La Médersa Bou Inania . Le sultan Mérinide Abou Inane la fit construire en 1350
Elle est la seule madrasa de la ville comportant un minaretpar Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)
Les monographies à propos des saints apparaissent
relativement tard à Fès. Nous avons vu que le Mir’āt al-Maḥāsin instaure ce
registre hagiographique au XIe/XVIIe siècle. Depuis, maints écrivains ont
consacré un ouvrage à un saint, dans la plupart des cas il s’agit de leur
propre maître. Si l’hommage à Abū al-Maḥāsin al-Fāsī est celui d’un disciple et
d’un descendant, la monographie hagiographique développe au fur et à mesure
d’autres aspects et prend dans certains cas une allure plus savante. La Rawdat
al-maqṣūda représente sans doute le chef-d’oeuvre de ce type de monographie qui
dépasse le cadre de la biographie d’un personnage. On y trouve par exemple une
typologie des confréries soufies, des références généalogiques aux descendants
d’Ibn Mashīsh et des renseignements biographiques assez abondants qui seront
réutilisés par quasiment tous les hagiographes fâsis. On sent que l’auteur a
mis tout son savoir dans la rédaction de cet ouvrage dédié à son maître.
Originaire du Rīf, Abū Rabī‘ Sulaymān al-Shafshāwanī al-Ḥawwāt225
(m. 1231/1816) est un chérif ‘alamī et descendant de ‘Abd al-Salām Ibn Mashīsh.
A Fès, élève de Muḥammad al-Qādirī, de Muḥammad b. ‘Abd al-Salām al-Fāsī,
d’al-Bannānī et d’Ibn Sūda, il acquiert la réputation d’un étudiant surdoué.
Les revenus qui lui reviennent de son pays natal le dispensent des fonctions
publiques et lui permettent de se consacrer à la recherche et à l’écriture.
Cependant, à la fin de sa vie il doit accepter la charge du représentant
(nāqib) des shurafā’ et c’est à cette occasion qu’il s’intéresse à la
généalogie. Il a composé pour cette raison des ouvrages sur quelques branches
chérifiennes de Fès, mais aussi une histoire de la zâwiya dila’ite226.
Gros plan sur la façade de la médersa Bou Inania
La Rawḍat al-maqṣūdat wa al-ḥulal al-mamdūdat fī ma’āthir
banī Sūda227 contient neuf chapitres qui concernent tous le fameux maître de
l’auteur, Muḥammad al-Tāwdī Ibn Sūda (m. 1209/1795), un des « plus grands
savants que le Maroc ait produit »228. Dans le premier chapitre, al-Ḥawwāt
retrace l’histoire des Banū Sūda mettant en oeuvre ses vastes connaissances
généalogiques et historiques. Il offre ainsi un parcours de l’histoire de
l’Andalus et du Maroc à travers le destin d’une famille. La lettre d’un sultan,
le sort des Dila’ites et autres sujets sont abordés et font ainsi de l’ouvrage
une ressource importante pour l’histoire du Maroc. Le deuxième chapitre
concerne la naissance d’al-Tāwdī. L’auteur intègre de nombreuses références
pour montrer que les événements qui marquent les premières années de son maître
indiquent déjà son futur prodigieux. Il se sert pour cela de notions soufies et
aborde même la doctrine de la lumière prophétique qu’il explique à travers
l’exemple d’Idrīs II229. Dans un passage concernant la prédilection d’al-Tāwdī
pour la visite des tombes des saints, al-Ḥawwāt se lance dans la biographie d’Aḥmad
al-Shāwī230. Le troisième chapitre traite des sciences islamiques maîtrisées
par al-Tāwdī. Ici on trouve des considérations assez intéressantes sur
l’histoire et le mérite des différentes disciplines islamiques, ainsi que sur
l’évolution de leurs manuels. Al-Tāwdī apparaît comme l’héritier de toutes ces
sciences et de ses représentants dont il est question dans le chapitre suivant.
