Source : Titus Burckhardt (préf. Jean Herbert), Introduction aux doctrines ésotériques de l'Islam, Paris, Dervy-Livres, 1969
Le soufisme (at-Taçawwuf) (1), qui est l'aspect
ésotérique ou "intérieur" (bâtin) de l'islam, se distingue de l'islam
exotérique ou "extérieur" (zâhir) au même titre que la contemplation
directe des réalités spirituelles - ou divines - se distingue de l'observance
des lois qui les traduisent dans l'ordre individuel en rapport avec les
conditions d'un certain cycle de l'humanité. Alors que la voie commune des
croyants vise à l'obtention d'un état béatifique après la mort, accessible en
vertu d'une participation indirecte et comme symbolique, par les oeuvres
prescrites, aux Vérités Divines, le Soufisme a son but en lui-même, en ce sens
qu'il peut donner accès à la connaissance immédiate de l'éternel; cette
connaissance, étant une avec son objet, délivre de l'enchaînement fatal des
existences individuelles; - l'état spirituel de baqâ, auquel aspirent les
contemplatifs soufis et dont le nom signifie la pure "substance" hors
de toute forme, est le même que l'état de moksha, la "délivrance" dont
parlent les doctrines hindoues, comme l' "extinction" (al-fanâ) de
l'individualité, qui précède la "substance", est analogue au nirvâna
en tant que notion négative.
Pour que le Soufisme comporte une telle possibilité, il faut qu'il
s'identifie au "noyau" (al-lubb) de la forme traditionnelle qui le
supporte. Il ne peut pas être surajouté à l' Islam, car il aurait un caractère
périphérique par rapport aux moyens spirituels de celui-ci; il est au contraire
plus proche de leur source supra-humaine que ne l'est l'exotérisme religieux,
et il participe activement, bien que d'une manière tout intérieure, à la
fonction révélatrice qui manifesta cette forme traditionnelle et qui continue à
la maintenir en vie.
Ce rôle "central" du Soufisme au sein du
monde islamique peut être voilé aux spectateurs de l'extérieur, parce que
l'ésotérisme, étant conscient de la signification des formes, est en même temps
intellectuellement souverain à leur égard, en sorte qu'il peut s'assimiler, du
moins pour son exposé doctrinal, certaines notions ou symboles provenant d'un
héritage autre que sa propre souche traditionnelle. En effet, il peut paraître
étrange que le soufisme soit l' "esprit" ou le "coeur de
l'islam" et qu'il représente en même temps l'esprit qui, dans le monde de
l'islam, est le plus libre à l'égard des contours mentaux de celui-ci. - Il
importe toutefois de ne pas confondre cette liberté véritable et tout
intérieure avec les mouvements rebelles contre la tradition qui, eux, ne sont
pas intellectuellement libres à l'égard des formes qu'ils nient par
incompréhension. - Or, ce rôle du Soufisme dans le monde de l'islam(2) est bien
celui du coeur dans l'homme, en ce sens que le coeur est le centre vital de
l'organisme et qu'il est aussi, dans sa réalité subtile, le "siège"
d'une essence qui dépasse toute forme individuelle.
Les orientalistes, soucieux de tout ramener au
seul plan historique, ne pouvaient guère s'expliquer ce double aspect du
Soufisme que par des influences étrangères à l'islam; aussi ont-ils attribué
l'origine du Soufisme, selon leurs préoccupations diverses, à des sources
iraniennes, hindoues, néo-platoniciennes ou chrétiennes. Ces attributions
divergentes ont cependant fini par
s'équilibrer les unes les autres, d'autant plus qu'il n'existe pas de
raison suffisante pour mettre en doute l'authenticité historique de la
filiation spirituelle des maîtres soufis, filiation qui, en une
"chaîne" (silsilah) ininterrompue, remonte jusqu'au Prophète.
L'argument décisif, cependant, en faveur de l'origine Mohammedienne du Soufisme
réside en celui-ci même; car si la sagesse soufique provenait d'une source
située en dehors de l'islam ceux qui aspirent à cette sagesse - qui n'est
assurément pas la nature livresque ou simplement mentale - ne pourraient pas
s'appuyer, pour le réaliser toujours à nouveau, sur le symbolisme coranique;
or, tout ce qui fait partie intégrante de la méthode spirituelle du Soufisme,
et cela d'une manière constante et nécessaire, est puisé dans le Coran et dans
l'enseignement du Prophète.
