Michel
Chodkiewicz
École
des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris
Ibn
Hanbal mangeait-il du melon? A ceux qui brûlent d'entendre une réponse
catégorique à cette question, je dois confesser mon embarras. Si l'on en croit
Ibn al-Jawzi (m. 597/1200-1), (1) Ibn Hanbal (m. 241/855-6) « n'achetait ni
grenade, ni coing, ni aucun fruit à l'exception du melon ». Voilà qui est
clair, penserez-vous. Mais une tradition très répandue, que nombre d'auteurs
éminents ont considérée comme fondée (2) veut que l’imâm Ahmad se soit
rigoureusement abstenu de consommer du melon parce qu'il ignorait de quelle
manière le Prophète le mangeait. (3) Je soupçonne, sans en être sûr, que la vérité
historique est à chercher chez Ibn al-Jawzî. Mais, pour le besoin de cet
exposé, c'est l'autre version que je retiendrai. Elle illustre, en effet –
d'une façon qui peut paraître dérisoire à l'incroyant – un aspect, mais un
aspect seulement, du thème omniprésent dans la culture islamique de l’imitatio
prophetae.
Laqad
kâna lakum fî rasûli llâhi uswatun hasana. Ce verset coranique, qui appartient
d'ailleurs à une sourate – Al-ahzâb (Coran 33:21) – dont le caractère
prophétologique est fortement marqué, (4) institue sans ambiguïté le paradigme
auquel devra faire référence en Islam toute forme concevable de perfection.
Cette référence – si abondamment invoquée dans les écrits et les propos – peut
être l'expression d'une foi sincère. Elle peut aussi, bien sûr, n'être qu'un
simple gage de conformité voilant des intérêts, des calculs ou des peurs. Mais
il reste qu'on ne peut comprendre l'historie des sociétés islamiques sans
prendre en considération le rôle central qui est le sien dans la constitution
des normes individuelles et communautaires et dans la définition de l'idéal
auquel ces normes sont ordonnées : car cette imitatio prophetae, sous
quelque aspect qu'elle se présente, est toujours une asymptote. Elle ne peut
que tendre, sans jamais l'atteindre, à la plénitude insurpassable du « modèle
excellent ».
Pour
la ‘amma – pour le commun des croyants – cette imitation gardera souvent
un caractère relativement extérieur : au-delà du respect des formes légales qui
découlent de la pratique ou des propos du Prophète et s'imposent à tous, le
pieux musulman s'efforcera, entre plusieurs comportements également licites, de
choisir celui pour lequel le Prophète a marqué une préférence et donc de privilégier par exemple certains gestes,
certains vêtements, certaines nourritures. Que cette conformité puisse se
réduire à un conformisme est trop évident. Qu'elle ouvre la porte à une
casuistique inépuisable, qu'elle laisse le champ libre au zèle bruyant des
chasseurs d'innovations est amplement démontré par l'histoire ancienne ou
récente. Mais Muhammad a été envoyé par Dieu pour « parfaire » les makârim
al-akhlâq, les « nobles vertus » (5) et l'imitatio prophetae ne
saurait se limiter à une scrupuleuse observance des conduites apparentes dont
la tradition livre l'exemple. Elle doit viser aussi, dans la mesure du
possible, à conformer l'être intérieur du croyant au modèle prophétique. De ce
principe découle, non pas à proprement parler un système de valeurs éthiques –
ces dernières se trouvent déjà énoncées dans le Coran – mais un mode de
représentation de ces valeurs, fondé sur l'existence historique d'un homme qui
les incarne.
Ce
sont ces deux aspects de la fidélité au « modèle excellent » – le premier
relevant plutôt du comportement social, le second de la conduite morale – qui
retiennent le plus souvent l'attention des chercheurs. Anne-marie Schimmel
elle-même, à qui l'on doit pourtant un ouvrage (6) qui montre admirablement le
rôle central du Prophète dans la spiritualité islamique, reprend à son compte
une interprétation d'Armand Abel réduisant l'imitation du Prophète à celle « de
ses actes et de ses activités ». (7) D'une manière générale, rares sont les
travaux qui s'attachent suffisamment à mettre en évidence la fonction de la
personne de Muhammad in lehre und glauben seiner gemeinde, pour
reprendre le titre que Tor Andrae donnait à un livre paru en 1917. (8) Mais
plus rares encore sont ceux qui portent l'attention qu'elle mérite à la
fonction capitale de la référence prophétique dans l'hagiologie et
l'hagiographie. La notion est vaguement admise, comme en passant, mais cette
concession verbale, quand elle est faite, ne donne pas lieu aux développements
qu'on attendrait. Cela est vrai de publications déjà anciennes comme la Mystique
musulmane de Gardet et Anawati (l'article walî dû à Carra de Vaux
dans la première édition de l'Encyclopédie de l'Islam est, lui, tout à
fait muet à ce sujet). Ce l'est aussi du Mystical Islam de Julian Baldick paru
à Londres en 1989 ou des articles de Farûqî et de Nizâmî que la revue Islamochristiana
a publiés en 1985 et qui traitaient du concept de sainteté en Islam.
(9)
Deux
controverses récentes donnent une actualité à ce problème et c'est ce qui m'a
décidé à l'aborder aujourd'hui devant vous. La première est interne au monde musulman : c'est celle qui, en Egypte,
a été provoquée par les pratiques de la tarîqa burhaniyya et, surtout,
par l'enseignement de son fondateur, le shaykh soudanais Muhammad ‘Uthmân
‘Abduh al-Burhânî, mort en 1983. Pierre-Jean Luizard, en France, Valérie
Hoffman-Ladd aux Etats-Unis en ont décrit les enjeux et les péripéties. (10)
Sans entrer dans le détail des violentes polémiques engendrées par la
publication de la Tabri’at al-Dhimma fî Nush al-Umma de ce shaykh (et
ultérieurement, par la diffusion des écrits qu'il continue de dicter
post-mortem à certains de ses disciples en arabe... et en allemand) je
retiendrai qu'une accusation majeure portée contre sa doctrine est celle de «
diviniser le Prophète ». (11)
La
seconde de ces controverses est scientifique et donc courtoise – ce qui ne
signifie pas, on le sait, qu'elle est parfaitement irénique. Elle oppose nos
collègues Bernd Radtke et R. S. O'Fahey à des spécialistes comme Fazlur Rahman,
J. S. Trimingham, John O. Voll, B. G. Martin et tourne autour de la notion de tarîqa
muhammadiyya définie comme visant à une « union avec l'esprit du Prophète
». Dans un article publié par Der Islam sous le titre « Neosufism
reconsidered » (12) Radtke et O'Fahey critiquent la thèse de ces chercheurs
selon laquelle le dishuitième siècle aurait vu apparaître – avec en particulier
Ibn Idrîs (m. 1264/1897), Muhammad al-Sanusî, Ahmad al-Tijânî – un soufisme «
réformé » caractérisé par l'apparition de cette « voie muhammadienne » qui, en
rupture avec le passé, placerait le Prophète au coeur de son hagiologie. Pour
Radtke et O'Fahey, ce « néosoufisme » prétendu est au contraire en parfaite
continuité avec une très ancienne tradition lorsque, par exemple, il voit dans
« l'extinction dans le Prophète » une étape décisive de l'itinéraire qui
conduit à la walâya.