A la manière des fahāris, al-Ḥawwāt passe en revue soigneusement les
biographies des enseignants de son maître et les ouvrages que ce dernier a
étudiés avec eux. Après un chapitre sur les chaînes de transmission, les voies
soufies auxquelles s’est rattaché al-Tāwdī forment le sujet du sixième
chapitre. On y trouve le nom, l’origine et la méthode initiatique de quarante ṥuruq,
le nombre ayant évidemment aussi une valeur symbolique. Ici encore al-Tāwdī est
présenté comme l’héritier de la science, mais dans ce cas de la science
intérieure. Dans le prochain chapitre, l’auteur réunit diverses litanies et
poèmes soufis et aborde les biographies des certains adeptes et maîtres de
diverses confréries marocaines. Les élèves et les écrits ainsi que les
disciples d’al-Tāwdī sont traités respectivement dans les deux derniers
chapitres. Al-Ḥawwāt aborde ensuite la dimension plus initiatique de la
personnalité de son maître dans le cadre de sa responsabilité au sein de la
zâwiya Nāḵiriyya de Fès. Le titre de ce chapitre compare al-Tāwdī à un océan
dont s’abreuvent ses disciples et parle des « lumières de son secret intime »
dont ils se revêtent « extérieurement et intérieurement ». Dans cette partie la
Rawḍat al-maqṣūda adopte le langage et le style des biographies des maîtres
soufis. L’ouvrage se conclut par les biographies des fils d’al-Tawdī et
d’autres membres de sa famille, peut-être pour confirmer la succession
familiale du grand savant.
Mihrab de la mosquée Bou Inania
La Rawḍa contient relativement peu de mention des vertus
ou miracles. L’élément hagiographique consiste à mettre en valeur les qualités
intellectuelles prodigieuses, « ce qui lui arriva comme ouvertures de
compréhension »231 selon l’expression d’al-Ḥawwāt. L’énumération détaillée des
asānīd vient ainsi pour illustrer ces manāqib intellectuelles. La richesse et
l’éclecticisme du livre mis à part, son intérêt réside dans le fait qu’il
illustre à travers le personnage d’Ibn Sūda l’harmonie entre la science érudite
et le soufisme. Le protagoniste de la Rawḍā apparaît ainsi comme la
personnification d’un idéal qui réunit les paradigmes de l’élite religieuse de
Fès du XIIe/XVIIIe siècle. Il faut remarquer aussi la référence constante à Ibn
Khaldūn et, en général, la variété des sujets abordés. L’ouvrage d’al-Hawwāt
montre comment l’hagiographie peut devenir le support d’une culture savante où
s’interpénètrent la science islamique, les disciplines littéraires et
historiques et l’écriture soufie. Elle surpasse ainsi sa fonction originale et
spécifique où l’hagiographe s’efface devant le saint et elle finit quasiment
par constituer un nouveau genre indépendant de littérature savante.
225 Cf. BERQUE, Jacques, Ulémas, fondateurs, insurgés du
Maghreb, Paris : Sindbad, 1982, p. 83 sq. ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit.,
p. 336-340. Al-Ḥawwāt a rédigé une autobio-graphie, le Thamarat Unsī fī ta‘rīf
bi-nafsī (AL-ḤIMYAR, ‘Abd al-Ḥaqq (éd.), Chéfchaouen : Markaz al-Dirāsāt wa
al-Buḥūth al-Andalusiyya, 1996).
226 Cet ouvrage a été étudié par Jacques Berque (voir
supra). Pour la bibliographie d’al-Ḥawwāt cf. l’introduction de la Rawḍat
al-maqṣūda par ‘Abd al-‘Azīz Tiylānī, op. cit., vol. I, p. 74-75.
227 2 vol., Fès : Mu’assasat Aḥmad Ibn Sūda, 1994.
228 LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 332.
229 Vol. I, p.
209-210.
230 Ibid., p.
215-218.
231 C’est le titre du troisième chapitre de
l’ouvrage.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire