibn
ʿArabī précise17 qu’il eût été plus logique de parler des
uṣūl al-sharʿ avant la série de chapitres du premier faṣl
relatifs aux ʿibādāt mais que l’ordre des matières
ne résulte pas, dans son ouvrage, d’un choix personnel et compare
cette incohérence apparente à l’enchaînement déconcertant dans
le Qurʾan de versets qui semblent n’avoir aucun rapport entre
eux.18 Cette affirmation n’est pas isolée: à maintes reprises,
Ibn ʿArabī déclare que ses écrits sont rédigés sous l’emprise
d’une inspiration
qui lui en dicte non seulement le contenu mais aussi l’agencement.19
On peut toutefois observer que le passage de la notion de taqwā à
celle de Loi sacrée s’explique assez bien puisque la sharīʿa
définit les règles de cette ‘piété révérentielle’ qui
est l’une des significations du mot taqwā. Il s’agit,
comme le dit al-Qushayrī, ‘de se préserver par l’obéissance à
Dieu [c’est-à-dire à sa Loi] de son châtiment’.20
Le
parallélisme entre la structure de la Risāla et celle de la
section des muʿāmalāt se poursuit sans le moindre écart
d’un bout à l’autre. Illustrons-le par un second exemple
concernant, cette fois, les derniers thèmes traités dans cette
partie de la Risāla.
Les
huit chapitres finaux ont pour sujets 1) al-khurūj min al-dunyā,
2) al-maʿrifa, 3) al-maḥabba, 4) al-shawq, 5)
ḥifẓ qulūb al-mashāykh, 6) al-samāʾ, 7)
al-karāmāt, 8) al-ruʾyā.
On
retrouve ces thèmes, dans le même ordre, dans les Futūḥāt,
répartis cette fois en treize chapitres. Au total, le nombre des
chapitres est plus que doublé chez Ibn ʿArabī puisqu’aux
cinquante et un chapitres de la Risāla correspondent cent quinze
chapitres des Futūḥāt.
Il
ne s’agit pas, toutefois, d’un simple développement quantitatif,
d’une glose extensive d’un texte concis qui ne se distinguerait
guère en cela de la pratique commune des commentateurs. Bien que la
Risāla ne soit citée qu’une fois, brièvement et
de manière critique dans le faṣl al-muʿāmalāt,21 il est
fort probable que c’est à al-Qushayrī qu’Ibn ʿArabī emprunte
un certain nombre des verba seniorum qu’il rapporte.22 Aucun
doute n’est cependant possible dans plusieurs cas – lorsque, par
exemple, dans le chapitre sur la ‘certitude’ (al-yaqīn)
il mentionne – en la déclarant erronée – l’interprétation
d’un ḥadīth par Abū ʿAlī al-Daqqāq, maître et
beau-père d’al-Qushayrī: or cette interprétation figure
précisément dans le bāb alyaqīn de
la Risāla.23 La Risāla ou, plus exactement, les
sentences des maîtres qu’elle rassemble sur chaque thème, sont
pour Ibn ʿArabī un point de départ. Mais le faṣl al-muʿāmalāt
est tout autre chose qu’un commentaire de l’ouvrage
d’al-Qushayrī.
C’est
à ma collègue et amie Suʾād al-Hakīm, dont la thèse est une
remarquable analyse du vocabulaire d’Ibn ʿArabī, que l’on doit
l’expression de miʿrāj al-kalima que j’ai donnée pour
titre à cet article.24 Cette forte image me paraît la plus propre à
rendre compte de la démarche du Shaykh al-Akbar dans la deuxième
section des Futūḥāt et, plus généralement, à éclairer
dans toutes ses oeuvres la nature du rapport qu’il entretient avec
le lexique technique du taṣawwuf. Héritier d’une
tradition déjà
longue, Ibn ʿArabī ne méconnaît pas sa dette envers elle. C’est
avec révérence et gratitude qu’il parle de ses propres maîtres
(dans le Rūḥ al-quds et la Durra fārikha en
particulier) mais aussi d’illustres soufis défunts dont il se fait
à l’occasion l’hagiographe
comme c’est le cas pour Dhū’l-Nūn al-Miṣrī.25
Il
paie en bien des occasions un juste tribut à des hommes comme
al-Tustarī, al-Tirmidhī, al-Niffarī, Ibn
Barrajān. Qu’il émette ici ou là des réserves sur tel ou tel
des comportements ou des paroles de l’un ou l’autre ne doit pas
surprendre: les grands shuyūkh de Baghdad ou du Khurasān, au
3ème siècle de l’hégire, tenaient parfois eux aussi les uns sur
les autres des propos assez rudes qui traduisaient de légitimes
différences de points de vue et ne sont pas à prendre au pied de la
lettre; on sait qu’Ibn ʿArabī, à diverses reprises (dans les Futūḥāt, dans les Tajalliyāt, dans la Risālat
al-intiṣār) formule des
critiques à l’égard d’al-Ḥallāj – ce que Massignon ne lui
a jamais pardonné … .
Mais
la sévérité de ces jugements ne l’empêche pas de citer souvent
ses vers26 ni de souligner qu’on lui doit deux iṣṭilāḥāt
(ṭūl et ʿarḍ) qui appartiennent à la
‘science des lettres’, c’est-à-dire à la ‘science
christique’ (al-ʿilm al-ʿisawī) dont le rôle est fondamental
à ses yeux.27
Ce
riche langage de l’expérience spirituelle que lui ont légué les
générations antérieures, Ibn ʿArabī en valide les acceptions
usuelles, qui relèvent de l’ethos soufi, tout en s’appliquant,
sur bien des points, à les préciser. Mais il ne s’en tient pas
là.
