(René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Chap. XVI : La dégénérescence de la monnaie).
Arrivé à ce point
de notre exposé, il ne sera peut-être pas inutile de nous en écarter quelque
peu, du moins en apparence, pour donner, ne fût-ce qu’assez sommairement,
quelques indications sur une question qui peut sembler ne se rapporter qu’à un
fait d’un genre très particulier, mais qui constitue un exemple frappant des
résultats de la conception de la « vie ordinaire », en même temps qu’une
excellente « illustration » de la façon dont celle-ci est liée au point de vue
exclusivement quantitatif et qui, par ce dernier côté surtout, se rattache en
réalité très directement à notre sujet. La question dont il s’agit est celle de
la monnaie, et assurément, si l’on s’en tient au simple point de vue «
économique » tel qu’on l’entend aujourd’hui, il semble bien que celle-ci soit
quelque chose qui appartient aussi complètement que possible au « règne de la
quantité » ; c’est d’ailleurs à ce titre qu’elle joue, dans la société moderne,
le rôle prépondérant que l’on ne connaît que trop et sur lequel il serait
évidemment superflu d’insister ; mais la vérité est que le point de vue «
économique » lui-même, et la conception exclusivement quantitative de la
monnaie qui lui est inhérente, ne sont que le produit d’une dégénérescence
somme toute assez récente, et que la monnaie a eu à son origine et a conservé
pendant longtemps un caractère tout différent et une valeur proprement
qualitative, si étonnant que cela puisse paraître à la généralité de nos
contemporains.
Il est une remarque qu’il est bien facile de faire, pour peu
qu’on ait seulement « des yeux pour voir » : c’est que les monnaies anciennes
sont littéralement couvertes de symboles traditionnels, pris même souvent parmi
ceux qui présentent un sens plus particulièrement profond ; c’est ainsi qu’on a
remarqué notamment que chez les Celtes, les symboles figurant sur les monnaies
ne peuvent s’expliquer que si on les rapporte à des connaissances doctrinales
qui étaient propres aux Druides, ce qui implique d’ailleurs une intervention
directe de ceux-ci dans ce domaine ; et, bien entendu, ce qui est vrai sous ce
rapport pour les Celtes l’est également pour les autres peuples de l’antiquité,
en tenant compte naturellement des modalités propres de leurs organisations
traditionnelles respectives. Cela s’accorde très exactement avec l’inexistence
du point de vue profane dans les civilisations strictement traditionnelles : la
monnaie, là où elle existait, ne pouvait elle-même pas être la chose profane
qu’elle est devenue plus tard; et si elle l’avait été, comment s’expliquerait
ici l’intervention d’une autorité spirituelle qui évidemment n’aurait rien eu à
y voir, et comment aussi pourrait-on comprendre que diverses traditions parlent
de la monnaie comme de quelque chose qui est véritablement chargé d’une «
influence spirituelle », dont l’action pouvait effectivement s’exercer par le
moyen des symboles qui en constituaient le « support » normal ? Ajoutons que,
jusqu’en des temps très récents, on pouvait encore trouver un dernier vestige
de cette notion dans des devises de caractère religieux, qui n’avaient
assurément plus de valeur proprement symbolique, mais qui étaient du moins
comme un rappel de l’idée traditionnelle désormais plus ou moins incomprise;
mais après avoir été, en certains pays, reléguées autour de la « tranche » des
monnaies, ces devises mêmes ont fini par disparaître complètement, et, en
effet, elles n’avaient aucune raison d’être dès lors que la monnaie ne
représentait plus rien d’autre qu’un signe d’ordre uniquement « matériel » et
quantitatif.
Le contrôle de l’autorité spirituelle sur la monnaie,
sous quelque forme qu’il se soit exercé, n’est d’ailleurs pas un fait limité
exclusivement à l’antiquité, et sans sortir du monde occidental il y a bien des
indices qui montrent qu’il a dû s’y perpétuer jusque vers la fin du moyen âge,
c’est-à-dire tant que ce monde a possédé une civilisation traditionnelle. On ne
pourrait en effet s’expliquer autrement que certains souverains, à cette
époque, aient été accusés d’avoir « altéré les monnaies » ; si leurs
contemporains leur en firent un crime, il faut conclure de là qu’ils n’avaient
pas la libre disposition du titre de la monnaie et que, en le changeant de leur
propre initiative, ils dépassaient les droits reconnus au pouvoir temporel (1).
