Le cimetière des Saints à Fès, Bab al-Futuh aussi appelé Baqi'a Fas
par Ruggero Vimercati Sanseverino
vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints
(808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique »,
soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)
Après le Mustafād d’al-Tamīmī, le Rawḍ al-‘aṥir al-anfās
bi-akhbār al-ṣāliḥīn min ahl Fās171 d’Abū ‘Abdallāh Muḥammad b. ‘Ayshūn
al-Sharrāḷ172 (m. 1109/1697) représente le deuxième ouvrage purement
hagiographique consacré exclusivement aux saints de Fès qui nous soit connu.
Puisant largement dans les sources précédentes173, le Rawḍ al-‘aṥir constitue
une synthèse de la tradition hagiographique des VIe-XIe/XIIe-XVIIe siècles et
apporte un témoignage immédiat d’une période particulièrement intéressante pour
l’histoire du soufisme fâsi174.
De l’auteur Ibn ‘Ayshūn peu d’éléments biographiques sont
connus. Ne comptant pas parmi les savants renommés, il exerce probablement son
métier dans une soierie et ne semble pas avoir joui d’une notoriété
particulière parmi ses contemporains. Bien que son maître et éducateur soit
doté d’une personnalité particulière, le profil spirituel de ce dernier est
typique pour l’époque. De filiation jazûlite, Mas‘ūd b. Muḥammad al-Sharrāḷ175
(m. 1031/1622) est un majdhūb qui n’est pas astreint à la Loi sacrée (sāqiṥ
al-taklīf), étant « éteint dans le Prophète », comme l’explique al-Kattānī. Le
milieu soufi décrit par Ibn ‘Ayshūn compte de nombreux personnages de ce genre,
ce qui n’est pas le cas dans les hagiographies antérieures.
La problématique de l’attribution du Rawḍ a attiré
l’attention des hagiographes et des orientalistes176. De notre point de vue, la
querelle révèle avant tout le fait qu’il ne s’agit pas de l’oeuvre d’un
personnage isolé, mais que certains membres de la zâwiya Fāsiyya et du clan des
Qâdiris s’y sont directement et indirectement associés, ce qui confirme la
valeur représentative de l’ouvrage.
Bab al-Futuh
Le Rawḍ al-‘aṥir se présente comme l’hagiographie des
éminents soufis enterrés à Fès. Il s’agit d’un ouvrage visiblement destiné aux
adeptes du soufisme. On ne trouve pas de biographies des savants, des lettrés
ou des shurafā’ qui ne sont pas rattachés au taṣawwuf177. Les majdhūb sont
assez nombreux et la précaution qui caractérise d’autres ouvrages biographiques
quant à la description des états et des propos extatiques semble ici
volontairement absente. Les données généalogiques et savantes sont plutôt
concises, sans doute dans le but de réduire l’aspect technique de l’ouvrage. Si
Ibn ‘Ayshūn s’efface généralement devant les passages qu’il reproduit des
hagiographies antérieurs, il s’étend longuement sur des considérations assez
subtiles de l’enseignement soufi, ce qui fait du Rawḍ al-‘atir une mine pour
l’historien du soufisme maghrébin. Des passages comme celui qui suit à propos
de Mahammad b. ‘Abdallāh Ma‘an al-Andalūsī (m. 1062/1652), un disciple du
fondateur de la zâwiya Fāsiyya, présupposent une certaine connaissance de la
terminologie soufie :
« Il disait : "Les moyens (asbāb) sont une nécessité
quant à l’existence (wujūdan), alors que le fait d’en être absent est une
nécessité pour la vision spirituelle (shuhūdan)". Il fait allusion à
l’extinction (al-fanā’) et au fait de se débarrasser des sciences, des formes
et tout ce qu’exige l’existence matérielle, ainsi qu’au fait de ne pas se
tourner vers ce qui nous est accordé de ces choses et de ne pas s’y arrêter. Il
disait : "Notre voie est celle d’al-Ḥallāj178". [...] Il faisait