Ces
deux débats sont assurément fort différents. Le premier se conclut par
l'anathème lancé contre un hérétique. Le second – qui n'est pas clos – remet en
cause les résultats communément admis d'une investigation historique. Les
personnages dont les écrits ou les actes sont au point de départ de ces débats
– Ibn Idrîs ou Ahmad Tijânî d'une part, Muhammad ‘Uthmân de l'autre –
présentent en outre bien des traits distinctifs. Ils ont cependant en commun
une même attitude fondamentale : pour eux, les formes ordinaires d'adhésion à
la uswa hasana n'épuisent pas les virtualités du modèle muhammadien. La
personne du Prophète, à leurs yeux, est à la fois ce que, dans le langage de la
scolastique, on appellerait la cause formelle
et la cause efficiente de toute sainteté. La walâya a en Muhammad sa
source et son exemplaire achèvement.
Que
cette doctrine ne soit nouvelle ni au dix-huitième siècle, ni au vingtième,
j'en suis personnellement convaincu. Mais vérifier la prégnance du modèle
prophétique ainsi entendu n'est pas une tâche facile. Le problème doit en effet
être approché sous plusieurs angles : en tant que le modèle prophétique est un
modèle pour les saints eux-mêmes ; en tant qu'il l'est pour l'hagiologie – le
discours sur la sainteté ; en tant enfin qu'il s'impose plus ou moins
consciemment à l'hagiographe, l'archétype tendant alors à se dégrader en
stéréotype. Dans nos sources, ces trois aspects sont souvent mêlés. Les
éléments d'une vie de saint peuvent avoir été réorganisés en fonction de ce
modèle et ces pieuses manipulations, quand on les décèle ou les soupçonne,
jettent un doute sur l'authenticité des énoncés doctrinaux ou des expériences spirituelles
dont le personnage est crédité. L'historien s'en console néanmoins : il sait
que la récurrence des stéréotypes n'est jamais insignifiante, que la légende
dorée a quelque chose à lui dire.
Quoiqu'il
en soit, je me bornerai à suggérer quelques pistes, à évoquer quelques-uns des
faits ou des textes sur lesquels s'appuie ma conviction. En ce qui concerne
l'attraction magnétique que la uswa hasana exerce sur l'hagiographie et
ses conséquences sur l'image du walî, je ne la mentionne que pour
mémoire. Les effets en sont en général aisément repérables même si des détails
parasites en voilent parfois l'évidence. C'est d'ailleurs, bien sûr, à l'emploi
séquentiel de topoi manifestement inspirés par la sîra nabawiyya qu'il
faut être attentif plutôt qu'à l'occurrence en isolation de tel ou tel d'entre
d'eux. Sans tenter d'être exhaustif je rappellerai quelques traits dont
l'apparition est un signal bien connu des spécialistes. Les présages et les
prodiges qui accompagnent la naissance du saint en sont un des plus fréquents.
Les récits concernant, en particulier, les fondateurs de turuq, ‘Abd al-Qâdir
al-Jilânî, Ahmad al-Rifâ’i, Bahâ' al-Dîn Naqshband, ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh
par exemple, sont prodigues en mirabilia annonçant un destin
exceptionnel. La mère d'Ahmad al-Badawî voit successivement, pendant sa
grossesse, Abraham, Moïse, Jésus, Muhammad, ‘Ali et Husayn qui lui prédisent la
gloire future de son fils. Quand il nait, la Ka'ba s'illumine... (13) On
constate avec amusement, soit dit en passant, que les biographes de Muhammad
Ibn ‘Abd al-Wahhâb, grand pourfendeur du culte des saints, ne résistent pas à
la tentation du mimétisme. Dans un ouvrage wahhabite publié il y a quelques années, on peut lire
que le grand-père de l’imâm al-tawhîd vit en songe, avant sa naissance,
un feu qui jaillissait de son nombril et illuminait tous les déserts. Il en
déduisit que sortirait de ses reins un homme qui conduirait les peuples. (14)
Autre
trait significatif, le statut d'orphelin, fort commun chez les awliyâ.
Leur enfance porte souvent aussi l'empreinte du modèle prophétique. Puer
senex (« quand as-tu su que tu étais un saint ? » demande-t-on à Jilanî, «
quand j'avais dix ans » réplique-t-il), le saint est d'une pudeur exigeante (à
peine sorti du ventre de sa mère, al-Rifâ’i couvre son sexe de sa main gauche),
(15) il fuit les dissipations et les jeux, garde les troupeaux. Sa parole est
droite : comme le Prophète, il est amîn, il inspire confiance à tous. Il
connaît, en songe au moins, des expériences dont l'évident symbolisme lustral
évoque la purification du coeur de Muhammad par les mains des anges. Parfois
même, il revit à l'identique cet épisode de la sîra. C'est le cas, selon
un récit détaillé que rapporte Yâfi’i, d'Abû Rabî’ al-Malaqî et, selon la Salwat
al-Anfas. de Sîdî ‘Umar al-Kattânî. (16) La rencontre avec Bahîrâ a souvent
aussi sa réplique : un personnage mystérieux, tel l'énigmatique baqqâl qui
envoie Ibn al-Fārid (m. 632/1234-5) à La Mecque, (17) instruit par Dieu de la
destinée du futur walî, oriente sa vocation. Il s'agit fréquemment d'un
vieillard et il n'est pas rare que ce géronte providentiel soit moine, comme
Bahîrâ. Le rôle du râhib dans l'hagiographie appellerait d'ailleurs un
commentaire étendu. (18)
La
retraite - dans une grotte, au désert, dans les cimetières, parmi les ruines –
est une étape habituelle de l'apprentissage du saint. S'il n'y peut recevoir
une révélation – la prophétie étant close – il y est gratifié de ces visions
qui sont la quarante sixième partie de la nubuwwa, la seule subsistante.
Il y entend un hâtif, une voix surnaturelle. Puis vient la « descente de
la montagne » – au sens propre pour un Abu al-Hasan al-Shâdhîlî (m. 657/1258),
par exemple, (19) métaphoriquement pour d'autres : sur une injonction divine,
le walî revient vers les hommes pour les guider. Sa mission l'expose à
des épreuves. Il est contraint à l'exil. Ses persécuteurs seront finalement
confondus: à l'hégire succédera le fath, la conquête victorieuse des
coeurs.
De
telles correspondances avec la geste prophétique ne sont pas nécessairement
dépourvues de bases historiques. Mais des homologies trop flagrantes, quand
surtout elles se présentent en série, sont presque toujours des artefacts. En témoigne le fait qu'elles n'apparaissent la
plupart du temps que dans les récits tardifs et sont absentes des sources les
plus anciennes sur le personnage considéré. Il est à remarquer de surcroît que,
fréquentes à partir du treizième siècle, elles ne se rencontrent pas dans les
premières collections de Vitae sanctorum comme les Tabaqât de
Sulamî ou la Hilya d'Abû Nu’aym. Pieux mensonges, elles rendent hommage à une
vérité qui les dépasse. Elles n'intéressent cependant pas directement mon
propos, et je les crois propres à distraire de recherches autrement fécondes.
L'historien,
certes, sait bien qu'il ne peut jamais saisir que des représentations du saint,
y compris dans la couche primitive des témoignages, y compris dans les
documents autobiographiques eux-mêmes. Mais, si lerr de la sainteté
échappe à son regard, il doit pourtant tenter de s'en approcher au plus près.
Les écrits des awliyâ, quand ils décrivent leur propre itinéraire ou
quand ils s'appliquent à définir la walaya, méritent donc d'être scrutés
avec attention : c'est d'eux qu'on peut tirer quelques lumières sur les deux
controverses que j'ai mentionnées. Un tel examen permet notamment de constater
que les thèses réputées scandaleuses de la Tabri'at al-Dhimma ont cours
depuis bien des siècles et que le shaykh Muhammad ‘Uthmân ne peut d'ailleurs
être considéré comme l'auteur de ce livre que lato sensu. Il ne s'agit
en effet, pour l'essentiel, que d'un assemblage de longues citations – des
dizaines de pages parfois – dont j'ai pu vérifier point par point l'exactitude.
Elles sont extraites d'ouvrages dont quelques-uns sont inédits mais dont la
plupart sont imprimés et se trouvent au Caire sans grande difficulté – ce que
les censeurs du fondateur de la Burhâniyya ne peuvent évidemment
ignorer. Je reviendrai sur la nature de ces textes.
La
sainteté n'appartient proprement qu'à Dieu: le nom al-Quddûs, qui la
proclame, lui est exclusivement réservé. Pour la créature, la sainteté ne peut
donc être que participation à la sainteté de Dieu. Théologiquement, la
possibilité de cette participation se fonde sur le partage du nom al-Walî,
que le Coran applique à l'homme comme à Dieu et qui affirme leur proximité.
Virtuelle pour la plupart des êtres, cette walâya est en acte pour
quelques-uns. Anthropologiquement, le hadîth selon lequel Dieu a créé
Adam ‘alâ sûratihi, « selon Sa Forme », établit l'aptitude de l'homme au ta'alluh,
à la theomimêsis. Il y a walâya quand est restaurée cette
similitude divine qu'il a perdue par sa chute fî asfali sâfilîn (Coran
95:5). Mais sa déchéance lui interdit la vision de ce Dieu à qui il doit
ressembler. Il ne peut recouvrer son théomorphisme originel qu'en se configurant à la seule image intacte, dans
le monde créé, de la Forme divine, à l'exemplaire incomparable du takhalluq
bi-akhlâq Allâh que représente le Prophète ou, plutôt, la haqîqa
muhammadiyya.
L'expression
haqîqa muhammadiyya n'apparaît qu'assez tard. C'est Ibn al-‘Arabî (m.
638/1240-1) qui, à la fin du douzième siècle et au début du treizième, lui
donne son statut dans le vocabulaire technique du soufisme et en élabore la
doctrine. (20) Mais la notion qu'elle recouvre a, sous divers noms, fait depuis
longtemps son chemin. On la discerne déjà chez Ibn Ishâq (m. 159/768) dans un
récit concernant le père du Prophète : le thème du nûr muhammadî qui
voyage à travers les âges jusqu'à sa manifestation parfaite et définitive en la
personne de Muhammad prend là son essor. (21) Scripturairement fondé sur la
désignation de l'Envoyé comme sirâj munîr (Coran 33:46), il ne cessera
de s'affirmer et de se préciser - chez Sahl al-Tustarî, (22) chez Hallâj (m. 310/922-3)
(23) et chez beaucoup d'autres. Le prophétat ne représente que l'aspect externe
et transitoire (car nubuwwa et risâla seront sans objet dans la vie
future) de la fonction muhammadienne. L'intérieur du Prophète est pure walâya.
Certains commentateurs souligneront d'ailleurs par la suite que la uswa
hasana est à chercher selon la lettre du Coran, fî rasûli llâh, «
dans » l'Envoyé de Dieu. (24) Mais beaucoup plus tôt, au deuxième/huitième
siècle, Ja’far Sâdiq distingue déjà, parmi les croyants, ceux qui suivent le zâhir
du Prophète et ceux qui suivent son bâtin. Chez lui, comme l'a
observé le P. Nwyia, (25) Muhammad est « le modèle insurpassable de toute
sainteté » et non pas seulement l'arbitre du savoir-vivre ou le paradigme des
vertus. De diverses manières, bien des textes du troisième et du quatrième
siècle expriment des conceptions analogues. « J'ai plongé dans l'océan des
gnoses jusqu'à ce que j'atteigne l'océan de Muhammad
», déclare Abû Yazîd al-Bistâmî, « et je vis alors qu'il y avait entre lui et
moi mille stations et que si je m'approchais d'une seule d'entre elles je
serais consumé par le feu ». (26) L'admirable récit autobiographique –
malheureusement mutilé – dans lequel Hakîm Tirmidhî raconte son itinéraire vers
la walâya témoigne de façon émouvante que pour lui la perfection
spirituelle implique une identification aussi complète que possible au
Prophète. Dans l'une des visions qu'il rapporte, il se décrit – à cinq reprises
en cinq lignes – comme marchant littéralement « dans les pas » (‘alâ
atharihi) de l'Envoyé de Dieu. Dans une autre vision d'un riche symbolisme
il partage son lit avec le Prophète. (27) Cette perception de la fonction
muhammadienne envisagée dans toute son ampleur est bien évidemment le fait
d'une élite. Il serait imprudent d'en conclure qu'elle n'est présente que dans des
milieux restreints. Dépourvue, certes, des précisions techniques et des
développements qu'on trouvera dans les exposés doctrinaux dont je vais parler,
une littérature dévote – dont le Shifâ du qâdî‘Iyyâd est
l'exemple le plus fameux – se développe et diffuse très largement une image du
Prophète qui scandalisera Ibn Taymiyya (m. 728/1327-8). (28) Mais c'est la
poésie qui surtout va contribuer, avec parfois des audaces de langage que la
prose ne s'autoriserait pas, à transmettre des notions qu'on pourrait croire
réservées à des cercles mystiques très étroits : le genre des madâ’ih
nabawìyya, dont la célébration du mawlid qui se généralise à partir
du septième/treizième siècle stimule la floraison, inspirera d'innombrables
poètes, obscurs ou célèbres, dont les oeuvres auront (et ont toujours
d'ailleurs) un immense succès populaire. (29)
C'est
cependant dans des ouvrages de caractère plus théorique que l'on trouvera les
formulations les plus explicites du modèle prophétique de la sainteté. Ibn
al-‘Arabî, par ses propres livres et, indirectement, par ceux qu'écriront
ses disciples, joue à cet égard un rôle capital en donnant son expression la
plus complète à la doctrine qui fait du Prophète l'homme parfait (insân
kâmil), l'image de Dieu (nuskhat al-haqq). (30) Or cette doctrine a
des conséquences importantes et clairement précisées par le shaykh al-akbar
quant aux modalités de la réalisation spirituelle : « La plus parfaite vision
de Dieu », écrit-il, « c'est celle que l'on obtient dans et par la forme
muhammadienne ». (31) « Ne cherche à contempler Dieu que dans le miroir du
Prophète » lit-on aussi dans un traité dont l'attribution à Ibn al-’Arabî n'est
pas certaine mais qui appartient manifestement à l'école akbarienne. (32) La
relation de cette notion avec une pratique effective résolument
prophétocentrique est soulignée par le fait que, dans le premier passage cité,
c'est à propos d'un saint andalou, forgeron de son métier, qui s'était
exclusivement voué à la récitation perpétuelle de la « prière sur le Prophète »
qu'lbn al-‘Arabî la formule. (33) Si les fuqahâ' préservent les statuts
légaux institués par le Prophète, déclare-t-il encore dans un autre passage des
Futûhât, d'autres hommes – et il nomme à titre d'exemple Dhû l-Nûn
al-Misrî et Bistâmî – préservent ses « états » et ses « secrets ». (34)
Qashânî, dans ses Ta'wîlât, explique de même un peu plus tard que la
conformité à la uswa hasana ne se limite pas à l'imitation des actes du
Prophète mais à celle de ses « états » (ahwâl) et de ses théophanies (tajalliyât).