Dans tout autre cas, une telle accusation aurait été évidemment dépourvue de
sens ; le titre de la monnaie n’aurait d’ailleurs eu alors qu’une importance
toute conventionnelle et, en somme, peu aurait importé qu’elle fût constituée
par un métal quelconque et variable, ou même remplacée par un simple papier
comme elle l’est en grande partie de nos jours, car cela n’aurait pas empêché
qu’on pût continuer à en faire exactement le même usage « matériel ». Il
fallait donc qu’il y eût là quelque chose d’un autre ordre, et nous pouvons
dire d’un ordre supérieur, car ce n’est que par là que cette altération pouvait
revêtir un caractère de si exceptionnelle gravité qu’elle allait jusqu’à
compromettre la stabilité même de la puissance royale parce que, en agissant
ainsi, celle-ci usurpait les prérogatives de l’autorité spirituelle qui est, en
définitive, l’unique source authentique de toute légitimité ; et c’est ainsi
que ces faits, que les historiens profanes ne semblent guère comprendre,
concourent encore à indiquer très nettement que la question de la monnaie
avait, au moyen âge aussi bien que dans l’antiquité, des aspects tout à fait
ignorés des modernes.
Il est donc arrivé là ce qui est arrivé généralement pour
toutes les choses qui jouent, à un titre ou à un autre, un rôle dans
l’existence humaine : ces choses ont été dépouillées peu à peu de tout
caractère « sacré » ou traditionnel, et c’est ainsi que cette existence même,
dans son ensemble, est devenue toute profane et s’est trouvée finalement
réduite à la basse médiocrité de la « vie ordinaire » telle qu’elle se présente
aujourd’hui. En même temps, l’exemple de la monnaie montre bien que cette «
profanisation », s’il est permis d’employer un tel néologisme, s’opère
principalement par la réduction des choses à leur seul aspect quantitatif ; en
fait, on a fini par ne plus même pouvoir concevoir que la monnaie soit autre
chose que la représentation d’une quantité pure et simple ; mais si ce cas est
particulièrement net à cet égard, parce qu’il est en quelque sorte poussé
jusqu’à l’extrême exagération, il est bien loin d’être le seul où une telle
réduction apparaisse comme contribuant à enfermer l’existence dans l’horizon
borné du point de vue profane. Ce que nous avons dit du caractère quantitatif
par excellence de l’industrie moderne et de tout ce qui s’y rapporte permet de
le comprendre suffisamment : en entourant constamment l’homme des produits de
cette industrie, en ne lui permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose
(sauf, comme dans les musées par exemple, à titre de simples « curiosités »
n’ayant aucun rapport avec les circonstances « réelles » de sa vie, ni par
conséquent aucune influence effective sur celle-ci), on le contraint
véritablement à s’enfermer dans le cercle étroit de la « vie ordinaire » comme
dans une prison sans issue. Dans une civilisation traditionnelle, au contraire,
chaque objet, en même temps qu’il était aussi parfaitement approprié que
possible à l’usage auquel il était immédiatement destiné, était fait de telle
façon qu’il pouvait à chaque instant, et du fait même qu’on en faisait
réellement usage (au lieu de le traiter en quelque sorte comme une chose morte
ainsi que le font les modernes pour tout ce qu’ils considèrent comme des «
œuvres d’art »), servir de « support » de méditation reliant l’individu à
quelque chose d’autre que la simple modalité corporelle, et aidant ainsi chacun
à s’élever à un état supérieur selon la mesure de ses capacités (2) ; quel
abîme entre ces deux conceptions de l’existence humaine Cette dégénérescence
qualitative de toutes choses est d’ailleurs étroitement liée à celle de la
monnaie, comme le montre le fait qu’on en est arrivé à n’« estimer » couramment
un objet que par son prix, considéré uniquement comme un « chiffre », une «
somme » ou une quantité numérique de monnaie ; en fait, chez la plupart de nos
contemporains, tout jugement porté sur un objet se base presque toujours
exclusivement sur ce qu’il coûte. Nous avons souligné le mot « estimer », en
raison de ce qu’il a en lui-même un double sens qualitatif et quantitatif;
aujourd’hui, on a perdu de vue le premier sens ou, ce qui revient au même, on a
trouvé moyen de le réduire au second, et c’est ainsi que non seulement on «
estime » un objet d’après son prix, mais aussi un homme d’après sa richesse
(3). La même chose est arrivée aussi, tout naturellement, pour le mot « valeur
» et, remarquons-le en passant, c’est là-dessus que se fonde le curieux abus
qu’en font certains philosophes récents, qui ont même été jusqu’à inventer,
pour caractériser leurs théories, l’expression de « philosophie des valeurs » ;
au fond de leur pensée, il y a l’idée que toute chose, à quelque ordre qu’elle
se rapporte, est susceptible d’être conçue quantitativement et exprimée
numériquement ; et le « moralisme », qui est d’autre part leur préoccupation
dominante, se trouve par là associé directement au point de vue quantitatif
(4). Ces exemples montrent aussi qu’il y a une véritable dégénérescence du
langage, accompagnant ou suivant inévitablement celle de toutes choses; en
effet, dans un monde où l’on s’efforce de tout réduire à la quantité, il faut
évidemment se servir d’un langage qui lui-même n’évoque plus que des idées
purement quantitatives.