souvent allusion au repliement de l’univers dans sa poignée dans l’état
d’extinction et évoquait le verset coranique Les cieux sont repliés dans Sa
droite179. [...] Il faisait souvent allusion à la station de la subsistance en
Dieu (al-baqā’) et évoquait l’état des gens de la subsistance en Dieu. »180
La vocation du Rawḍ al-‘aṥir est donc visiblement
initiatique. Les biographies ne visent pas à informer le lecteur sur la
biographie historique et savante des personnages, mais à lui transmettre leur
enseignement, à décrire leur profil spirituel et leur conduite. On peut donc
considérer l’ouvrage d’Ibn ‘Ayshūn comme une continuation du Mustafād
d’al-Tamīmī. La différence entre les deux reflète le développement doctrinal et
pratique du soufisme de Fès durant les quatre cents ans qui séparent les deux
ouvrages. Les allusions aux expériences contemplatives sont beaucoup plus
fréquentes et élaborées. La connaissance spirituelle prend le pas sur la
pratique181 et la figure du Prophète acquiert une signification plus
intérieure182. Le mouvement jazûlite exerce une influence importante sur les
cercles soufis de Fès et l’auteur lui-même est disciple d’un maître de
filiation jazûlite. Ainsi, dans le Rawḍ al-‘aṥir la fonction initiatique de
l’être spirituel du Prophète forme la référence centrale de la sainteté, alors
que dans l’ouvrage d’al-Tamīmī c’est plutôt l’imitation du modèle prophétique
qui est mise en avant. Malgré ces différences d’accent, l’esprit du Mustafād et
du Rawḍ al-‘aṥir est essentiellement le même : Fès apparaît comme ville de la
sainteté, dont les facettes variées sont personnifiées par ceux qui ont
parcouru un cheminement initiatique.
L’ouvrage possède la particularité de présenter les
saints selon le lieu de leur sépulture. A notre connaissance, c’est le premier
ouvrage hagiographique du Maroc qui procède de cette manière. La préférence
pour un ordre topographique au lieu d’un ordre chronologique relève de la
vocation pratique qu’assume l’hagiographie de Fès à partir de cette époque. Au
Xe/XVIe-XIe/XVIIe siècle, la ville de Mawlāy Idrīs est désormais considérée
comme la ville des saints par excellence, « la zāwiya » comme dit ‘Abd al-Raḥmān
al-Majdhūb183 (m. 976/1569). L’hagiographie ne vise plus seulement à mettre en
valeur la présence des saints et des traditions initiatiques d’une époque
donnée ou à fournir des modèles de sainteté, elle constitue également le
support d’une pratique populaire parmi les soufis comme la population ordinaire
: la visite (ziyāra) des tombeaux (ḍarā’iḥ) des saints184. Ibn ‘Ayshūn ne
cherche pas à justifier cette pratique comme le fera al-Kattānī trois siècles
plus tard, ou comme l’avaient fait ses prédécesseurs pour les miracles des
saints. Peut-être l’importance du sanctuaire de Mawlāy Idrīs fait-elle que la
visite des saints ne constitue pas, ou pas encore, un sujet de controverse.
Dans le Rawḍ al-‘aṥir le lien entre les saints et le fondateur et patron de la
ville est d’ailleurs, peut-être pour la première fois, volontairement mis en
avant. Ainsi, l’auteur commence la série de 89 biographies avec Mawlāy Idrīs en
déclarant :
« Nous débutons par celui auquel revient la préséance
ainsi que la considération et la vénération dans cette préface. C’est l’imam de
Fès, son sultan et son bâtisseur. C’est par son intermédiaire que Fès
bénéficie de son statut [exceptionnel], de la sauvegarde, de la bénédiction et
de l’inviolabilité dont elle jouit ainsi que ses habitants. Ce qu’ils
accomplissent comme actes de piété pèsera dans sa balance [le jour du Jugement]
et sera inscrit dans son registre.