(35)
‘Abd al-Karîm al-Jîlî au
huitième/quartorzième siècle développera superbement ce thème dans tous ses
écrits et notamment dans le Nasîm al-Sahar, l'une des parties
subsistantes d'un vaste traité, le Nâmûs al-A’zam. (36) Le Nasîm est
composé de douze sections dont chacune se rapporte à un événement de la vie de
Muhammad : son voyage en Syrie, sa retraite au Jabal al-Nûr, ses
dernières paroles, etc. Pour al-Jîlî, chacun de ses événements doit être
intériorisé par le viator et non pas seulement médité par lui. Il ne
s'agit plus ici d'adhésion mais proprement d'adhérence, en donnant à ce mot
toute la force qu'il a dans le vocabulaire d'un cardinal de Bérulle : le sulûk
implique une adhérence de l'être tout entier aux états du Prophète. Le sâlik
doit donc – selon le Qâb Qawsayn, autre fragment du Namûs –
actualiser en permanence la forme (sûra) et la réalité intime (haqîqa)
de Muhammad. Ne voir là que des énoncés prescriptifs serait une erreur :
al-Jîlî s'appuie sur une expérience personnelle lui révélant l'insân kâmil dans
toute sa gloire et dont il nous fait part à diverses reprises dans ses oeuvres
: en 796/1393, à Zabîd, il voit le Prophète revêtu des sept attributs de
l'Essence divine puis identifié à cette Essence même. (37) Une vision analogue
lui est accordée à Médine en 802/1399. (38) Il n'est donc pas sans intérêt de
relever que la « scandaleuse » Tabri'a du shaykh Muhammad ‘Uthmân, qui reproduit
scrupuleusement des longs extraits bien choisis des Futûhât d'Ibn
al-‘Arabî (de la p. 221 à la p. 252), donne intégralement le texte des parties
retrouvées du Namûs al-A’zam de al-Jîlî (pp. 37 à 74) et se borne donc à
offrir du vin vieux dans des outres neuves. (39)
Sans
attendre ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, un auteur réputé plus orthodoxe et dont
l'oeuvre a connu, toutes turuq confondues, une très vaste diffusion, Ibn
’Atâ Allâh (m. 709/1309) affirmait déjà que « la haqîqa muhammadiyya est
comme le soleil et que les lumières des coeurs des awliyâ sont pareilles
à des lunes ». (40) La muqaddima de ses Latâ'if al-Minan est un
traité d'hagiologie qui, sous une forme abrégée, reflète clairement les thèses
d'Ibn al-‘Arabî bien que son nom n'y soit pas mentionné. Plus significatives
encore me paraissent, parce qu'elles soulignent le rôle du Prophète dans
l'existence de saints précis, des indications comme celles qu'on relève à la
fin du chapitre 1 des Latâ'if où sont décrits quelques-uns des
compagnons d'Abû l-Hasan al-Shâdhilî : « Nul autre que l'Envoyé de Dieu ne m'a
éduqué (mâ rabbânî illâ rasûl Allâh) » déclare Makln al-Din al-Asmar.
‘Abd al-Rahîm
al-Qinawî revendique expressément lui aussi le Prophète comme son maître
unique. Quant à Abû l-‘Abbâs al-Mursî, successeur de al-Shâdhilî, il déclare: « depuis quarante ans, aucun voile
ne m'a séparé de l'Envoyé de Dieu ». (41)
D'autres
personnages, à la même époque, tiennent un langage semblable : c'est le cas, en
particulier, de deux des awliyâ auxquels la Risâla de Safî al-Dîn (m.
682/1283) consacre une notice : le shaykh Abû l-Su’ūd et le shaykh Abû l-‘Abbâs
al-Tanjî, lequel reçut l'effusion des sciences muhammadiennes à Jérusalem sous
la Coupole du Rocher. (42) Des témoignages analogues plus tardifs sont à recueillir
dans les célèbres Tabaqât Kubrâ de al-Sha’rânî (m. 973/1565). Ils
permettent de comprendre pourquoi ce dernier, dans un autre de ses livres,
affirme avec tant d'insistance que « l'Envoyé de Dieu est le véritable maître »
(al-shaykh al-haqîqi bi-wâsitat ashayskh al-tarîq aw bilâ wâsita), « par
l'intermédiaire des maîtres de la Voie ou sans intermédiaire » – cette faveur
éminente, fruit de la fidélité absolue à la uswa hasana, ayant été
octroyée, dit-il, parmi les shuyûkh qu'il a personnellement connus, à
‘Alî l-Khawwas et à Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505-6). (43) A ces noms il
faut ajouter, parmi les awliyâ de l'époque mamlouke, ceux par exemple
d'Ibrahîm al-Matbûlî, dont les Tabaqât Kubrâ nous disent qu' « il
n'avait pas de shaykh si ce n'est l'Envoyé de Dieu » (44) ou d'Abû l-Mawâhib
al-Sha’rânî qui affirmait: « c'est l'Envoyé de Dieu qui m'a revêtu du froc du tasawwuf
». (45) Nous avons donc affaire ici à un mode privilégié de sanctification
que l'hagiologie musulmane a très tôt discerné et défini, celui qui relève du
type uwaysî : qu'il ait ou non des maîtres terrestres, le sâlik appartenant
à cette catégorie effectue en réalité son apprentissage spirituel sous la
direction de la rûhâniyya d'un saint ou d'un prophète défunt, le cas le
plus éminent étant celui où c'est la rûhâniyya de Muhammad qui prend en
charge son éducation.