Son
souci constant – on le vérifie tout particulièrement dans le faṣl
al-muʿāmalāt – est en quelque sorte d’exhausser les ‘mots
de la tribu’ et, par ce miʿrāj al-kalima, d’en faire
surgir des significations plus hautes. Du domaines des pratiques
vertueuses et des disciplines ascético-mystiques auquel il
s’applique à un premier niveau, le vocabulaire traditionnel est
ainsi conduit par degrés à expliciter les vérités métaphysiques
dont il est implicitement porteur et qui fondent son emploi dans la
pratique du soufisme. Cette ‘ascension sémantique’ revêt
souvent une forme très paradoxale et l’on s’explique sans peine
les multiples mises en garde de la littérature confrérique contre
une diffusion imprudente des oeuvres d’Ibn ʿArabī – pour ne rien
dire des condamnations sans appel émanant de certains fuqahāʾ.28
Une rapide analyse de quelques chapitres du deuxième faṣl des
Futūḥāt, dont nous avons montré l’étroite relation
structurelle avec la Risāla Qushayriyya, permet d’observer
concrètement la méthode akbarienne et d’en évaluer les effets
sur la compréhension de la koinè des hommes de la Voie.
La
table des matières du faṣl met en évidence un aspect
significatif de cette méthode: dans trente-quatre cas, le chapitre
traitant d’une des ‘stations’ (maqāmāt) qui se
succèdent chez al-Qushayrī est suivi d’un chapitre traitant de
l’‘abandon’ (tark)
de cette station.29 Loin de représenter une attitude blâmable cet
abandon, on va le voir, doit être interprété chaque fois comme un
dépassement du maqām précédent, une purification visant à
libérer le sālik de ce qui subsistait de dualité dans
la station qu’il avait atteinte. C’est donc, on le devine,
envisagée en elle-même ou dans ses conséquences doctrinales, la waḥdat al-wujūd qui constitue la clef de voûte de cette
architecture complexe.
Si,
à propos de la khalwa,30 Ibn ʿArabī évoque brièvement la
signification commune de ce terme, celle de ‘retraite cellulaire’,
c’est de son fondement in divinis qu’il veut instruire son
disciple. Citant le ḥadīth ‘Allāh était et rien n’était
avec Lui’, il voit dans ce vide primordial (al-khalāʾ) le
principe de la khalwa: est véritablement en retraite, qu’il
soit ou non reclus dans une cellule, celui dont le coeur est vide de
tout ce qui n’est pas Dieu. Mais ce maqām reste imparfait
puisqu’il suppose encore l’illusion séparative (Dieu/autre que
Dieu). Il doit donc être ‘abandonné’:
‘Quand
l’homme ne voit que Dieu en toute chose, la khalwa est
impossible.’ Les deux chapitres sur la ‘fuite’ (al-firār)3
qui, nous l’avons dit, n’ont pas d’équivalents dans la
Risāla, sont en rigoureuse cohérence avec ce qui précède.
Ibn ʿArabī opère en premier lieu une distinction, scripturairement
justifiée, entre al-firār min – la fuite qui se définit
par ce que l’on fuit, celle de Moïse (Qurʾan 26:21) – et
al-firār ilā – celle qui se définit par ce vers quoi l’on
fuit, celle de Muḥammad (Qurʾan 51:50). Si la
première a pour but de se préserver, la seconde a pour but de se
perdre en Dieu.
Mais,
‘où fuir, alors qu’il n’y a que Dieu ? … . Toute chose que
tu vois, cela est Dieu!’
Et
le Shaykh al-Akbar de conclure que si, néanmoins, Dieu ordonne aux
croyants de fuir vers Lui (dans le verset 51:50: fa firrū ilā
Llāh) c’est seulement parce qu’ils ne parviennent pas à
cette contemplation de Son universelle présence. Pour celui qui l’obtient
la fuite – ‘de’ ou ‘vers’ – est au contraire une station
dépassée.
La
plupart des propos sur l’‘humilité’ (al-khushūʿ) que
cite al-Qushayrī32 ont, comme c’est généralement le cas chez
lui, un caractère descriptif ou prescriptif en accord avec la
finalité pratique de la Risāla: ‘L’homme est humble, dit
Abū Yazīd, quand
il ne s’attribue ni station, ni état et ne voit dans l’univers
personne qui soit pire que lui.’ Pour Junayd, que cite aussi
al-Qushayrī, l’humilité c’est ‘l’abaissement du coeur
devant le Connaisseur des mystères’. Ibn ʿArabī, quant à lui,
montre que l’humilité
véritable est toujours produite par une théophanie (tajallī).
Cependant, 'quand le serviteur est voilé à lui-même par son
Seigneur’ (maḥjūb ʿan dhātihi bi-rabbihi), il
‘abandonne’ nécessairement le maqām al-khushūʿ car il
est absent de lui-même
et le tajallī ne rencontre qu’un miroir qui le réfléchit
vers sa source. Or ‘Celui qui s’épiphanise à Lui-même, comment
éprouverait-il l’humilité?’ L’auteur des Futūḥāt
ajoute toutefois aussitôt, car il n’ignore pas que ce qu’il
vient d’énoncer ne
concerne que des êtres d’exception: ‘Abandonner l’humilité
est blâmable chez quiconque ne possède pas cet état spirituel; et
s’il l’abandonne, il sera rejeté (maṭrūd).’
Si
le tawakkul, la ‘remise confiante à Dieu’, est
unanimement reconnu comme une des règles fondamentales de la Voie,
les débats à son sujet se focalisent le plus souvent sur un
problème concret: le soufi doit-il gagner sa vie en pratiquant un
métier, demeurant ainsi prisonnier des causes secondes (al-wuqūf
maʿa al-asbāb)?
Doit-il
plutôt s’en abstenir, attendant de Dieu seul sa subsistance?33 Les
exemples sont nombreux dans l’hagiographie de saints personnages
qui entreprennent la traversée des déserts sans se munir d’aucun
provision. Mais le tawakkul peut servir aussi de pieux
prétexte à une mendicité abusive. La position la plus communément
acceptée est celle qu’exprime Sahl al-Tustarī, cité par
al-Qushayrī: ‘le tawakkul était l’état (ḥāl)
du Prophète mais le kasb (l’acquisition par le recours aux
causes secondes) était sa sunna.’ Ibn ʿArabī n’ignore
pas ces débats et son point de vue, exprimé à diverses reprises
dans ses écrits, correspond à celui d’al-Tustarī.34
Le
tawakkul que prescrit la Révélation consiste à ne chercher
appui qu’en Dieu en toute circonstance sans ressentir aucun trouble
si l’on constate l’absence des asbāb sur lesquels les
âmes ont l’habitude de s’appuyer. Il s’agit d’une
disposition intérieure et non d’une impossible ‘sortie des
causes secondes’ car Dieu opère en elles (et non par
elles: fī’l-asbāb lā bi’l-asbāb): elles sont les
voiles derrière lesquels Il se cache.35
Mais
le tawakkul légal (mashrūʿ) n’est pas le tawakkul
ḥaqīqī, lequel n’appartient proprement qu’à ce qui est
dépourvu d’être (al-maʿdūm fī ḥāl ʿadamihi). La
‘remise confiante à Dieu’ par le ʿabd signifie qu’il
charge Dieu du soin de ses intérêts. Elle est
donc encore l’expression d’une volonté propre. Or Dieu ayant
disposé toutes choses selon Sa Sagesse, il ne reste rien au sujet de
quoi la créature devrait chercher un appui en Dieu puisqu’elle a
reçu de Lui tout ce qui lui revient.36
Sur
la ‘gratitude’ (al-shukr) al-Qushayrī rapporte un propos
d’al-Shīblī selon lequel elle consiste à ‘voir le Bienfaiteur
plutôt que le bienfait’.37 Cette définition coïncide avec celle
que donne Ibn ʿArabī du shukr ʿilmī, la ‘gratitude
connaissante’, qu’il distingue de celle qui se manifeste en
paroles ou en actes (le mot de ‘reconnaissance’ serait d’ailleurs
sans doute le plus adéquat pour traduire l’expression arabe).
Il
ne s’agit pas, bien entendu, d’un savoir théorique mais d’une
connaissance fondée sur l’évidence: quel que soit l’agent
apparent, le bienfait doit être vu comme venant de Dieu. Ici
encore, une dualité subsiste pourtant qui trahit l’imperfection de
ce maqām, si éminent qu’il soit. Il faut donc le quitter
pour accéder au tark al-shukr, lequel consiste à voir Dieu
comme étant à la fois al-shākir et al-mashkūr, le
‘reconnaissant’ et
celui à qui s’adresse la reconnaissance.
‘Aucune
chose ne se répète dans l’existence en raison de l’infinité
divine’, déclare Ibn ʿArabī au début du chapitre sur ‘l’abandon
de la certitude’ (tark al-yaqīn).38 C’est pourquoi ce que
les théologiens disent des accidents – à savoir qu’ils ne
durent pas deux instants de suite – est vrai aussi des substances.
Dès lors, en l’absence d’objets stables auxquels l’appliquer,
sur quoi la certitude pourrait-elle se fonder?
Les
hommes de Dieu renoncent par conséquent à tout effort pour
l’acquérir et ne l’acceptent que lorsqu’elle leur est
octroyée. La soumission totale à la volonté divine exclut le repos
et la stabilité. Rechercher la certitude est une présomptueuse
tentative d’enfermer l’inépuisable nouveauté de Dieu. Le mot de
ḥayra – la ‘stupéfaction’, le vertige que produit
l’éblouissante procession de théophanies dont chacune est sans
pareille – n’est pas prononcé ici. Mais c’est lui qui résume
le mieux ce par quoi la certitude doit être dépassée. ‘Le
parfait (al-kāmil)’, écrira l’auteur quelques pages plus
loin, ‘c’est celui dont la ḥayra est la plus grande.’39
De
multiples versets qurʾaniques exhortent les croyants à la patience
(al-ṣabr) et leur proposent comme modèles l’exemple
d’Abraham et de son fils, de Jacob, de Job ou du Prophète de
l’Islam. Al-Qushayrī, entre autres définitions, retient celle de
Ruwaym: ‘la patience, c’est de renoncer à se plaindre.’40 Ibn
ʿArabī ne cite pas ce propos mais, sans le dire, c’est
manifestement lui qu’il complète et rectifie en déclarant: ‘la
patience ne consiste pas à s’abstenir de se plaindre à Dieu pour
obtenir qu’il soulage l’affliction ou l’écarte, elle consiste
à s’abstenir de se plaindre à autre que Dieu.’ Se
plaindre à Dieu n’est pas une infraction au devoir de patience car
si Dieu
afflige ses serviteurs c’est précisément pour qu’ils Lui
adressent leurs plaintes.