Notre maître Abū al-‘Alā’ Idrīs, que Dieu nous fasse
bénéficier de sa bénédiction :
Que pourrais-je dire ou comment pourrais-je faire l’éloge
de celui dont la filiation est celle du seigneur des habitants de la terre et
des cieux [c.à.d. le Prophète], dont la lumière se déverse sur l’ensemble des
créatures et dont le compagnon fidèle était Gabriel, l’ambassadeur qui lui
transmettait l’inspiration et la révélation du Souverain Majestueux !
Le lien de ce seigneur noble au Prophète, que la
bénédiction et le salut divins soient sur lui, est proche ; [elle remonte à]
notre maître (Mawlānā) Idrīs [I] fils de ‘Abd al-Mālik fils d’al-Ḥasan
al-Muthannā fils d’al-Ḥasan al-Sibḷ fils de ‘Alī et Fāḷima, la fille de
l’Envoyé de Dieu. Il réunit la noblesse du sang à celle de la religion, de la
science et des oeuvres, comme il réunit l’appartenance à la maison prophétique
et le califat, la science et la sainteté. Il n’y a pas [de noblesse] plus
noble, ni plus élevée, plus splendide, plus pure, plus bénéfique et plus
prestigieuse que celle-là. Son sanctuaire est, que Dieu soit loué, tellement
connu des gens de ce pays qu’il est superflu de le décrire et son tombeau ne
représente aucune équivoque pour eux. Le rang qu’il occupe dans leurs coeurs
dépasse toute limite et [la reconnaissance de] son mérite est une nécessité
pour tout un chacun. Il n’y a donc aucun besoin d’allonger le discours à son
sujet et celui qui désire cela, qu’il se réfère aux livres connus185, dans
lesquels se trouvent les récits de son histoire.
Nous commençons par les gens de sa ville qui se trouvent
dans sa qibla [c.à.d. dans la direction rituelle de la prière] et entamons [le
récit des saints de Fès] par ceux qui se trouvent à Bāb al-Futūh [en dehors des
remparts de Fès]. »186
Comme il a été signalé auparavant, l’hagiographie intègre
dé-sormais l’histoire conventionnelle. Les soufis sont associés au paradigme
fondateur de Fès et, dotés du taṣrīf, sont impliqués dans la gestion et dans la
préservation de son patrimoine spirituel.
Mais le répertoire hagiographique d’Ibn ‘Ayshūn ne se
réfère pas seulement historiquement à Mawlāy Idrīs, mais également
topographiquement. Le sanctuaire du saint patron représente le centre spirituel
de la ville, alors que ses quartiers sont sacralisés par les tombeaux des
saints. L’idée d’une topographie sacrée de Fès, qui a été relevée par F.
Skali187, sera reprise par al-Kattānī dans sa somme hagiographique.
Le Rawḍ al-‘aṥir al-anfās représente sans doute, avec le
Mustafād d’al-Tamīmī et la Salwat al-anfās d’al-Kattānī, l’un des
chefs-d’oeuvre de la tradition hagiographique de Fès. Intégrant les sources
antérieures, l’ouvrage d’Ibn ‘Ayshūn introduit la figure de Mawlāy Idrīs comme
symbole historique et fondateur de la sainteté fâsie ainsi que l’idée d’une
topographie sacrée. L’hagiographie de la ville de Fès développe ainsi ses
propres caractéristiques lies à son histoire et à la personnalité de ses
saints. C’est enfin le témoignage éclatant d’un élan renouvelé du soufisme
suite au mouvement jazûlite188 et à l’impact de la vénération du Prophète qu’il
a formalisée comme pratique initiatique.
171 IBN ‘AYSHŪN AL-SHARRĀḶ, Muḥammad b. Muḥammad, al-Rawḍ
al-‘āṥir al-anfās fī akhbar al-ṣāliḥīn min ahl al-Fās, AL-NAẒẒĀM, Zahrā’ (éd.),
Rabat : Manshūrāt Kulliyya al-Ādāb wa al-‘Ulūm al-Insāniyya, 1997. Cf.
LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 280-283.
172 Nashr al-mathānī, vol. III, p. 84.
173 Cf. l’introduction de l’édition critique par AL-NAẒẒĀM,
Za-hrā’, op. cit., p. 37-38.
174 Le jugement d’É. Lévi-Provençal, selon lequel « […]
on n’a pas grand profit à attendre du Rawḍ pour l’histoire hagiographique du
Maroc » (op. cit., p. 283), est difficilement soutenable, si on considère que
cet ouvrage représente un témoignage représentatif pour une époque cruciale de
l’histoire spirituelle du pays. Le fait qu’on trouve de nombreux passages du
Rawḍ dans les hagiographies ultérieures ne fait que démontrer la considération
et la diffusion dont a joui cet ouvrage.
175 Cf. al-Rawḍ al-‘aṥir,
p. 303-307 ; Salwa, vol. III, p. 147-148.
176 Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 281-282 ;
AL-NAẒẒĀM, Zahrā’, op. cit., p. 24-25.
177 Si le rattachement des saints du IVe/Xe siècle à une
forme formalisée de soufisme est certes discutable du point de vue historique,
la nature initiatique de cette sainteté ne fait aucune doute pour Ibn ‘Ayshūn.
C’est pour cela qu’il ne distingue pas entre ces saints et ceux dont un
rattachement soufi est connu, lorsqu’il accorde le même titre à tous.
178 Il s’agit al-Ḥusayn b. al-Manḵūr al-Ḥallāj (m.
309/921) au-quel remonte la fameuse déclaration ana al-Ḥaqq (« je suis le Vrai
»).
179 Coran, XXXIX :
67.
180 Al-Rawḍ al-‘aṥir,
p. 125-126.
181 Comme l’a expliqué É. Geoffroy (« Hagiographie et
typologie spirituelle à l’époque mamelouke », loc. cit., p. 92), l’insistance
sur « la partie immergée ou occultée du saint » traduit l’idée que la
description du seul comportement s’avère comme superficiel par rapport à la
nature essentiellement intérieure de la sainteté. C’est notamment le cas chez
les auteurs de « l’école shâdhilite », à laquelle appartient d’ailleurs Ibn
‘Ayshūn.
182 C’est d’ailleurs une caractéristique de toute
l’hagiographie maghrébine à partir de la fin du Moyen Age. Cf. AMRI, Nelly, Les
saints en islam, messagers de l’espérance, Paris : Cerf, 2008, p. 143-156.
183 Cf. SKALI, Faouzi, op. cit., vol. I, p. 78.
184 Pour l’émergence de la littérature de ziyāra au
Moyen-Orient à partir du VIe/XIIe siècle cf. KARAMUSTAFA, Ahmet, T., Sufism -
The formative period, Edinburgh : Edinburgh University Press, 2007, p. 132.
Pour la visite des saints à Fès comme pratique initiatique voir notre ch. « La
pratique de la sainteté ».
185 Ibn ‘Ayshūn pense sans doute au Rawḍ al-qirṥās et au
Janā zahr al-ās dont il a été question plus haut.
186 Al-Rawḍ al-‘aṥir,
p. 48-49.
187 Cf. Topologie spirituelle et sociale de la ville de
Fès, 4 vol., thèse de doctorat, Paris VII, 1990.
188 Cf. AL-NAẒẒĀM, Zahrā’, « al-Ḥayāt al-rūḥiyya wa al-dīniyya
min khilal kitāb al-Rawḍ al-‘aṥir al-anfās bi-akhbār al-ṣāliḥīna min ahl Fās »,
Actes du colloque : Fās fī tārīkh al-Maghrib, AL-‘ABDALLĀWĪ, Idrīs (dir.),
Rabat : Maḷbū‘āt Akādīmiyyat al-Mamlakat al-Maghribiyya, 2009, vol. II,
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