Al-Sha’rânî,
toujours dans les Tabaqât, apporte en outre un précieux témoignage personnel
dans la notice où il parle de l'un de ses maîtres, Nûr al-Dîn al-Shûnî, connu
pour son extrême dévotion au Prophète – il avait notamment institué la pratique
d'une récitation collective de la tasliyya. A maintes reprises,
al-Sha’rânî avait vu en songe Nûr al-Dîn al-Shûnî se tenant à la gauche du
Prophète. Mais, un jour qu'il visitait son maître, un événement beaucoup plus
grandiose se produisit : « le corps du shaykh disparut, écrit-il, et c'est le
corps du Prophète qui apparut ». (46) L'occurrence d'un tel phénomène est loin
d'être unique : en 790/1388, à Zabîd, ‘Abd al-Karîm al-Jîlî raconte que le
Prophète se manifesta à lui sous la forme de son maître Ismâ’îl al-Jabartî (m.
1237/1821-2) (47) et
rappelle à ce sujet qu'il apparut de même
sous la forme de Shiblî à l'un des disciples de ce dernier. « Témoigne que je
suis l'Envoyé de Dieu », ordonna Shiblî au disciple – lequel s'exécuta.
Avec
Shiblî, nous remontons au troisième siècle et cela suffit à montrer qu'une
hagiologie où le Prophète est proprement al-shaykh al-haqiqî s'enracine
dans une longue tradition. Que ce prophétocentrisme puisse conduire plus loin
encore – à ce que l'on appellera dans le soufisme ultérieur « l'extinction dans
le Prophète » (al-fanâ fî l-nabî) – est illustré par une curieuse
anecdote que relate Suyûtî dans l'une de ses fatwâ (48) et selon
laquelle un des sahâba, après la mort de Muhammad, se rendit chez l'une des
épouses de ce dernier. Elle lui tendit le miroir qu'utilisait le Prophète : or
ce n'est pas son propre reflet mais le visage de l'Envoyé qu'il y vit paraître.
Ce récit très factuel, livré sans commentaires, préfigure un type d'expérience
spirituelle que vivront, de diverses manières, beaucoup d'autres personnages.
Racontant une vision qu'il eût dans la Mosquée de Médine l'émir ‘Abd al-Qâdir
déclare: « La noble personne du Prophète se confondait avec la mienne au point
que nous étions devenus un seul être ». (49)
Ces
mots sont écrits à la fin du treizième/dix-neuvième siècle. Mais, j'y insiste,
il ne faut pas y voir l'expression de quelque néo-sufism qui aurait
introduit dans certaines turuq des modes inédits d'accès à la walâya :
toute tarîqa, avant comme après l'époque où certains voudraient voir un
changement radical s'opérer, est en réalité une tarîqa muhammadiyya même
si cette dénomination n'y est pas couramment en usage. En revendiquant, à côté
des silsila-s longues qu'ils possèdent tous sans exception, une silsila
courte, c'est à dire une relation immédiate au Prophète, les réformateurs
du dix-huitième siècle ne sont pas en rupture avec la tradition : chez tous les
shuyûkh qui ne sont pas de simples gestionnaires du sacré mais sont
considérés comme des awliyâ authentiques, la jonction ou, mieux, l'union
(irtibât) avec la ruhâniyya de l'Envoyé est une condition de
l'accomplissement spirituel. L'expérience de cette union est vécue de diverses
manières, formulée en usant des multiples ressources du répertoire symbolique
de la culture islamique. Mais elle est jugée indispensable parce que fondée en
doctrine et vérifiée par le témoignage des maîtres. Même un disciple d'Ibn
Taymiyya comme le soufi et faqîh hanbalite ‘Imâd al-Dîn al-Wâsitî (m.
712/1312) l'affirme. (50) Dans le Maghreb du quinzième siècle, Jazûlî, l'auteur
des Dalâ'il al-Khayrât, et ses principaux disciples exerceront dans ce
sens, et bien au-delà du cercle des lettrés, une influence considérable.
Ghazwânî, troisième shaykh de la Jazûliyya,
intitulera l'un de ses écrits, de façon caractéristique, « Le Point éternel,
sur le secret de l'essence muhammadienne » (Al-nuqta l-azaliyya fî sirr
al-dhât al-muhammadiyya). Abu Amr al-Qastâlî, autre shaykh Jazûlî, parlera
de l'empreinte de l'image du Prophète dans le coeur de l'initié. (51) Il est
bon de rappeler aussi qu'lbn Idrîs, en qui l'on est tenté de voir le père
fondateur du néo-soufisme, se rattache, par l'intermédiaire de son maître ‘Abd
al-Wahhâb al-Tâzî, à un grand saint de Fès, ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh. (52) Or
ce dernier affirme expressément que l'homme qui bénéficie d'une illumination (al-maftûh
‘alayhi) est en grave danger et qu'il est proche de la perdition (khatar
‘azîm wa halak qarîb) « aussi longtemps qu'il n'a pas contemplé la station
spirituelle (maqâm) de l'Envoyé » car, « en la noble essence du Prophète
réside une force qui lui est propre et par laquelle il tire [la créature] vers
Dieu ». (53) La médiation muhammadienne apparaît donc, là encore, comme un
point de passage obligé du parcours initiatique.
Parmi
les épisodes de la vie du Prophète, il en est un, capital, que je me suis
abstenu de mentionner en signalant les topoi hagiographiques inspirés
par la sîra nabawiyya : je veux parler de son ascension céleste (mi’râj))
car sa réplication dans l'existence des awliyâ est attestée par des
textes autobiographiques assez nombreux pour qu'on y voit la transcription
d'une réelle expérience intérieure et non pas – dans la plupart des cas – un
simple calque littéraire. L' « adhérence » aux états du Prophète trouve son
fruit le plus accompli dans cette récapitulation par le walî du « voyage
nocturne » qui conduit Muhammad jusqu'au seuil de la présence divine. La
relation la plus ancienne d'une telle expérience est celle, bien connue, d'Abû
Yazîd al-Bistâmî. (54) Néanmoins, sur ce mi’râj al-awliyâ, c'est, une
fois de plus, chez Ibn al-‘Arabî que l'on découvrira les exposés doctrinaux les
plus précis (55) mais également le témoignage personnel le plus développé quant
aux étapes et au terme de cette montée vers Dieu dans les pas du Prophète dont
il donne plusieurs relations. (56) Semnânî, (57) ‘Abd al-Karîm al-Jîlî (58)
livreront de même quelques-uns des secrets de cette ascension extatique.
Beaucoup d'awliyâ dont la renommée est moins étendue voyageront comme
eux, de sphère céleste en sphère céleste, vers le mystère divin : tel, par
exemple, le marocain ‘Abd al-Rahmân al-Khazrajî (59) ou encore le saint patron
de Louxor, Abû l-Hajjâj al-Uqsurî, réputé avoir obtenu cette faveur
surnaturelle pendant la nuit du milieu de Sha’bân.
L'imitation du modèle prophétique, si
parfaite qu'elle soit, n'est cependant jamais, je l'ai dit, qu'une asymptote.