L’exemple
qurʾanique invoqué à l’appui de ce point de vue est celui de Job
qui, dans son malheur, fait appel à Dieu (Qurʾan 21:83) et dont
Dieu dit pourtant Inna wajadnāhu ṣābiran (Qurʾan 38:44).
Ce thème sera d’ailleurs amplement développé dans le chapitre 19
des Fuṣūṣ al-ḥikam. À contre courant de la tonalité
de la plupart des textes classiques sur le ṣabr, le Shaykh
al-Akbar, aussitôt après cette mise au point, célèbre avec
jubilation la raḥma divine:
Réjouissez-vous,
ô serviteurs de Dieu de l’universalité et de l’immensité de la
Miséricorde qui se répand sur toute créature, fût-ce après un
délai! Car, lorsque disparaîtra le monde d’ici-bas, disparaîtra
avec lui l’affliction de quiconque est affligé et par là même
disparaîtra la patience.
Cette
Miséricorde, il l’affirme ici comme il l’affirme,
inlassablement, dans toute son oeuvre, s’étendra même à ceux qui
sont condamnés à demeurer dans la géhenne: si coupables que soient
les hommes la patience divine est, elle, sans limite car Dieu est
al-ṣabūr, le Patient par excellence.41 L’‘abandon’
de la patience – qui doit être compris comme le degré le plus
parfait de celle-ci – s’oppose donc à la conception commune du ṣabr. Etre stoïque devant l’épreuve, c’est prétendre
tenir tête à la force de Dieu (al-qahr al-ilāhī). La
perfection c’est au contraire, pour le ʿabd, d’avouer son
impuissance et sa pauvreté (ʿajzhu wa-faqruhu).
Deux
des chapitres les plus significatifs de la section des muʿāmalāt
sont ceux qui correspondent à celui qu’al-Qushayrī consacre à
la ʿubūdiyya.42 Les titres qui leur sont donnés par Ibn
ʿArabī doivent retenir l’attention: tandis que le premier est
‘sur le maqām de la ʿubūda’, le second est ‘sur
le maqām de l’abandon de la ʿubūdiyya’.
Bien
qu’il arrive au Shaykh al-Akbar d’employer ces mots l’un pour
l’autre,43 ils ont dans sa doctrine – et notamment ici – des
significations bien distinctes, et c’est ce qui permet de
comprendre l’inhabituelle modification du vocabulaire dans ces intitulés
successifs. Trois termes de même racine sont en fait à considérer
pour éclairer ce problème: ʿibāda, ʿubūdiyya,
ʿubūda. Al-Qushayrī, citant al-Daqqāq, les mentionne dès
le début de son exposé mais se borne à les mettre respectivement en
rapport, d’une part avec le ternaire ‘commun des fidèles’
(ʿāmma), ‘élite’, ‘élite de l’élite’, d’autre
part avec les degrés de la certitude (ʿilm, ʿayn,
ḥaqq). J’ai proposé, pour rendre ces trois vocables par
des mots français également de même famille, de les
traduire par ‘service’, ‘servage’ et ‘servitude’.44 La
servitude (ʿubūda) est, chez Ibn ʿArabī, le statut
ontologique de la créature. Le ʿabd, l’esclave, ne possède
rien, ne se possède pas lui-même. Il n’a pas d’être qui lui
soit propre. Le nom même de ʿabd ne lui appartient pas.45 Ce
statut est donc irrévocable et c’est pourquoi il ne peut être
‘abandonné’. Le servage, la ʿubūdiyya est, dit Ibn
ʿArabī, ‘relation à la ʿubūda’, elle en
dérive:
elle est concrètement la condition à laquelle le ʿabd est
voué en raison de son statut; et le service – la ʿibāda –
représente l’ensemble des devoirs qu’implique cette condition
servile. ‘La station de la ʿubūdiyya, c’est la station
de l’avilissement et de l’indigence’; définition commentée
par la relation d’un dialogue fameux au cours duquel Abū Yazīd
al-Bistāmī demande à Dieu: ‘Par quoi m’approcherai-je de toi
?’
‘Par
ce qui ne m’appartient pas.’ ‘Mais, Seigneur, qu’est-ce qui
ne t’appartient pas?’
‘L’avilissement
et l’indigence.’46 Cette condition de servage, à laquelle la
créature doit se soumettre en ce monde pour se conformer à son
statut originel, nul ne l’a plus parfaitement réalisée que le
Prophète et c’est pourquoi, dans le verset (Qurʾan 17:1) relatif
au glorieux épisode du ‘voyage nocturne’, il n’est pas désigné
par un autre mot que celui de ʿabd.47
La
fin du chapitre 130 annonce l’idée directrice du chapitre suivant:
le maqām de la ʿubūda, de la servitude, exclut – à
la différence du maqām de la ʿubūdiyya – toute
relation avec Dieu ou avec quoi que ce soit: il est pauvreté
absolue, nudité radicale; or
la créature, en raison de sa contingence, ne peut subsister en
l’absence de toute relation; elle disparaît donc, et il n’y a
plus que Dieu se manifestant dans le ʿabd. ‘Fa huwa
ʿabdun lā ʿabdun.’ Celui dont l’individualité est
totalement éteinte dans la ʿubūda
‘abandonne’ la ʿubūdiyya car il réalise que les
possibles (al-mumkināt) ne sont jamais sortis de leur néant,
qu’ils n’ont ‘jamais respiré le parfum de l’existence’,48
qu’ils ne sont que les lieux d’apparition de l’unique Apparent
car ‘Dieu seul possède l’être’.