Les orientalistes qui soutiennent l'hypothèse
d'une origine non-musulmane du Soufisme soulignent généralement le fait que la
doctrine soufique n'apparaît pas, dans les premiers siècles de l'Islam, avec
tous les développements métaphysiques qu'elle comportera par la suite. Mais
cette remarque, pour autant qu'elle est valable à l'égard d'une tradition
ésotérique, - donc se transmettant surtout par un enseignement oral, - prouve
le contraire de ce qu'ils prétendent, car les premiers soufis s'expriment dans
un langage très proche du Coran, et leurs expressions concises et synthétiques
impliquent déjà tout l'essentiel de la doctrine. Si celle-ci devient, par la
suite, plus explicite et plus élaborée, il n'y a là qu'un fait normal et propre
à toute tradition spirituelle: la littérature doctrinale augmente, non pas tant
par l'apport de nouvelles connaissances que par la nécessité d'endiguer les
erreurs et de ranimer une intuition faiblissante...
Bien qu'il eût certainement des contacts entre les
premiers Soufis et des contemplatifs chrétiens, - l'histoire du Soufi Ibrahim
ibn Adham le prouve, - une certaine parenté entre le soufisme et le monachisme
chrétien d'orient ne s'explique pas a priori par des interférences historiques.
Comme l'explique Abd al-Karîm al-Jîlî dans son livre al-Insân al-Kâmil ( "De
l'homme universel"), le message du Christ "dévoile" certains
aspects intérieurs - et partant ésotériques - du monothéisme Abrahamique : les
dogmes chrétiens, qui peuvent tous se ramener au dogme des deux natures, divine
et humaine, du Christ, résument d'une certaine manière, sous forme
"historique", tout ce que le soufisme enseignera sur l'union avec
DIEU. Aussi les soufis pensent-ils que le seigneur Jésus (seyidina Aïssa),
représente, parmi les envoyés Divins (rasûl), le type parfait du saint contemplatif
: tendre la joue gauche à qui nous a frappé sur la droite, c'est le détachement
spirituel par excellence, la sortie volontaire hors du jeu des actions et
réactions cosmiques.
Il n'en reste pas moins vrai que la personne du
Christ ne se situe pas, pour les soufis, dans la même perspective que pour les
chrétiens. Malgré toutes les similitudes, la voie des soufis diffère beaucoup de
celle des contemplatifs chrétiens; nous pouvons ici nous référer à l'image
selon laquelle les différentes voies traditionnelles sont comme les rayons d'un
cercle, qui s'unissent dans un seul point : dans la mesure où les rayons se
rapprochent du centre, ils se rapprochent aussi les uns des autres; cependant,
ils ne coïncident jamais sauf dans le centre, où ils cessent d'être des rayons.
Cette distinction des voies n'empêche évidemment pas l'intellect de se placer,
par anticipation intuitive, au centre, où toutes les voies convergent.
Disons encore, pour bien préciser la constitution
interne du soufisme, qu'il comporte toujours, comme éléments indispensables,
une doctrine, une initiation et une méthode spirituelle. La doctrine est comme
une préfiguration symbolique de la connaissance qu'il s'agit d'atteindre, et
elle est aussi, dans sa manifestation, un fruit de cette connaissance. La
quintessence de la doctrine soufique vient du Prophète; seulement, comme il n'y
a pas d'ésotérisme sans une certaine inspiration, la doctrine se manifeste
toujours à nouveau par la bouche des maîtres. Aussi l'enseignement oral est-il
supérieur, par son caractère immédiat et "personnel", à
l'enseignement qu'on peut tirer des écrits; en fait, ce dernier jouera un rôle
secondaire, celui d'une préparation, d'un complément ou d'un aide-mémoire, et
c'est pour cette raison que la continuité historique de l'enseignement soufique
se soustrait parfois aux recherches des érudits...
Source : Titus Burckhardt (préf. Jean
Herbert), Introduction aux doctrines ésotériques de l'Islam, Paris,
Dervy-Livres, 1969
1. D'après l'explication la plus populaire,
at-taçawwuf signifierait uniquement "se vêtir de laine" (çûf), les
premiers Soufis n'ayant porté, dit-on que des vêtements de laine pure.
2. Nous ne parlons pas ici des organisations
initiatiques du Soufisme, mais de celui-ci en lui-même; des groupes humains
peuvent revêtir des fonctions plus ou moins contingentes en dépit de leur
rattachement au soufisme; l'élite spirituelle est difficilement saisissable de
l'extérieur. D'autre part, c'est un fait connu qu'un grand nombre des plus
éminents défenseurs de l'orthodoxie islamique, tels que Abd al- Qâdir Jilanî,
al - Ghazzâli, le sultan çalâh ad-dîn et d'autres, ont été rattachés au
Soufisme.
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