Cela se vérifie dans le cas du mi’râj des saints. « Notre mi’râj n'est
pas identique au sien » (inna mi’râjanâ laysa ka-mi’râjihi) déclare
al-Jîlî. (61) L'ascension corporelle demeure un privilège muhammadien : « les awliya’,
écrit Ibn al-‘Arabî dans un passage que reproduit la Tabri'a, « ont des
voyages nocturnes en esprit (isrâ’ât ruhâniyya)... leurs déplacements
célestes ne se font pas en mode sensible. » Et, concluant le récit de son
propre parcours de ciel en ciel jusqu'à ce qu'il nomme « la station
muhammadienne », il précise : « c'est en moi-même que j'ai voyagé ». (62) Il
n'en reste pas moins que l'idée qu'un walî prétende avoir reçu en
partage ne fût-ce qu'une fraction de la grâce éminente accordée au Prophète
scandalise les ‘ulamâ'. C'est ainsi qu'en Inde, au seizième siècle,
Muhammad Ghawth Gwalyorî, auteur d'une Risâla Mi’râjiyya, fut condamné à
mort comme blasphémateur et ne dût son salut qu'à une fuite précipitée. (63)
Plus fortunés ou plus discrets, des shuyûkh nombreux qui, selon les
mêmes critères, auraient encouru une sentence identique ont échappé au regard
des censeurs. Il est vrai que l'on touche, avec le mi’râj, à l'extrême
limite de la très réelle mais très poreuse frontière qui sépare la walâya de
la nubuwwa. Mais comment s'étonner que, dans une mystique dont la haqîqa
muhammadiyya est à la fois la cime et le centre, l'aventure intime que
constitue pour le walî l’itinerarium in Deum se vive et se dise
en épousant le schéma de ce qu'un texte médiéval occidental appelait «
l'échelle de Mahomet » ?
Nous
voici parvenus loin, très loin de notre point de départ – le melon que mangea
ou que ne mangea pas Ibn Hanbal. Je vous ai fait parcourir au galop plusieurs
siècles d'histoire et, d'ouest en est, un nombre considérable de kilomètres
carré. Simple vue cavalière, donc, et non point dossier exhaustif. Une
exploration plus méthodique de sources arabes serait d'ailleurs insuffisante.
L'enquête devrait s'étendre à l'Asie centrale (où, dès ses origines, la Naqshbandiyya
en particulier offre de précieux témoignages), à l'Inde que je viens de
mentionner en passant, au monde malais où la doctrine de l'insân kâmil a
trouvé des expressions originales... Je me risquerai pourtant à avancer
quelques conclusions que plusieurs de mes remarques ont, en vérité, largement
anticipées.
Que
l'on ait fait, en Egypte, un mauvais procès au shaykh Muhammad ‘Uthmân est, je
crois, assez clair : quoiqu'on puisse penser de l'orthodoxie de son enseignement – ce n'est pas le problème que
doit se poser la présente assemblée – il n'est en rien provocateur. L'un de ses
premiers disciples déclara fort justement à Valérie Hoffman, en lui remettant
un exemplaire de la Tabri'a: « Muhammad ‘Uthmân n'a pas écrit ce livre.
Il est l'oeuvre de plus de quatre-vingts auteurs ». (64) Ce qui est
significatif, ce n'est pas que les adversaires habituels du soufisme aient
attaqué avec violence cette banale compilation : c'est que les dignitaires qui
composent le très officiel « conseil suprême soufi » l'aient dénoncée avec la
même véhémence. A travers la personne du shaykh soudanais, ce sont en fait les
maîtres dont il se réclame qui sont visés, c'est un immense et prestigieux
héritage qui est jeté pardessus bord. De cette attitude – qui répond par une
surenchère suicidaire aux critiques des mouvements intégristes – on trouve,
entre autres exemples, la confirmation dans une interview publiée en 1992 du
chef de la tarîqa muhammadiyya shâdhiliyya, (65) Muhammad Zakî Ibrahim : pour
lui, des auteurs comme Ibn al-‘Arabî ou al-Jîlî représentent un soufisme «
étranger à l'islam ». Mais, assure-t-il avec satisfaction, « ils n'ont plus
aujourd'hui ni disciple ni héritier ». Affirmation évidemment fausse, comme le
démontre l'existence même de la Burhaniyya, et, plus discrètement, celle
de turuq moins bruyantes et d'une légitimité insoupçonnable. Mais
affirmation révélatrice, aussi, du divorce entre les apparences d'un soufisme
institutionnel inhibé par les épigones d'Ibn Taymiyya et les très vieilles
certitudes qui, dans les profondeurs de la umma, ne cessent d'inspirer
des ferveurs nouvelles.
Ces
certitudes, ces ferveurs, les pères putatifs du « néo-soufisme » les avaient
eux-mêmes reçues en héritage. Réformateurs, ils le furent sans aucun doute.
Mais l'histoire des turuq, comme celle des ordres monastiques, est-elle
autre chose que l'histoire de réformes sans cesse recommencées ? Renversant
l'adage bien connu qui, en occident, illustre l'exception cartusienne, on
pourrait dire de la règle originelle de toute tarîqa qu'elle est semper
deformata, semper reformata. Chaque siècle voit surgir des maîtres qui,
dans les conditions propres à leur époque et à leur milieu, s'appliquent à
ranimer l'élan initial, à remettre en évidence les charismes spécifiques qui
sont la raison d'être de leur Voie. Inqilâb, plutôt que thawra.
Répondre aux défis du moment impose de mettre l'accent sur tel aspect des
croyances ou des pratiques, de trouver d'autres mots pour dire les mêmes
choses. Mais l'apparition d'une tarîqa pourvue d'une désignation inédite
ne doit pas nous abuser. Le « néo-soufisme » n'est pas un mythe si l'on entend
par là que la fin du dix-huitième siècle et le début du dix-neuvième ont été
marqués par la présence d'éponymes prestigieux – Tijânî, Sanûsî, Mirghânî, Mawlâna Khâlid, Mawlay al-‘Arabî l-Darqawî –
qui donnent un souffle nouveau à de très anciennes traditions. Il n'est qu'une
fiction si l'on prétend le couper de racines que ces maîtres n'ont jamais
reniées.
Je
ne discuterai pas ici les neuf particularités qui, selon l'analyse de Radtke et
d'O'Fahey, définissent l'originalité que certains chercheurs veulent à tout
prix découvrir dans ce néo-soufisme. Un seul point intéresse directement mon
propos : le caractère essentiel de la référence prophétique dans l'enseignement
de ces réformateurs. Les exemples que j'ai cités montrent assez, me semble-t-il,
que, sous des formes frustes ou savantes, précautionneuses ou explicites, cette
référence a toujours été fondamentale pour la raison bien simple que, sans
elle, la sainteté n'est pas pensable en islam. Entre Dieu et l'homme, le
Prophète est le barzakh, l'isthme qui conjoint les réalités créaturelles
et les réalités célestes et permet de passer des unes aux autres. (66) En lui
resplendit cette image visible du Dieu invisible que tout fils d'Adam est
appelé à rétablir en lui-même. Restaurer ce théomorphisme oblitéré par la chute
ne peut donc consister qu'à se configurer au Prophète, seul véritable maître,
seul modèle sans défaut. S'unir à la ruhâniyya de l'Envoyé, s'éteindre
en elle est l'unique chemin par lequel on parvient à s'éteindre en Dieu.