Autrement dit, la ʿubūdiyya s’évanouit pour celui qui
‘revient’ (car il ne l’a qu’illusoirement quitté) à l’état
qui était le sien dans le thubūt: présent à Dieu mais
s’ignorant lui-même.49 La ʿubūda est résorption dans
l’unicité principielle: la ʿubūdiyya
perd toute raison d’être quand cette résorption est accomplie
ou, pour mieux dire, quand le ʿabd découvre qu’il n’était
jamais sorti de l’unicité. Le thème de la waḥdat al-wujūd
est largement développé dans la suite de ce chapitre où Ibn
ʿArabī
a recours à un symbolisme qui lui est cher, celui de la procession
des nombres à partir du un 50 et s’appuie sur des références
scripturaires (Qurʾan 15:85; 8:17) dont il use souvent quand il
aborde ce sujet. Ces pages, comme toutes celles que nous avons
signalées au cours de cette brève étude, mériteraient une analyse
détaillée.
Mais
notre propos n’était pas ici de saisir dans toute sa profondeur et
toute son étendue l’enseignement doctrinal que le Shaykh al-Akbar
a consigné dans cette section des Futūḥāt: il se bornait
à déceler de quelle manière s’opère le changement de registre
qui confère à des termes classiques des significations qui peuvent
apparaître comme un retournement paradoxal des acceptions
traditionnelles.
De
ce point de vue, le couplage systématique maqām/abandon du maqām
est spécialement digne d’attention. Citons un dernier exemple,
celui de la ‘rectitude’(istiqāma). Selon les propos des
maîtres transmis par al-Qushayrī,51 elle consiste à éduquer l’âme
passionnelle, à émonder le coeur, à sortir de l’enchaînement
des habitudes, à agir comme si chaque instant était celui de la
Résurrection. Il s’agit, en somme, de s’appliquer à redresser
ce qui est tordu. Or, pour Ibn ʿArabī, toute chose
possède la rectitude qui convient à sa nature: ‘la rectitude d’un
arc consiste dans sa courbure.’ En conséquence de quoi, il ne
craint pas de dire que la désobéissance d’Adam à l’ordre divin
fait partie de sa rectitude, c’est-à-dire de sa conformité à la
finalité de sa création: felix culpa puisque, sans la chute
qu’elle entraîne, il n’aurait pu exercer sur terre la khilāfa
en vue de laquelle il est venu à l’existence. Abandonner tout
effort qui tendrait à instaurer la rectitude est chez le ʿārif
le signe même de la
rectitude et témoigne qu’il est ‘avec Dieu en tout état’.52
Pour lui, il n’y a pas de courbure (iʿwijāj) dans
l’univers: tout est droit.
Rien
ne serait pourtant plus contraire à l’enseignement d’Ibn ʿArabī
que d’imaginer, sur la base de ces assertions provocantes, qu’il
juge superflue la via purgativa sur laquelle mettent l’accent
les soufis cités dans la Risāla. Les disciplines rigoureuses,
que dans les Futūḥāt ou dans d’autres écrits il exige
du murīd, sont exactement identiques à celles que
prescrivent les saints dont al-Qushayrī invoque l’autorité. Mais
le Shaykh al-Akbar décèle aussi le pélagianisme implicite que menace
d’engendrer la conscience des efforts accomplis: l’ascèse, qui
vise à effacer l’ego, peut aboutir à le consolider. Toute station
est un piège et risque de devenir une prison.
Un
maqām n’est pas autre chose que l’habitus d’une
vertu. Mais c’est, comme l’énoncent toutes les définitions
traditionnelles y compris celles d’Ibn ʿArabī, un habitus
acquis (muktasab).53 Abandonner un maqām n’est
pas abandonner l’exercice de
la vertu à laquelle il est associé. L’‘abandon’ désigne ce
qui se produit lorsqu’à l’habitus acquis la grâce divine
substitue un habitus infus qui reconduit l’être à sa
ʿubūda primordiale. Alors, Dieu est ‘l’ouïe par
laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main par laquelle
il saisit, le pied avec lequel il marche’.54 Wa-qad jāʾa’l-
ḥaqqu wa-zahaqa’l-bāṭil (Qurʾan 17:81): le tark
al-maqām n’est donc rien d’autre, en définitive, que
l’abandon d’une illusion.55
Michel
Chodkiewicz
Notes
1. Rūḥ
al-quds fī muḥāsabat al-nafs (Damas, 1964), pp. 49–50. Sur
ce shaykh, mentionné à plusieurs reprises dans d’autres notices
du Rūḥ al-quds (pp. 55, 61, 75, 78, 84), voir aussi Futūḥāt (Būlāq, 1329/1911), vol. 1, p. 616 et vol. 2, p. 683.
2. Sur
les premières étapes de la vie spirituelle d’Ibn ʿArabī, voir
l’article de G. Elmore, ‘New Evidence on the Conversion of Ibn
ʿArabī to Sufism’, Arabica, 45 (1988), pp. 50–72, et la
mise au point de C. Addas, ‘La conversion d’Ibn ʿArabī:
certitudes et conjectures’, ʿayn al-ḥayat, 4 (1998), pp.
33–64.
3.
Muḥāḍarāt
al-abrār wa-musāmarāt al-akhyār (Beyrouth, 1968), p. 11.
Selon une information que nous avons recueillie en 1987, un manuscrit
autographe de cet ouvrage, daté de Malatiya en ah 612, serait
actuellement en la possession d’un universitaire tunisien.
