par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)
Abū al-‘Abbās Shihāb al-Dīn Ibn al-Qāḍī al-Miknāsī 163 (m. 1025/1616), historien et lettré « dont les ouvrages de biographie sont »,
comme remarque Gaston Deverdun164, « très appréciés », est l’auteur d’un
traité sur les personnalités notoires de Fès parmi lesquelles se trouvent aussi
des saints. Le Jadh-wat al-iqtibās fī dhikr man ḥalla min al-a‘lām madīnat
Fās165, « premier tableau d’ensemble du mouvement littéraire au Maroc sous la
dynastie marīnide et sa‘dide »166, présente dans l’ordre alphabétique 646
personnages du IVe/Xe jusqu’au XIe/XVIIe siècle et aborde l’histoire
topographique de Fès. Les rois, les savants et leurs oeuvres, les maîtres et
leurs étudiants trouvent leur place à côté des saints dans cet ouvrage
polyvalent qui montre bien comment à Fès la politique, la science et la
sainteté s’imprègnent mutuellement.
Ibn al-Qāḍī, qui prend ses distances à l’égard de son
ancêtre Mūsā b. Abī al-‘Āfiyya al-Zannātī (m. 328/940), le persécuteur des
Idrissides, prêtant serment par Dieu qu’il est un « serviteur des gens de la
maison prophétique »167, étudie auprès d’Abū al-Maḥāsin al-Fāsī et visite la
zâwiya dila’ite où il est reçu avec tous les honneurs. Il représente sans doute
la figure typique du lettré (adīb) et savant, qui, sans être un adepte engagé
du soufisme, côtoie néanmoins ses représentants et contribue à la perpétuation
de leur souvenir. Oscillant entre hommes du pouvoir, savants et saints,
l’oeuvre et la personnalité d’Ibn al-Qāḍī reflètent la relation d’une certaine
catégorie de la population au soufisme et à la sainteté. L’intellectuel est à
cette époque homme de lettres et historien, il honore les saints en raison de
leurs vertus, de leurs miracles et de leur sagesse et immortalise leur souvenir
parmi les personnages qui ont marqué l’histoire. Le Jadhwat al-iqtibās est,
semble-t-il, pour Ibn al-Qāḍi essentiellement un hommage à sa ville natale et,
pour l’historien de la sainteté, une démonstration que six siècles après sa
fondation, les saints de Fès contribuent autant à sa gloire que les rois et les
savants.
Environ un siècle plus tard, une autre figure célèbre de
l’histoire culturelle du Maroc, Muḥammad b. al-Ḥajj al-Ifrānī168 (m.
1138/1725), rédige, dans le but de continuer l’oeuvre d’Ibn ‘Askar, l’auteur du
Dawḥat al-nāshir, son répertoire des saints du XIe/XVIIe siècle, le Ṣafwat man
intashara min akhbār ṣulaḥā’ al-qarn al-ḥādī ‘ashar169. L’auteur, à l’oeuvre
duquel E. Lévi-Provençal a consacré de nombreuses pages, est connu comme un
historien de la dynastie sa’dienne. On connaît assez peu sa vie. Dans sa région
natale, le Sūs, il est en contact avec le milieu des zâwiyas. Afin de
poursuivre ses études, il s’établit à Fès où il assiste entre autres aux cours
d’un membre de la famille al-Fāsī. Il se consacre à l’étude de la poésie
profane et devient probablement l’historien de cour de Moulay Ismā‘īl. Durant
son activité littéraire et l’exercice de diverses fonctions officielles, il
reste en correspondance avec le chef de la zâwiya Sharqāwiyya de Tadla. On ne
sait pas clairement à quel moment de sa vie sa carrière est troublée par des
enjeux politiques, mais al-Ifrānī est considéré par ses successeurs comme
faisant partie des grands écrivains du Maroc. Son ouvrage hagiographique sur
les saints de Fès est, selon G. Deverdun, « d’une consultation indispensable
pour l’histoire du mouvement sharifien et maraboutique au Maroc à partir de la
fin du moyen âge »170. Al-Ifrānī dit effectivement avoir consulté vingt-cinq
livres pour la rédaction de cet ouvrage. En effet, la Safwat n’est pas une
véritable hagiographie, mais inclut les biographies des savants et se présente,
par son style et sa méthode, comme un travail d’historien. Les anecdotes
édifiantes et les récits de miracles cèdent pour la plupart du temps le pas à
une reconstitution minutieuse des données biographiques et à des citations de
caractère littéraire. Aussi trouve-t-on relativement peu de renseignements
oraux, l’auteur ayant préféré se référer aux écrits de ses prédécesseurs et aux
listes bibliographiques des savants.
Ibn al-Qāḍī et al-Ifrānī représentent la figure du lettré
et de l’intellectuel qui, sans être ou au moins s’afficher comme adepte,
entretient un lien constant avec les cercles soufis. L’hagiographie constitue
pour eux un moyen de se « rapprocher de Dieu » et d’exprimer leur attachement
aux saints. L’oeuvre de ces auteurs « profanes » permet à la sainteté de sortir
du cadre de l’écriture strictement spirituelle et de s’inscrire dans l’histoire
intellectuelle du pays. Cette approche « extérieure », mettant l’accent sur
l’aspect historique et littéraire, présente une vision différente de la
sainteté qui dévoile sa portée universelle et dépasse le cadre initiatique.
163 Salwa, vol. III,
p. 163-166.
164 « Ibn al-Ḳāḍī »,
EI2, vol. III, p. 837.
165 Rabat : Dār al-Manḵūr, 1973. Cf. HAJJI, Mohamed, La
vie intellectuelle au Maroc à l’époque sa’dide, Rabat : Dār al-Maghrib, 1976,
vol. I, p. 22-23 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 248-250.
166 LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 250.
167 Cf. Salwa, vol.
II, p. 164. Al-Kattānī semble avoir de doutes quant à l’authenticité
de cette filiation.
168 Cf. LAKHDAR, Mohamed, La vie littéraire au Maroc sous
la dynastie ‘Alawide, Rabat : Éditions Techniques Nord-Africaines, 1971, p.
178-185 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 112-131.
169 Casablanca :
Markaz al-Turāth al-Thaqāfī al-Maghribī, 2004. Cf. LÉVI-PROVENÇAL,
Évariste, op. cit., p. 306-309.
170 EI2, vol. III, p. 68.
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