mercredi 13 février 2013

Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » - 5. Les lettrés et la sainteté - Le Jadhwat al-iqtibās d’Ibn al-Qāḍī et le Ṣafwat man intashar d’al-Ifrānī - Ruggero Vimercati Sanseverino









par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)
 
 
 
Abū al-‘Abbās Shihāb al-Dīn Ibn al-Qāḍī al-Miknāsī 163 (m. 1025/1616), historien et lettré « dont les ouvrages de biographie sont », comme remarque Gaston Deverdun164, « très appréciés », est l’auteur d’un traité sur les personnalités notoires de Fès parmi lesquelles se trouvent aussi des saints. Le Jadh-wat al-iqtibās fī dhikr man ḥalla min al-a‘lām madīnat Fās165, « premier tableau d’ensemble du mouvement littéraire au Maroc sous la dynastie marīnide et sa‘dide »166, présente dans l’ordre alphabétique 646 personnages du IVe/Xe jusqu’au XIe/XVIIe siècle et aborde l’histoire topographique de Fès. Les rois, les savants et leurs oeuvres, les maîtres et leurs étudiants trouvent leur place à côté des saints dans cet ouvrage polyvalent qui montre bien comment à Fès la politique, la science et la sainteté s’imprègnent mutuellement.
Ibn al-Qāḍī, qui prend ses distances à l’égard de son ancêtre Mūsā b. Abī al-‘Āfiyya al-Zannātī (m. 328/940), le persécuteur des Idrissides, prêtant serment par Dieu qu’il est un « serviteur des gens de la maison prophétique »167, étudie auprès d’Abū al-Maḥāsin al-Fāsī et visite la zâwiya dila’ite où il est reçu avec tous les honneurs. Il représente sans doute la figure typique du lettré (adīb) et savant, qui, sans être un adepte engagé du soufisme, côtoie néanmoins ses représentants et contribue à la perpétuation de leur souvenir. Oscillant entre hommes du pouvoir, savants et saints, l’oeuvre et la personnalité d’Ibn al-Qāḍī reflètent la relation d’une certaine catégorie de la population au soufisme et à la sainteté. L’intellectuel est à cette époque homme de lettres et historien, il honore les saints en raison de leurs vertus, de leurs miracles et de leur sagesse et immortalise leur souvenir parmi les personnages qui ont marqué l’histoire. Le Jadhwat al-iqtibās est, semble-t-il, pour Ibn al-Qāḍi essentiellement un hommage à sa ville natale et, pour l’historien de la sainteté, une démonstration que six siècles après sa fondation, les saints de Fès contribuent autant à sa gloire que les rois et les savants.
Environ un siècle plus tard, une autre figure célèbre de l’histoire culturelle du Maroc, Muḥammad b. al-Ḥajj al-Ifrānī168 (m. 1138/1725), rédige, dans le but de continuer l’oeuvre d’Ibn ‘Askar, l’auteur du Dawḥat al-nāshir, son répertoire des saints du XIe/XVIIe siècle, le Ṣafwat man intashara min akhbār ṣulaḥā’ al-qarn al-ḥādī ‘ashar169. L’auteur, à l’oeuvre duquel E. Lévi-Provençal a consacré de nombreuses pages, est connu comme un historien de la dynastie sa’dienne. On connaît assez peu sa vie. Dans sa région natale, le Sūs, il est en contact avec le milieu des zâwiyas. Afin de poursuivre ses études, il s’établit à Fès où il assiste entre autres aux cours d’un membre de la famille al-Fāsī. Il se consacre à l’étude de la poésie profane et devient probablement l’historien de cour de Moulay Ismā‘īl. Durant son activité littéraire et l’exercice de diverses fonctions officielles, il reste en correspondance avec le chef de la zâwiya Sharqāwiyya de Tadla. On ne sait pas clairement à quel moment de sa vie sa carrière est troublée par des enjeux politiques, mais al-Ifrānī est considéré par ses successeurs comme faisant partie des grands écrivains du Maroc. Son ouvrage hagiographique sur les saints de Fès est, selon G. Deverdun, « d’une consultation indispensable pour l’histoire du mouvement sharifien et maraboutique au Maroc à partir de la fin du moyen âge »170. Al-Ifrānī dit effectivement avoir consulté vingt-cinq livres pour la rédaction de cet ouvrage. En effet, la Safwat n’est pas une véritable hagiographie, mais inclut les biographies des savants et se présente, par son style et sa méthode, comme un travail d’historien. Les anecdotes édifiantes et les récits de miracles cèdent pour la plupart du temps le pas à une reconstitution minutieuse des données biographiques et à des citations de caractère littéraire. Aussi trouve-t-on relativement peu de renseignements oraux, l’auteur ayant préféré se référer aux écrits de ses prédécesseurs et aux listes bibliographiques des savants.
 
Ibn al-Qāḍī et al-Ifrānī représentent la figure du lettré et de l’intellectuel qui, sans être ou au moins s’afficher comme adepte, entretient un lien constant avec les cercles soufis. L’hagiographie constitue pour eux un moyen de se « rapprocher de Dieu » et d’exprimer leur attachement aux saints. L’oeuvre de ces auteurs « profanes » permet à la sainteté de sortir du cadre de l’écriture strictement spirituelle et de s’inscrire dans l’histoire intellectuelle du pays. Cette approche « extérieure », mettant l’accent sur l’aspect historique et littéraire, présente une vision différente de la sainteté qui dévoile sa portée universelle et dépasse le cadre initiatique.
163 Salwa, vol. III, p. 163-166.
164 « Ibn al-Ḳāḍī », EI2, vol. III, p. 837.
165 Rabat : Dār al-Manḵūr, 1973. Cf. HAJJI, Mohamed, La vie intellectuelle au Maroc à l’époque sa’dide, Rabat : Dār al-Maghrib, 1976, vol. I, p. 22-23 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 248-250.
166 LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 250.
167 Cf. Salwa, vol. II, p. 164. Al-Kattānī semble avoir de doutes quant à l’authenticité de cette filiation.
168 Cf. LAKHDAR, Mohamed, La vie littéraire au Maroc sous la dynastie ‘Alawide, Rabat : Éditions Techniques Nord-Africaines, 1971, p. 178-185 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 112-131.
169 Casablanca : Markaz al-Turāth al-Thaqāfī al-Maghribī, 2004. Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 306-309. 
170 EI2, vol. III, p. 68. 
 

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