Précisons qu’en dépit de l’interpolation dans le texte de
scolies tardives l’attribution de ce livre à Ibn Arabī,
contrairement à une hypothèse de Brockelmann, ne fait absolument
aucun doute.
4.
Voir, par exemple, Fut.,
vol. 1, pp. 221, 527, 605; vol. 2, pp. 117, 245; Kitāb nasab
al-khirqa, ms. Esad Ef. 1507, f. 98a.
5. À
ces 560 chapitres il convient d’ajouter la longue khuṭba
initiale, le fihris (dans lequel les titres des chapitres
ne coïncident pas toujours avec ceux qui figurent en tête des
abwāb) et la muqaddima, l’ensemble représentant 47
pages de l’édition de ah 1329, (correspondant aux pp. 41–214 de
l’édition d’O. Yahia).
6. Ce
caractère symbolique est évident dans le cas du 4ème faṣl,
celui des manāzil, dont le nombre (114) est celui des
sourates du Qurʾan, le premier manzil correspondant à la
sourate 114, le deuxième à la sourate 113 et ainsi de suite
jusqu’au manzil de la Fātiḥa (voir là-dessus
notre Un Océan sans ravage, Paris, 1992, chap. 3). Il est
évident aussi dans le 5ème faṣl (almunāzalāt), où
le nombre des chapitres (78) est celui des occurrences des ḥurūf
nūrāniyya dans le Qurʾan, compte tenu des répétitions, ainsi
que dans le 6ème (al maqāmāt) qui compte 99 chapitres, soit
le nombre des noms divins des listes traditionnelles. Les chapitres 2
à 73 du premier faṣl (al-maʿārif) correspondent
aux 72 darajāt al-basmala selon le jazm ṣaghīr, le
chapitre 1, celui où est décrite la rencontre visionnaire qui va
générer l’ouvrage tout entier, devant être considéré comme un
prologue non inclus dans le faṣl. Nous allons revenir sur la
signification des 115 chapitres du 2ème faṣl (al-muʿāmalāt).
Quant au 3ème (al-aḥwāl), qui comporte 81 chapitres, il
semble en relation avec les 78 shuʿāb al-īmān sans que
nous puissions expliquer de façon certaine l’addition de trois
chapitres supplémentaires. Au sujet du nombre des fuṣūl,
rappelons d’autre part que le six (comme la lettre wāw dont
il représente la valeur numérique) est un symbole de l’insān
kāmil (voir par exemple Fut., vol. 3, p. 142).
Une
correspondance semble en outre probable entre ces six sections et six
des asmāʿ al-dhāt, le septième de ces Noms correspondant
au premier chapitre qui constitue en quelque sorte la matrice des
Futūḥāt. La mention dans ce premier chapitre (vol. 1, p.
50) de la Kaʿba, des sept tournées rituelles et des sept ṣifāt
mériterait de ce point de vue un long commentaire qui
permettrait de mieux comprendre pourquoi les Futūḥāt sont
Makkiyya. Voir Un Océan sans rivage, pp. 49–50 et
126–128. Signalons enfin que 560 – date de naissance d’Ibn
ʿarabī – est aussi le nombre des mots de la sourate al-fatḥ
dont la relation avec la notion de Futūḥāt nous semble
évidente.
7.
Khatm al-awliyāʾ,
ed. O. Yahia (Beyrouth, 1960), p. 210; B. Radtke, Drei Schriften
des Theosophen von Tirmīd (Beyrouth, 1992), pp. 22–23. Ce
ḥadīth est de nouveau cité par al- Tirmidhī p. 411 dans
l’édition O. Yahia, p. 99 dans l’édition Radtke. Pour les
réponses d’Ibn ʿArabī voir Fut., vol. 2, pp. 72–74
(questions 48-49-50).
8. Ce
ḥadīth d’authenticité très contestée, notamment par
Ibn Taymiyya, est fréquemment cité par Ibn ʿArabī: voir, inter
alia, Fut., vol. 1, pp. 134, 143, 243; vol. 3, pp. 22,
141, 456.
9.
Bukhārī, Faḍāʾil
aṣḥāb al-nabī, p. 9; Ibn Māja, Muqaddima, p. 11,
etc. Pour une analyse exhaustive des données scripturaires relatives
à ce caractère final, voir Y. Friedmann, Prophecy Continuous
(Berkeley, CA, 1989), chap. 2.
10. Le
manuscrit autographe de la seconde rédaction des Futūḥāt
permet de vérifier que cette deuxième section ne comporte que
115 chapitres et non 116 comme l’indique la table des
matières figurant au début de l’ouvrage (vol. 1, p. 17) et comme
l’affirme O. Yahia dans son édition (vol. 1, p. 30; vol. 13, p.
53).
11.
Sur la notion de wirātha
et son importance dans l’hagiologie d’Ibn ʿArabī voir notre
Le Sceau des saints (Paris, 1986), chap. 5.
12.
Sur ces trois notions,
auxquelles Ibn ʿArabī a souvent recours, voir notamment Fut.,
vol. 1, pp. 363, 373; vol. 2, p. 39; vol. 3, p. 126.
13.
Sur le chapitre 73 des
Futūḥāt voir nos remarques dans Un Océan sans rivage
(p. 67 s.) et notre article ‘Les Malāmiyya dans la doctrine
d’Ibn ʿArabī’, dans N. Clayer, A. Popovic et
Th. Zarcone, ed., Melāmis-Bayrāmis (Istanbul, 1998).
14.