Au-delà des naïves décalcomanies de l'hagiographie, la uswa hasana demeure
par conséquent pour l'historien de la sainteté en Islam un indispensable point
de repère. Elle n'explique pas tout mais, sans elle, on n'explique rien.
L'attention portée à cet invariant ne doit pas certes conduire à négliger les
variables. Mais, inversement, les idiosyncrasies du walî, les traits de
son environnement, les contingences de l'histoire locale ne suffisent jamais à
rendre compte du phénomène de la walâya dès lors qu'on oublie qu'en Islam,
si le Prophète est le miroir de Dieu, le saint est le miroir du Prophète.
Notes
*
Conférence inaugurale de l'Association Française pour l'Étude du Monde Arabe et
Musulman – l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 30 Juin 1994.
(1) Ibn al-Jawzī, Sifat al-Safwa, Volume II
(Beyrouth, 1986), p. 345.
(2)
C'est notamment le cas d'Ibn al-‘Arabî ; voir par exemple Futûhât Makkiyya,
Volume I (Bûlâq, 1329), p. 247 et la traduction de R. Deladrière du Kawkab
Durrî (« La vie merveilleuse de Dhû l-Nûn l'égyptien ») (Paris, 1988),
p.196.
(3) Si l'on ignore comment le Prophète
mangeait les melons, il est du moins établi qu'il en mangeait. Voir Wensinck,
Concordance, Volume I, p. 189, qui se réfère à des hadīth-s figurant
chez Aba Dâwûd, Tirmidhî et Ibn Mâjah.
(4)
C'est cette sourate qui désigne le Prophète comme khâtam al-nabiyyîn et
comme sirâj munîr, elle aussi qui institue la salât ‘alâ l-nabî.
(5) Wensinck, II, 75.
(6) A. Schimmel, And Muhammad is His Messenger (Chapel
Hill, 1985).
(7) Schimmel, 32.
(8) Voir cependant, parmi les publications récentes,
le livre de N.Kaptein, Muhammad's Birthday Festival (Leyde, 1993) et
l'excellent article de Valerie Hoffman-Ladd, « Devotion to the Prophet and
his Family in Egyptian Sufism », International Journal of Middle East
Studies, 24 (1992): 615-637.
(9)
Islamochristiana, 11. L'article de Nizâmî « Models of holiness » traite,
certes, du modèle prophétique, mais l'envisage exclusivement d'un point de vue
éthique.
(10)
P. J. Luizard, « Le rôle des confréries dans le système politique égyptien »,
Maghreb-Mashrek, 131 (1991). On trouvera des informations complémentaires dans
l'article cité note 8 de V. Hoffman-Ladd et surtout dans le chapitre 9 de son
livre à paraître, Sufism, Mystics and Saints in Modem Egypt.
(11)
Sur les accusations portées contre les fondateurs de la Burhaniyya voir
Muhammad ‘Abdallāh al-Sammân, Ta'thîm al-Dhimma fī Tadlîl al-Umma (Le
Caire, 1977) et – entre autres articles – l'interview du shaykh Muhammad
al-Sutūhî dans Al-Ahrâm du 9 janvier 1976.
(12)
Der Islam, 70, i (1993): 52-87. Voir aussi, de R. S. O'Fahey, l'ouvrage
sur Ahmad b. Idrîs, Enigmatic Saint (Londres, 1990), chap. 1.
(13)
Catherine Mayeur-Jaouen, Al-Sayyid Ahmad al-Badawī, thèse de doctorat es
Lettres, Volume I (Paris IV, 1992), pp. 170-171.
(14)
Ahmad al-Qattân et Muhammad al-Zayn, Imâm al-Tawhîd (Koweit, 1988),
p.35.
(15)
Shattanawfî, Bahjat al-Asrâr (Le Caire, 1330 h.), p. 21; Abû Bakr
al-‘Aydarûs, Al-Najm al-Sâ’î fî Manâqib, éd. al-Rifâ’î (Le Caire, 1976),
p. 25.
(16)
Yâfi’î, Rawd al-Rayâhîn (Le Caire, 1955), n°489, p. 460; Muhammad
al-Kattânî, Salwat al-Anfâs, Volume II (Fès, 1316h.), p. 248.
(17) I. J. Boullata, « Toward a biography of Ibn
al-Fârid », Arabica, 28 (1981) : 49. Je n'ai pu encore consulter l'ouvrage annoncé
de Th. Emil Homerin, From Arab Poet to Muslim Saint (University of South
Carolina, 1994) ni l'article à paraître dans Islamochristiana du P. Giuseppe
Scattolin.
(18) La rencontre avec un râhib est un
thème qu'on rencontre également chez Ibn al-‘Arabî (lequel, sur ce point,
transcrit des récits hagiographiques plus anciens). Voir par exemple Ibn
al-‘Arabî, I, 223-224 ; IV, 511, 522-523, 549 et Vie merveilleuse..., pp.
345-348.
(19)
Ibn al-Sabbâgh, Durrat al-Asrâr (Qús, s.d.), pp. 34-35.
(20)
Je renvoie sur ce point au chapitre V de M. Chodkiewicz, Le sceau des saints
(Paris, 1986).
(21)
Ibn Hishâm, Sîra Nabawiyya, Volume I (Le Caire, 1955), p . 155. Voir
aussi l'article de V. Rubin, « Pre-existence and Light »", Israel
Oriental Studies, 5 (1975): 62-119.
(22) Voir G. Böwering, The Mystical Vision of
Existence in Classical Islam (Berlin-New-York, 1980), chap. IV.
(23)
Voir en particulier la traduction du Kitāb al-Tawāsîn, dans Massignon,
La passion d'al-Hallâj, Volume III (Paris, 1975), pp. 304-306.
(24) Isma’îl Haqqî, Rûh al-Bayân, Volume VII
(Istanbul, 1330h.), p. 156.
(25)
P. Nwyia, Exégèse coranique et langage mystique (Beyrouth, 1970), pp. 183-190.
(26)
A. R. Badawī, Shatahât al-Sûfiyya (Le Caire, 1949), p. 66. La traduction
que donne A. Meddeb, Les dits de Bistâmî (Paris, 1989), p. 41 de ce
propos, ainsi que celle d'un propos similaire : Badawī, 86, Meddeb, 74 sont à
rectifier.
(27)
Hakîm Tirmidhî, Khatm al-Awliyâ, éd. O. Yahia (Beyrouth, 1965), pp. 16 et 28.
(28) Qâdî ‘Iyyâd, Al-shifâ bi-Ta’rîf Huqûq
al-Mustafâ (Beyrouth, 1977) voir en particulier pp. 546-559.