Le billet de 100.000 Milliards ZWD ...qui vaut 5 dollars US...
Pour en revenir plus spécialement à la question de la
monnaie, nous devons encore ajouter qu’il s’est produit à cet égard un
phénomène qui est bien digne de remarque: c’est que, depuis que la monnaie a
perdu toute garantie d’ordre supérieur, elle a vu sa valeur quantitative
elle-même, ou ce que le jargon des « économistes » appelle son « pouvoir
d’achat », aller sans cesse en diminuant, si bien qu’on peut concevoir que, à
une limite dont on s’approche de plus en plus, elle aura perdu toute raison
d’être, même simplement « pratique » ou « matérielle », et elle devra disparaître
comme d’elle-même de l’existence humaine. On conviendra qu’il y a là un étrange
retour des choses, qui se comprend d’ailleurs sans peine par ce que nous avons
exposé précédemment : la quantité pure étant proprement au-dessous de toute
existence, on ne peut, quand on pousse la réduction à l’extrême comme dans le
cas de la monnaie (plus frappant que tout autre parce qu’on y est déjà presque
arrivé à la limite), aboutir qu’à une véritable dissolution. Cela peut déjà
servir à montrer que, comme nous le disions plus haut, la sécurité de la « vie
ordinaire » est en réalité quelque chose de bien précaire, et nous verrons
aussi par la suite qu’elle l’est encore à beaucoup d’autres égards; mais la
conclusion qui s’en dégagera sera toujours la même en définitive : le terme
réel de la tendance qui entraîne les hommes et les choses vers la quantité pure
ne peut être que la dissolution finale du monde actuel.
(1) Voir Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p.
111, où nous nous sommes référé plus spécialement au cas de Philippe le Bel, et
où nous avons suggéré la possibilité d'un rapport assez étroit entre la
destruction de l'Ordre du Temple et l'altération des monnaies, ce qui se
comprendrait sans peine si l'on admettait, comme au moins très vraisemblable,
que l'Ordre du Temple avait alors, entre autres fonctions, celle d'exercer le
contrôle spirituel dans ce domaine ; nous n'y insisterons pas davantage, mais
nous rappellerons que c'est précisément à ce moment que nous estimons pouvoir
faire remonter les débuts de la déviation moderne proprement dite.
(2) On pourra, sur ce sujet, consulter de nombreuses
études de A. K. Coomaraswamy, qui l'a abondamment développé et « illustré »
sous toutes ses faces et avec toutes les précisions nécessaires.
(3) Les Américains sont allés si loin en ce sens qu'ils
disent communément qu'un homme « vaut » telle somme, voulant indiquer par là le
chiffre auquel s'élève sa fortune; ils disent aussi, non pas qu'un homme
réussit dans ses affaires, mais qu'il « est un succès », ce qui revient à
identifier complètement l'individu à ses gains matériels !
(4) Cette association n'est d'ailleurs pas une chose
entièrement nouvelle, car elle remonte en fait jusqu'à l'« arithmétique morale
» de Bentham, qui date de la fin du XVIIIe siècle.
(René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des
Temps, Chap. XVI : La dégénérescence de la monnaie).
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