Depuis Urbain VIII
(1642), c’est en effet cette ‘héroïcité des vertus’
théologales et cardinales (et non les grâces mystiques) que l’on
prend en compte dans les procès de canonisation, le code de droit
canonique de 1983 se bornant à introduire, dans les positiones super
vita et virtutibus, certaines nouveautés méthodologiques
(recours aux sciences humaines).
15.
Nous utiliserons ici
l’édition de la Risāla publiée au Caire en 1957. Il
n’existe, à ce jour, aucune traduction française de cet ouvrage
fondamental. La traduction allemande de R. Gramlich, Das
Sendschreiben al-Qusayrīs über das Sufitum a été publié à
Wiesbaden en 1989. Il existe une traduction anglaise partielle par B.
R. von Schlegell, Principles of Sufism (Berkeley, CA, 1992).
16. La
Risāla se conclut par un chapitre de ‘conseils’ destinés
aux murīd. Or le schéma de ce chapitre inspire manifestement
celui sur lequel est construit un court traité d’Ibn ʿarabī, le
Kitāb al-amr al-muḥkam al-marbūṭ, écrit à Qunya en
602/1205–1206.
17.
Fut., vol. 2, p.
163.
18.
L’exemple cité dans ce
passage est celui des versets 2:235–241 où l’injonction
d’observer la prière intervient entre des prescriptions relatives
au mariage, au divorce et aux dispositions testamentaires.
19.
Voir Fut., vol. 1,
pp. 59, 152; vol. 3, pp. 101, 334, 456; vol. 4, pp. 62, 74.
20.
Risāla, p. 52.
21.
Dans le chapitre 150 sur
la ghayra (vol. 2, p. 245).
22.
Probable seulement car
ces propos des maîtres se trouvent aussi dans d’autres ouvrages
qu’Ibn ʿArabī déclare avoir lus, comme la Ḥilya d’Abū
Nuʿaym, dont il a composé un abrégé ainsi
qu’il le signale dans le Fihris et l’Ijāza.
23.
Risāla, p. 84;
Fut., vol. 2, p. 204.
24. S.
al-Ḥakīm, al-muʿjam al-ṣūfī (Beyrouth, 1981),
Introduction, p. 19. Dans un bref mais suggestif essai publié à
Beyrouth en 1991 sous le titre Ibn ʿArabī wa-mawlid lugha
jadīda, S. al- Hakīm
évoque brièvement le parallélisme entre la structure du Faṣl
al-muʿāmalāt et celle de la Risāla (voir p. 53) mais
sans procéder à une comparaison entre ces deux textes. Son propos, il
est vrai, est surtout, comme l’annonce le titre de son livre,
d’examiner les développements considérables que donne Ibn ʿArabī
au vocabulaire traditionnel du soufisme par la création
de
termes ou d’expressions dont une liste (qui occupe une centaine de
pages) est donnée in fine. L’ouvrage du Dr ʿAbd al-Wahhāb
Amīn Aḥmad, al-Mughāmarat al-lughawiyya fī’lfutūḥāt al-Makkiyyāt (Le Caire, 1995) – qui ignore les travaux les plus récents et
notamment ceux de S. al-Hakīm – est assez décevant.
25. On
doit à Roger Deladrière une élégante et érudite traduction de
cet ouvrage (al- Kawākib al-durriyya) dont il n’existe pas
encore d’édition critique: La Vie merveilleuse de
Dhū’
l-Nūn l’Egyptien (Paris, 1988). Mais Ibn ʿArabī est
également l’auteur d’un ouvrage sur Abū Yazīd et d’un autre
sur Ḥallāj (respectivement nos. 461 et 651 du répertoire général
d’O. Yahia)
dont les manuscrits n’ont pas été retrouvés jusqu’à présent.
26.
Voir par exemple Fut.,
vol. 1, p. 364; vol. 2, pp. 337, 361; vol. 3, pp. 104, 117; vol. 4,
p.194.
27.
Fut., vol. 1, pp.
169, 176; vol. 4, p. 332, etc. Voir aussi Dīwān (Beyrouth,
1996), p. 299 où Ibn ʿArabī parle de Ḥallāj comme de son
‘frère’ dans la connaissance des secrets des lettres.
28.
Sur la portée réelle de
ces condamnations, voir notre communication au symposium Sufism
and its opponents (Utrecht, 1995), ‘Le procès posthume
d’al-ʿArabī’ dans Islamic Mysticism
Contested (Leyde, 1999).
29.
Nous ne considérons ici
que les cas où le terme d’‘abandon’ est employé dans le
titre.Mais la même démarche est évidente dans des cas où ce mot
n’apparaît pas: la station du ‘silence’ (al-ṣamt) est
ainsi suivie de celle de la ‘parole’, celle de la pauvreté
(faqr) est suivie de celle de la ‘richesse’, celle de la
veille (sahar) de celle du ‘sommeil’, etc.
30.
Fut., chap. 78–79;
al-Qushayrī, Risāla, pp. 50–52.
31.
Fut., chap. 82–83.
Sur le thème du firār voir aussi Fut., vol. 4, pp.
156 et 183.
32.
Fut., chap.
110–111; Risāla, pp. 68–71.
33.
Voir par exemple les
ʿAwārif al-maʿārif d’al-Suhrawardī, chapitres 19 et 20.
34.
Tustarī est cité à
plusieurs reprises dans le long chapitre de la Risāla consacré
au tawakkul (pp. 75–80). Sur la position d’Ibn ʿArabī,
outre les chapitres 118–119 du Faṣl almu ʿāmalāt, voir
Fut., vol. 4, pp. 153–154 et 280.
35.
Sur l’impossibilité de
khurūj ʿan al-asbāb, Fut., vol. 3, pp. 72 et 249.