(29)
On en trouvera des exemples dans l'ouvrage déjà ancien de Z. Mubārak, Al-Madâ'ih
al-Nabawiyya (Le Caire, 1935). Pour le 7e/13e siècle, voir ‘Alî Sâfî
Husayn, Al-Adab al-Sûfi fî Misr (Le Caire, 1964), p. 230s. Sur la
célébration du mawlid nabawî, l'étude la plus récente est celle de N. Kaptein,
signalée note 8.
(30)
Naskhat al-Haqq est d'ailleurs le titre d'un petit traité d'Ibn
al-‘Arabî, inédit à ce jour, et qui récapitule la doctrine akbarienne de l’insân
kâmil.
(31)
Ibn al-‘Arabî, IV, 184.
(32)
Tanbîhât ‘alâ ‘Uluww l-Haqīqa l-Muhammadiyya, publié (sous le nom d'Ibn
al-‘Arabî) (Le Caire : Maktaba ‘Âlam al-Fikr, 1987), p. 34.
(33)
Sur ce personnage, qu'on ne connaissait pour cette raison que sous le nom de « Sallî
‘alâ Muhammad », voir aussi Rûh al-Quds, notice n°34.
(34)
Ibn al-‘Arabî, 1,151.
(35) Tafsîr al-Qur'ân (publié sous le
nom d'Ibn al-‘Arabî), Volume II (Beyrouth, 1968), p .286, à propos du verset
33:21.
(36)
II existe une édition publiée au Caire (s.d.) du Nasîm al-Sahar.
(37)
‘Abd al-Karîm al-Jîlî, Al-Kahf wa l-Raqîm, ms. Berlin We 1631, f. 222a.
(38) ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, Al-Kamâlât al-ilâhiyya,
ms. Dar al-Kutub, Tas 360, f.58.
(39)
Le Tabri'a reproduit également (pp. 75-76) la fin du chapitre 63 et
dernier de l’Insân Kâmil de al-Jîlî (correspondant au tome 2, p. 146s.
de l'édition du Caire, 1963). Signalons que les références des citations des
Futûhât, que donne Muhammad ‘Uthmân renvoient à l'édition de 1293 et non à
celle, plus répandue, de 1329.
(40)
Ibn ‘Atâ Allah, Latâ'if al-Minan, en marge de l'ouvrage du même titre de
Sha’rânî (Le Caire, 1357h.), p. 20. Voir aussi p. 6 une formulation analogue.
(41)
Op. cit., p. 97. Pour le propos d'Abû l-‘Abbâs al-Mursî Sha’rânî, Tabaqât
Kubrâ (Le Caire, 1954), II, p. 14.
(42)
La Risâla de Safî al-Dîn, éd. et trad. par D. Gril (Le Caire, 1986), ff.
91b et 125b.
(43)
Sha’rânî, Lawâqih al-Anwâr al-Qudsiyya (Le Caire, 1961), p. 5.
(44)
Sha’rânî, Tabaqât Kubrâ II, 83.
(45)
Ibid., II, p. 73.
(46) Ibid., II, p. 172.
(47) Al-Jîlî, Insân Kâmil, II, 46.
(48)
Al-Suyûtî, Al-Hâwî lil-Fatâwî, Volume II (Le Caire, 1959), pp. 438-439.
Habituellement plus précis, al-Suyûtî déclare à propos du Compagnon en
question: « Je pense qu'il s'agit d'Ibn ‘Abbâs » et, à propos de l'épouse du
Prophète : « Je pense qu'il s'agit de Maymûna ». Je n'ai pu identifier la
source de al-Suyûtî..
(49)
‘Abd al-Qâdir ai-Jazâ'irî, Kitâb al-Mawâqif, Volume I (Damas, 1967), p.
47 [ce chapitre, le 13ème de l'ouvrage, est traduit par moi dans Ecrits
spirituels (Paris, 1982), p. 164].
(50)
‘Imād al-Dîn Ahmad al-Wâsitî l-Baghdâdî, Al-Sulûk wa l-Sayr ilâ Llâh,
ms. Zâhiriyya 4709.
(51)
Sur le rôle de la Jazûliyya dans la propagation au Maghreb du modèle
prophétique de la sainteté, voir la thèse de V. Cornell, Mirrors of
Prophethood, the Evolving Image of Spiritual Masters in the Western Maghreb (Los
Angeles: University of California, 1989), chapitre 7, 8 et 9.
(52) Voir O'Fahey, 40 s.
(53) Ahmad b. al-Mubârak, Kitâb al-Ibrîz, Volume I (Damas, 1984),
p. 400. Voir aussi, I, 55.
(54) Sur le mi’râj de Bistâmî, voir Sarráj, Kitâb
al-Luma’ (Bagdad, 1960), p. 464 ; Badawî, 116 ainsi que l'article de Nazeer
al-Azma, « Some notes on the impact of the story of the mi’râj on Sufî
littérature », Muslim World, 63, (1973).
(55)
Voir en particulier, Ibn al-‘Arabî, III, 52, chapitre 314 et III, 208, chapitre
349.
(56)
Voir M. Chodkiewicz, Le sceau des saints, chapitre X où sont analysés les
principaux textes : chap. 167 et 367 des Futûhât, Risâlat al-Anwâr.
De larges extraits du chapitre 367 ont été traduits (en anglais) par J. W.
Morris dans M. Chodkiewicz et al., Les illuminations de la Mecque (Paris,
1989), pp. 351-381.
(57)
Semnânî, Sirr Bâl al-Bâl li-Dhawî l-Hâl, Musannafât-i Farsî (Téhéran,
1990), pp. 127-151. Voir aussi Corbin, En Islam iranien, Volume III (Paris,
1972), p. 346 s.
(58)
Al-Jîlî, Insân Kâmil, chap. 49 et 62.
(59) Salwat al-Anfās, Volume III, p. 18s.
(60)
Rachida Chih, « Abû l-Hajjâj al-Uqsurî, saint patron de Luxor », Egypte-Monde
Arabe, 14 (1993): 67-77. L'auteur précise toutefois que, selon al-Udfuwî
qui lui consacre une notice, le mi’râj d'Abû l-Hajjâj ne serait qu'une
légende répandue par des disciples ignorants. Cette légende, si c'en est une,
est en tout cas toujours vivante aujourd'hui.
(61)
Al-Jîlî, Insân Kâmil, II, 8.
(62)
Ibn ‘Arabî, III, 342-343 pour la première citation (Tabri'a, 250) et p.350 pour
la seconde.
(63) S. A. Rizvi, A History of Sufism in India,
Volume II (Delhi, 1983), pp.157-159.
(64)
Hoffman-Ladd, chapitre 9.
(65)
Al-Tasawwuf al-Islâmî, n° d'aout 1992, p. 43.
(66)
Voir Ibn al-‘Arabî, II, 391 et 396, où est définie en ces termes la fonction de
l'insân kâmil.
[Michel Chodkiewicz, Le modèle prophétique de la sainteté
en Islam, Al-Masaq : Islam and the Medieval Mediterranean, 1994]
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