36.
Sans doute est-ce de
cette manière qu’il faut interpréter une phrase de Ḥallāj
citée par Kalābādhī – mais attribuée en termes vagues à ‘l’un
des grands maîtres’ – selon laquelle ḥaqīqat al-tawakkul
tark al-tawakkul (Kitāb al-taʿarruf, Le Caire, 1960, p.
101).
37.
Risāla, pp.
80–82; Fut., chap. 120–121.
38.
Risāla, pp.
82–84; Fut., chap. 122–123. L’affirmation du caractère
irrépétable des choses, liée à la notion de ‘création
perpétuelle’ et donc toujours nouvelle (khalq jadīd) est
fréquente dans
l’oeuvre d’Ibn ʿArabī. Voir, par exemple, Fut., vol. 1,
p. 735; vol. 3, pp. 127, 159; Fuṣūṣ al- ḥikam (Beyrouth,
1946), vol. 1, p. 202.
39.
Fut., vol. 2, p.
212. Sur la ḥayra, thème récurrent lui aussi, voir par
exemple le chapitre 50 (vol. 1, pp. 270 s.); Fuṣ., vol. 1,
pp. 72–73. La notion d’‘épectase’ correspond assez bien, en
théologie mystique chrétienne, où elle est d’ailleurs très
controversée, à celle de ḥayra. Voir l’article s.v. Dans
Dictionnaire de Spiritualité, vol. 4, col. 785–788.
40.
Risāla, pp.
84–88; Fut., chap. 124–125. Dans le chapitre 124, Ibn
ʿArabī cite à propos de Shiblī une anecdote rapportée par
al-Qushayrī p. 85.
41.
Sur le nom al-ṣabūr,
voir Fut., vol. 4, p. 317. Des précisions que nous ne pouvons
donner ici seraient nécessaires sur l’inclusion finale des ahl
al-nār dans la raḥma. Voir à ce sujet Fut.,
vol. 3, pp. 164, 207, 550; Fuṣ., vol. 1, pp. 93–94, entre
autres passages où Ibn ʿArabī traite de l’universalité de la
Miséricorde.
42.
Risāla, pp.
90–92; Fut., chap. 130–131.
43. La
distinction entre ʿubūda et ʿubūdiyya, bien que
perçue, est rarement prise en compte de façon rigoureuse chez les
auteurs arabes (voir Lisān al-ʿarab, vol. 3, p. 271).
Signalons
que,
dans le manuscrit de la première rédaction des Futūḥāt
(postérieur à Ibn ʿarabī, l’original étant perdu) on lit ʿubūdiyya dans le titre du chapitre 130.
44. Un
Océan sans rivage, pp. 152 s.
45.
Fut., vol. 2, p.
350.
46.
Ibn ʿArabī précise
qu’il y a au sujet de ce dialogue un secret qu’il ne peut
dévoiler. On peut, croyons-nous, deviner là une allusion au fait
que, métaphysiquement parlant, il
n’est
rien qui n’appartienne à Dieu, y compris ce que la
perfection divine paraît exclure, idée exprimée notamment dans le
poème liminaire du chap. 127 et qui s’appuie sur des données scripturaires
(par exemple Qurʾan 73:23) ou sur le ḥadīth qudsī,
parallèle à Matt. 25, 41–45, où Dieu dit: ‘J’ai été malade
et tu ne M’as pas visité’, (sur ce ḥadīth, voir Fut.,
vol. 1, p. 407; vol.
3, p. 304; vol. 4, p. 451).
47.
Cette référence au
verset de la sourate al-isrā est faite également par Abū
ʿAlī al- Daqqāq dans un propos que cite al-Qushayrī.
48.
Cette image n’est pas
employée ici mais on la rencontre fréquemment sous la plume du
Shaykh al-Akbar et de ses disciples. Voir par exemple, Fuṣ,
vol. 1, p. 76 (où il faut lire wujūd et non mawjūd comme
l’a fait Afīfī).
49.
Sur ce ‘retour’, voir
Fut., vol. 2, p. 672 (‘La noblesse de l’homme, c’est de
revenir dans son existence à son état d’inexistence’) et vol.
3, p. 539.
50.
Fut., vol. 3, p.
494; Kitāb al-alif (Hyderabad, 1948); Fuṣ., vol. 1,
pp. 77–78.
51.
Risāla, pp.
94–95; Fut., vol. 2, chap. 132–133. Voir aussi Risāla
fī mā lā yuʾawwal ʿalayhi (Hyderabad, 1948), p. 9.
52.
Des idées analogues sont
développées dans le chapitre 10 des Fuṣūṣ, avec les
mêmes références qurʾaniques (Qurʾan 11:56 en particulier).
53.
Fut., vol. 2, p.
385.
54.
Ces formules sont
empruntées à un ḥadīth qudsī qu’Ibn ʿArabī a inclus
dans son Mishkāt al-anwār et qu’il a commenté en de
multiples occasions dans la plupart de ses oeuvres. Nous sommes bien
conscient de donner ici à l’habitus infus, en cohérence
avec la doctrine akbarienne, une signification plus forte que celle
qu’il a habituellement dans le langage de la théologie mystique
chrétienne.
55.
L’interprétation par
Ibn ʿArabī du ḥadīth précité souligne que, lorsque Dieu
est ‘l’ouïe, la vue, la main, le pied’ du serviteur, rien
n’advient en fait qu’un ‘dévoilement’ (kashf) à ce
dernier de ce qui toujours fut et toujours sera (Fut., vol. 1,
p. 406).
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